— Va pour ton banc !
Comment lui expliquer que juste avant, alors que nous étions côte à côte au milieu de la cour, il m’était apparu, à peine plus âgé que moi ? Je ne sais ni comment ni pourquoi ce phénomène s’était produit, seulement que le papier peint de sa chambre était jauni, que le parquet de la maison où il vivait craquait et que ça aussi, ça lui fichait une trouille bleue dès la nuit venue.
— Je ne sais pas, dis-je, un peu effrayé, je crois que je l’ai imaginé.
Nous sommes restés tous deux assis sur ce banc un long moment, en silence. Puis Yves a soupiré et m’a tapoté le genou avant de se lever.
— Allez, tu peux filer, nous avons fait un pacte, il est 11 heures.
Et tu gardes ce secret pour toi, je ne veux pas que les élèves se moquent de moi.
Je saluai le concierge et je rentrai chez moi, avec une heure d’avance sur l’horaire prévu, me demandant comment papa m’accueillerait. Il était revenu tard de voyage la veille au soir et à l’heure qu’il était, maman avait dû lui expliquer pourquoi je n’étais pas à la maison. De quelle autre punition allais-je hériter pour avoir été collé le premier samedi de la rentrée ? Pendant que je ressassais ces sombres pensées sur le chemin du retour, quelque chose de surprenant me frappa. Le soleil était haut dans le ciel et je trouvai mon ombre étrangement grande, bien plus balèze que d’habitude. Je m’arrêtai un instant pour y regarder de plus près ; ses formes ne me correspondaient pas, comme si ce n’était pas mon ombre qui me devançait sur le trottoir, mais celle d’un autre. Je l’observai en détail et, à nouveau, je vis soudain un moment d’enfance qui ne m’appartenait pas.
Un homme m’entraînait au fond d’un jardin qui m’était inconnu, il ôtait sa ceinture et me donnait une sérieuse correction.
Même furieux, jamais mon père n’aurait levé la main sur moi.
J’ai cru deviner alors de quelle mémoire resurgissait ce souvenir. Ce qui m’est venu à l’esprit était totalement improbable, pour ne pas dire complètement impossible. J’ai accéléré le pas, mort de trouille, bien décidé à rentrer au plus vite.
Mon père m’attendait dans la cuisine ; lorsqu’il m’entendit poser mon cartable dans le salon, il m’appela aussitôt, sa voix était grave.
Pour cause de mauvaise note, de chambre en désordre, de jouets démontés, de pillage nocturne du frigo, de lectures tardives à la lampe de poche, le petit poste de radio de ma mère collé sous l’oreiller, sans parler du jour où j’avais rempli mes poches au rayon bonbons du supermarché pendant que maman ne faisait pas attention à moi, contrairement au vigile, j’avais réussi à provoquer dans ma vie quelques fameux orages paternels. Mais je connaissais certaines ruses, dont un sourire contrit irrésistible, qui savaient repousser les plus violentes tempêtes.
Cette fois, je n’eus pas à en user, papa n’avait pas l’air fâché, juste triste. Il me demanda de m’asseoir en face de lui à la table de la cuisine et prit mes mains dans les siennes. Notre conversation dura dix minutes, pas plus. Il m’expliqua tout un tas de choses sur la vie, que je comprendrais quand j’aurais son âge. Je n’en ai retenu qu’une : il allait quitter la maison. Nous continuerions à nous voir aussi souvent que possible, mais il fut incapable de m’en dire plus sur ce qu’il entendait par
« possible ».
Papa se leva et me demanda d’aller réconforter maman dans sa chambre. Avant cette conversation, il aurait dit « notre chambre », désormais, ce ne serait plus que celle de maman.
J’obéis aussitôt et grimpai à l’étage. Je me retournai sur la dernière marche, papa avait une petite valise à la main. Il me fit un signe en guise d’au revoir et la porte de la maison se referma derrière lui.
Je ne devais plus revoir mon père avant de devenir adulte.
*
* *
J’ai passé le week-end avec maman, faisant semblant de ne pas entendre son chagrin. Maman ne disait rien, parfois elle soupirait et aussitôt ses yeux s’emplissaient de larmes, alors elle se retournait pour que je ne la voie pas.
Au milieu de l’après-midi, nous nous sommes rendus au supermarché. J’avais remarqué depuis longtemps que lorsque maman avait le cafard, nous allions faire des courses. Je n’ai jamais compris comment un paquet de céréales, des légumes frais ou des collants neufs pouvaient faire du bien au moral... Je la regardais s’affairer dans les rayonnages, me demandant si elle se souvenait que j’étais à côté d’elle. Le caddie plein et le porte-monnaie vide, nous sommes rentrés à la maison. Maman a passé un temps infini à ranger les provisions.
Ce jour-là, maman a fait un gâteau, un quatre-quarts aux pommes nappé de sirop d’érable. Elle a mis deux couverts sur la table de la cuisine, a descendu la chaise de mon père à la cave et elle est remontée s’asseoir en face de moi. Elle a ouvert le tiroir près de la gazinière, sorti le paquet de bougies usées que j’avais soufflées à mon anniversaire, en a planté une au milieu du gâteau et l’a allumée.
— C’est notre premier dîner en amoureux, m’a-t-elle dit en souriant, il faudra que nous nous en souvenions toujours toi et moi.
Quand j’y repense, mon enfance était truffée de premières fois.
Ce gâteau aux pommes et au sirop d’érable a été notre repas du soir. Maman a pris ma main et l’a serrée dans la sienne.
— Et si tu me racontais ce qui ne va pas à l’école, m’a-t-elle demandé.
*
* *
Le chagrin de maman avait tellement occupé mes pensées que j’en avais oublié mes mésaventures du samedi. J’y repensai sur le chemin de l’école, espérant que Marquès aurait passé un week-end bien meilleur que le mien. Qui sait, avec un peu de chance, il n’aurait plus besoin d’un souffre-douleur.
La file de la section 6C était déjà formée sous le préau et l’appel n’allait pas tarder à commencer. Élisabeth était juste devant moi, elle portait un petit pull bleu marine et une jupe à carreaux qui descendait jusqu’aux genoux. Marquès s’est retourné et m’a lancé un sale regard. Le cortège d’élèves est entré dans l’établissement en file indienne.
Pendant le cours d’histoire, alors que Mme Henry nous racontait les circonstances dans lesquelles Toutankhamon avait perdu la vie, à croire qu’elle se trouvait près de lui au moment de sa mort, je pensais à la récréation non sans appréhension.
La cloche allait sonner à 10 h 30, l’idée de me retrouver dans la cour avec Marquès ne m’enchantait pas vraiment, mais j’étais bien obligé de suivre les copains.
Je m’étais isolé sur le banc où j’avais taillé un brin de conversation avec le gardien pendant ma colle, juste avant de rentrer à la maison pour apprendre que mon père nous quittait, lorsque Marquès est venu s’asseoir à côté de moi.
— Je t’ai à l’oeil, me dit-il en m’empoignant par l’épaule. Ne t’avise pas de te présenter à l’élection du délégué de classe, je suis le plus vieux et c’est à moi que revient ce poste. Si tu veux que je te fiche la paix, un conseil, fais-toi discret, et puis ne t’approche pas d’Élisabeth, je dis ça pour ton bien. Tu es trop jeune, tu n’as aucune chance, alors inutile d’espérer, tu te ferais de la peine pour rien, petit crétin.
Il faisait beau ce matin-là dans la cour de récréation, je m’en souviens parfaitement, et pour cause ! Nos deux ombres se côtoyaient sur le bitume. Celle de Marquès mesurait un bon mètre de plus que la mienne, question de proportions, c’est mathématique. Je me suis déplacé subrepticement pour que mon ombre prenne le dessus. Marquès ne se rendait compte de rien, moi ce petit jeu m’amusait. Pour une fois c’était moi le plus fort, ça ne coûte rien de rêver. Marquès, qui continuait de me massacrer l’épaule, vit Élisabeth passer près du marronnier à quelques mètres de nous. Il se leva et me donna l’ordre de ne pas bouger, me laissant enfin tranquille.
Yves sortit de la remise où il rangeait son matériel. Il s’avança vers moi, et me regarda d’un air si sérieux que je me suis demandé ce que j’avais encore bien pu faire.
— Je suis désolé pour ton père, me dit-il. Tu sais, avec le temps, les choses finiront peut-être par s’arranger.
Comment pouvait-il déjà connaître la nouvelle ? Le départ de mon père ne faisait quand même pas la une de la gazette du village.
La vérité, c’est que dans les petites villes de province, tout se sait, aucun ragot n’échappe aux uns, avides du malheur des autres. Quand j’ai pris conscience de ça, la réalité du départ de papa m’est retombée une deuxième fois sur les épaules, tel un fardeau. Sûr que, dès le soir même, on en parlerait dans toutes les maisons des élèves de ma classe. Les uns rendraient ma mère responsable, pour les autres ce serait la faute de papa.
Dans tous les cas, je serais le fils incapable d’avoir rendu son père suffisamment heureux pour l’empêcher de partir.
L’année commençait franchement mal.
— Tu t’entendais bien avec lui ? me demanda Yves.
J’ai répondu oui d’un hochement de tête tout en regardant fixement le bout de mes chaussures.
— La vie est mal faite, moi mon père était un salaud. J’aurais tellement aimé qu’il quitte la maison. Je suis parti avant lui, pour ne pas dire à cause de lui.
— Papa n’a jamais levé la main sur moi ! rétorquai-je pour éviter tout malentendu.
— Le mien non plus, répliqua le gardien.
— Si vous voulez qu’on devienne copains, il faut se dire la vérité. Je sais bien que votre père vous frappait, il vous entraînait au fond du jardin pour vous donner une rouste avec sa ceinture.
Mais qu’est-ce qui m’avait pris de dire ça ? Je ne savais pas comment ces paroles étaient sorties de ma bouche. Peut-être que j’avais eu besoin d’avouer à Yves ce que j’avais vu ce fameux samedi alors que je rentrais de ma colle. Il me regarda droit dans les yeux.
— Qui t’a raconté ça ?
— Personne, répondis-je confus.
— Tu es soit un fouineur, soit un menteur.
— Je ne suis pas un fouineur ! Et vous, qui vous a dit pour mon père ?
— Je portais le courrier à Mme la directrice quand ta maman a appelé pour prévenir. La directrice était si consternée en raccrochant qu’elle en parlait à voix haute, répétant « Ces hommes, quels salauds, des vrais salauds ». Quand elle a pris conscience que je me trouvais en face d’elle, elle s’est sentie obligée de s’excuser. « Pas vous Yves », elle m’a dit. « Bien sûr pas vous », elle a même répété. Tu parles, elle pense pareil de moi, elle pense pareil de nous tous ; à ses yeux on est des salauds, mon petit, suffit d’être un homme pour appartenir au mauvais clan. Si tu avais vu comme elle était malheureuse quand l’école est devenue mixte. C’est bien connu, les hommes trompent leurs femmes, et on se demande avec qui ? Avec qui, sinon avec des femmes qui trompent aussi leurs hommes ? Et je sais de quoi je parle. Tu verras, quand tu seras grand.
J’aurais voulu faire croire à Yves que je ne savais pas de quoi il parlait, mais je venais de lui dire que notre camaraderie ne pourrait se construire sur le mensonge. Je savais parfaitement de quoi il parlait, depuis le jour où maman avait trouvé un tube de rouge à lèvres dans la poche du manteau de papa et que papa avait prétendu qu’il n’avait aucune idée de la façon dont il était arrivé là, jurant que c’était sûrement une mauvaise blague d’un copain de bureau. Papa et maman s’étaient disputés toute la nuit et j’en avais plus appris en un soir sur l’infidélité qu’avec tout ce que j’avais pu entendre dans les séries que maman regardait à la télé. Même sans image, c’est beaucoup plus authentique quand les acteurs du drame jouent dans la chambre à côté de la vôtre.
— Bon, je t’ai dit comment j’ai su pour ton père, reprit Yves, maintenant à ton tour.
La cloche sonnait la fin de la récré ; Yves a grommelé quelques mots et m’a ordonné de filer en cours. Il a ajouté que nous n’en avions pas fini, tous les deux. Il est reparti vers sa remise et moi vers ma classe.
Je marchai face au soleil et me retournai soudain ; l’ombre qui me suivait était à nouveau toute petite, celle qui devançait le gardien, bien plus grande. En ce début de semaine, une chose au moins était redevenue normale et ça me rassurait terriblement. Maman avait peut-être raison, j’avais trop d’imagination et ça me jouait parfois des sales tours.
*
* *
Je n’écoutai rien en cours d’anglais. D’abord je n’avais pas pardonné à Mme Schaeffer de m’avoir collé et puis de toute façon j’avais l’esprit ailleurs. Pourquoi ma mère avait-elle téléphoné à la directrice pour lui raconter sa vie, notre vie ?
Elles n’étaient pas meilleures amies que je sache, et je trouvais ce genre de confidence tout à fait déplacé. Est-ce qu’elle imaginait les conséquences pour moi quand la nouvelle se répandrait ? Je n’avais plus aucune chance avec Élisabeth. En supposant qu’elle aime les garçons à lunettes et de petite taille, ce qui déjà était une supposition relativement optimiste, qu’elle soit attirée par le contraire d’un Marquès, genre grand type baraqué et assez sûr de lui, comment pourrait-elle rêver d’un avenir avec quelqu’un dont le père avait quitté la maison pour toutes les raisons qu’on connaissait, la principale étant que son fils ne valait pas la peine de rester ?
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