— Alors ajoute à ta liste « Ne pas tenir une promesse faite à mon fils ». Tu as compris l’idée maintenant ?

— Je crois, oui.


— Lorsqu’elle sera complète, apprends-la par coeur.

— Pour quoi faire ?

— Pour t’en souvenir !

Yves avait dit ça en me donnant un coup de coude complice.

J’ai promis d’écrire cette liste dès que possible et de la lui montrer afin qu’on en discute ensemble.

— Tu sais, a-t-il ajouté alors que je me levais, avec Élisabeth, ce n’est peut-être pas définitivement perdu. Une belle rencontre, c’est parfois aussi une question de temps. Il faut se trouver l’un l’autre au bon moment.

J’ai laissé Yves et j’ai rejoint ma salle de classe.


Ce soir-là, dans ma chambre, j’ai pris une feuille de papier, je l’ai glissée sous mon cahier de mathématiques, et dès que maman est allée ranger la cuisine, j’ai commencé ma nouvelle liste. En m’endormant, j’ai réfléchi à ma conversation avec Yves ; pour Élisabeth et moi, je crois bien que cette année, c’était pas le bon moment.


*

* *


Je n’avais pas cessé de me poser des questions depuis la rentrée. Plus on vieillit, plus on s’interroge sur des tas de choses. Pour Élisabeth, j’avais trouvé des explications satisfaisantes, mais en ce qui concernait mon problème avec les ombres, c’était le noir absolu. Pourquoi ça m’arrivait à moi ?

Est-ce que j’étais le seul à pouvoir leur parler ? Et qu’est-ce que j’allais faire si ça recommençait dès que je croisais quelqu’un ?

Tous les matins, je vérifiais la météo avant de partir à l’école.

Pour donner le change à la maison, j’avais proposé à notre professeur de sciences naturelles de faire un exposé sur le réchauffement climatique, il avait tout de suite accepté. Maman avait même décidé de me prêter main-forte. Dès qu’un article écolo paraissait dans le journal, elle le découpait. Le soir, elle me le lisait et nous le collions ensemble dans un grand cahier à spirale qu’elle avait failli acheter au supermarché avant que je l’oblige à aller chez le papetier sur la place de l’église. La dame de la météo avait annoncé la nouvelle pleine lune pour la fin de la semaine, dans la nuit de samedi à dimanche.

Cette information me plongea dans une profonde réflexion.

Agir ou ne pas agir, comme aurait dit mon ami Luc, s’il avait eu un lien de parenté avec le père d’Hamlet.

Depuis le retour des beaux jours, je faisais très attention à ne jamais rester longtemps trop près d’un copain quand la cour était ensoleillée.

En même temps, j’avais l’impression de passer à côté de quelque chose d’important. Si Dieu avait fait péter la citerne de gaz de mon école, c’était peut-être pour m’envoyer un signal, un truc du genre : « Je t’ai à l’oeil, si tu crois que je t’ai donné ce petit pouvoir pour que tu fasses comme si de rien n’était ! »

Ce jeudi-là, je repensais à tout ça quand Yves est venu me rejoindre sur le banc où j’aimais aller m’asseoir pour réfléchir.

— Alors, cet album, ça avance ?

— J’ai pas trop le temps en ce moment, je suis sur un exposé.

L’ombre d’Yves était juste à côté de la mienne.

— J’ai fait ce que tu m’as suggéré l’autre jour.

Je me souvenais plus de ce que j’avais suggéré à Yves.

— J’ai recopié la lettre de ma mère, telle que je m’en souvenais, pas mot à mot, mais j’ai pu reproduire l’essentiel.

C’était une bonne idée, tu sais. Ce n’est plus son écriture, pourtant lorsque je la relis, j’y retrouve presque la même émotion.

— Qu’est-ce qu’elle vous disait dans cette lettre, votre maman, si c’est pas trop indiscret ?

Yves a attendu quelques secondes avant de me répondre, puis il a murmuré :

— Qu’elle m’aimait.

— Ah oui, c’est pas trop long à recopier.


Je me suis approché de lui, parce qu’il parlait tout bas, et là, à mon insu, nos ombres se sont chevauchées. Ce que j’ai vu alors m’a sidéré.

La lettre de sa mère n’avait jamais existé. Sur les pages de cet album qui avait brûlé dans la remise, n’apparaissaient que celles qu’il lui avait écrites, durant toute sa vie. La maman d’Yves était morte en le mettant au monde, bien avant qu’il n’apprenne à lire.

Les larmes me sont montées aux yeux. Pas à cause de la disparition précoce de sa mère, mais à cause de son mensonge.

Imaginez ce qu’il lui avait fallu de malheur à cacher pour s’inventer une correspondance avec une maman qu’il n’avait jamais connue. Son existence était comme un puits sans fond, un puits de tristesse impossible à combler, qu’Yves avait été juste capable de recouvrir d’un couvercle en forme de lettre imaginaire.

C’est son ombre qui m’avait soufflé tout ça au creux de l’oreille.

J’ai prétendu avoir un devoir en retard, je me suis excusé en jurant de revenir dès la prochaine récré et je suis parti en courant. En arrivant sous le préau, je me suis senti lâche. J’ai eu honte pendant tout le cours de Mme Schaeffer mais je n’ai pas trouvé la force de retourner auprès de mon copain le gardien, comme je le lui avais promis.


*

* *


À la maison, maman m’annonça qu’un documentaire sur la déforestation de la forêt amazonienne passait le soir même à la télévision. Elle avait préparé un plateau-repas que nous partagerions sur le canapé du salon. Elle m’installa devant le poste, m’apporta un crayon et un cahier, et s’assit à côté de moi.

Le nombre d’animaux condamnés à l’exode et à l’extinction, parce que les hommes aiment l’argent au point d’en perdre la raison, c’est terrifiant !

Pendant que nous assistions, impuissants, à la condamnation à mort des paresseux du Brésil, animal dont je me sentais complice et proche, maman découpait le poulet. À la moitié de l’émission, je jetai un coup d’oeil à la carcasse de la volaille et fis le voeu de devenir végétarien dès que ce serait possible.

Le

présentateur

nous

expliquait

le

principe

de

l’évapotranspiration, un truc assez simple. Sous les arbres, la terre transpire, un peu comme nous sous les poils. La sueur de la planète s’évapore et remonte pour former des nuages. Quand ils sont assez gros, il pleut, ce qui fournit l’eau nécessaire à ce que les arbres se reproduisent et soient en forme. Faut reconnaître que le système est assez bien pensé dans l’ensemble. Évidemment, si on continue de tondre la terre comme un oeuf, il n’y aura plus de sueur et donc plus de nuages. Imaginez les conséquences d’un monde sans nuages, surtout pour moi ! La vie vous joue parfois de drôles de tours.

J’avais inventé cet exposé sur le réchauffement climatique pour avoir un alibi, sans supposer combien ce sujet allait me toucher de près.

Maman s’était endormie, j’ai augmenté un peu le son de la télé pour tester son sommeil, il était profond. Encore une de ses journées épuisantes. Ça me démoralisait de la voir dans cet état.

Raison de plus pour ne pas la réveiller. J’ai baissé le volume et je suis monté en douce dans le grenier. La lune viendrait bientôt se mettre dans l’axe de la lucarne.

Selon la procédure en vigueur depuis ma dernière expérience, je me tenais bien droit, dos à la vitre, poings serrés. Mon coeur battait à cent dix pulsations minute, conséquence directe de la trouille que j’avais.

À 22 heures pile, l’ombre m’est apparue, d’abord toute fine, à peine plus épaisse qu’un trait de crayon sur le plancher du grenier, puis elle a pris de l’ampleur. J’étais pétrifié, j’aurais voulu faire quelque chose, mais je n’arrivais même pas à bouger les doigts. Mon ombre aurait dû être tout aussi immobile, mais elle a levé les bras, alors que les miens étaient plaqués le long de mon corps. La tête de l’ombre s’est inclinée, à droite, à gauche, elle s’est mise de profil et, aussi surprenant que cela puisse paraître, elle m’a tiré la langue.

Si ! On peut avoir peur et rire en même temps, ce n’est pas incompatible. L’ombre s’est étirée devant mes pieds et est allée se déformer sur les cartons. Elle se faufilait entre les malles, et sa main s’est posée sur une boîte, exactement comme si elle s’appuyait dessus.

— Tu es à qui ? balbutiai-je.

— À qui veux-tu que j’appartienne ? Je suis à toi, je suis ton ombre.

— Prouve-le !

— Ouvre cette boîte, tu verras par toi-même. J’ai un petit cadeau pour toi.

J’ai fait trois pas en avant, l’ombre s’est écartée.

— Pas celle du dessus, tu l’as déjà ouverte, prends plutôt celle qui se trouve en dessous.

J’ai obéi. J’ai posé par terre la première boîte et ouvert le couvercle de la seconde. Elle était remplie de photographies, je ne les avais jamais vues avant, des photos de moi le jour de ma naissance. Je ressemblais à un gros cornichon flétri, en moins vert et avec des yeux. Je n’étais pas à mon avantage et je ne trouvais pas ce cadeau particulièrement intéressant.

— Regarde la photo suivante ! insista l’ombre.

Mon père me tenait tout contre lui, ses yeux étaient posés sur moi et il souriait comme je ne l’avais jamais vu sourire. Je me suis approché de la lucarne pour regarder son visage de plus près. Il y avait autant de lumière dans son regard que le jour de son mariage.

— Tu vois, murmura l’ombre, il t’a aimé dès les premiers instants de ta vie. Il n’a peut-être jamais trouvé les mots pour te le dire, mais cette photo vaut toutes les belles phrases que tu aurais voulu entendre.


J’ai continué à regarder la photo, ça me faisait un bien fou de me voir dans les bras de mon père. Je l’ai rangée dans la poche de ma veste de pyjama, pour la garder sur moi.

— Maintenant, assieds-toi, il faut que l’on parle, a dit l’ombre.

Je me suis assis en tailleur sur le sol. L’ombre s’est mise dans la même position, face à moi, j’avais l’impression qu’elle me tournait le dos, mais ce n’était que l’effet d’un rayon de lune.

— Tu as un pouvoir très rare, il faut que tu acceptes de t’en servir, même s’il te fait peur.

— Pour faire quoi ?

— Tu es heureux d’avoir vu cette photo, non ?

Je ne sais pas si « heureux » était le bon mot, mais cette photo de papa me tenant dans ses bras me rassurait beaucoup. J’ai haussé les épaules. Je me suis dit que s’il ne m’avait pas donné de nouvelles depuis son départ, c’est qu’il ne devait pas pouvoir faire autrement. Autant d’amour ne pouvait disparaître en quelques mois. Il en avait forcément encore en lui.

— C’est exactement cela, poursuivit l’ombre comme si elle avait lu dans mes pensées. Trouve pour chacun de ceux dont tu dérobes l’ombre cette petite lumière qui éclairera leur vie, un morceau de leur mémoire cachée, c’est tout ce que nous te demandons.

— Nous ?

— Nous, les ombres, souffla celle à qui je m’adressais.

— Tu es vraiment la mienne ? demandai-je.

— La tienne, celle d’Yves, de Luc ou de Marquès, peu importe, disons que je suis la déléguée de la classe.

J’ai souri, je comprenais très bien de quoi elle parlait.

Une main s’est posée sur mon épaule, j’ai poussé un hurlement. Je me suis retourné et j’ai vu le visage de maman.

— Tu parles avec ton ombre, mon chéri ?

Pendant un court instant, j’ai espéré qu’elle ait tout compris, qu’elle ait été témoin de ce qui m’arrivait, mais elle me regardait d’un air attendri et désolé. J’en conclus qu’elle n’avait aucun pouvoir. Elle n’avait entendu que ma voix dans ce grenier ; cette fois, j’étais bon pour les séances chez la psychologue.

Maman me prit dans ses bras et me serra très fort contre elle.

— Tu te sens si seul ? me demanda-t-elle.

— Non, je te jure que non, répondis-je pour la rassurer, c’est juste un jeu.

Maman avança à genoux vers la lucarne, approchant son visage de la vitre.

— C’est beau la vue, d’ici. Je n’étais pas remontée dans ce grenier depuis si longtemps. Viens, assieds-toi près de moi, et raconte-moi ce que ton ombre et toi vous disiez.

En me retournant, j’ai vu l’ombre de maman, seule à côté de la mienne. Alors, à mon tour, j’ai pris ma mère dans mes bras et je lui ai donné tout l’amour que je pouvais.


« Il n’est pas parti à cause de toi, mon chéri. Il est tombé amoureux d’une autre femme... et moi je suis tombée de haut. »

Aucun enfant au monde n’a envie d’entendre sa mère lui faire ce genre d’aveu. Cette phrase, maman ne l’a pas prononcée, c’est son ombre qui me l’a soufflée, dans le grenier. Je pense que l’ombre de maman m’a fait cette confidence pour me déculpabiliser à propos du départ de papa.

J’avais compris le message et ce que les ombres attendaient de moi, maintenant ce n’était plus qu’une question d’imagination et maman ne cessait de me répéter que de ce côté-là, je ne manquais de rien. Je me suis penché vers ma mère et je lui ai demandé de me rendre un petit service.