— Que fais-tu ? Ce n’est vraiment pas le moment de venir traîner par ici ! Va-t’en !

— Non ! Je veux voir sœur Marie-Joseph !

— Elle n’a pas le temps de s’occuper de toi. Je t’ai déjà dit de t’en aller !

D’une torsion, l’enfant se débarrassa de la poigne déjà solidement agrippée à son bras pour le jeter dehors.

— Konoka et moi, nous venons d’apporter Maman qui va peut-être mourir. Je vous en supplie, sœur Agnès !…

Le regard désespéré qu’il levait sur elle toucha la religieuse. Elle tira Guillaume un peu à l’écart.

— Où est-elle ?

— Konoka l’a portée dans le potager…

— Je ne comprends pas. Ta mère est blessée ? Mais où est ton père ? Nous aurions grand besoin de lui !…

— Il est mort. Et Adam Tavernier aussi. C’est mon… c’est Richard qui les a abattus tous les deux. Il a tiré aussi sur Maman…

— Doux Jésus ! Quelle horreur !… Mon pauvre petit !… Écoute, tu trouveras sœur Marie-Joseph dans la chapelle où elle est en train d’installer de quoi coucher tous ces pauvres gens. Elle s’occupera de Mme Tremaine. Moi je dois rester ici !

Guillaume ne se le fit pas dire deux fois. En s’efforçant de ne bousculer personne, il fila le long du grand couloir voûté sur lequel s’ouvraient plusieurs galeries et qui aboutissait à la cour intérieure de l’édifice. Guillaume savait le chemin de la chapelle. Il l’atteignit rapidement. Sœur Marie-Joseph-de-la-Visitation s’y activait en compagnie de la supérieure des sœurs de la Charité qui avaient en charge le grand hôpital, disposant à terre les derniers matelas qui leur restaient et y ajoutant des paillasses que d’autres religieuses, aidées de femmes indiennes, se hâtaient de confectionner.

En apercevant le petit garçon, sœur Marie-Joseph eut la même réaction que sœur Agnès : où donc était son père dont on avait tant besoin ? La réponse l’atterra mais, sans chercher à en savoir davantage sur le drame qui venait de décimer une famille, elle fit ce que l’on attendait d’elle :

— Pauvre, pauvre Mathilde ! dit-elle. Allons vite la chercher ! Sœur Sainte-Anne va prendre ma place !

Récupérant au passage une autre « sœur grise4 », la religieuse entraîna Guillaume au pas de course jusqu’au fond de la maison, fit ouvrir la porte du potager et trouva Konoka qui attendait stoïquement auprès de sa civière. Un instant plus tard, les deux religieuses emportaient à leur tour Mathilde qui, toujours inconsciente, émettait des paroles sans suite.

— Elle a une forte fièvre, constata sœur Marie-Joseph. Nous allons l’installer dans ma cellule. Je la partage déjà avec une de nos sœurs ursulines réfugiées ici, mais elle s’y trouvera mieux que dans une des salles où nous sommes obligées de faire le plus de place possible pour les soldats. Quant à toi, Konoka, je pense que tu pourrais nous être utile pour aider au transport des blessés les plus graves. Guillaume t’accompagnera. Mais, auparavant, allez dire à la cuisine qu’on vous donne un bol de soupe…

— Je voudrais rester avec Maman, pria l’enfant. J’ai… tellement peur !

Les larmes qu’il s’efforçait courageusement de retenir depuis le drame étranglaient sa voix. Sœur Marie-Joseph caressa sa joue du bout d’un doigt.

— On viendra te chercher tout à l’heure, quand elle aura reçu les premiers soins. Je sais depuis longtemps que tu es un garçon brave. Tu dois te comporter en homme… Quant à ta mère, j’espère pouvoir te rassurer bientôt…

L’enfant n’essaya même pas de discuter. Depuis qu’il était en âge de juger les gens, sœur Marie-Joseph, qu’il venait voir assez souvent avec sa mère, lui inspirait à la fois une grande confiance et une légère crainte. Fille de Pierre Legardeur de Repentigny, elle appartenait, dans le monde, à cette « aristocratie du castor » qui était à la base du commerce des fourrures et pour laquelle la reine Anne d’Autriche, en 1645, avait fondé la « Compagnie des Habitants ». Une compagnie restreinte puisqu’elle comportait seulement, outre les Legardeur, les Deschatelets, les Le Neuf et les Juchereau de La Ferté-Vidame. C’était une caste riche, puissante et soucieuse au plus haut point de la dignité de son rang. La future sœur grise, élevée avec une certaine sévérité et dans la crainte de Dieu, s’était dirigée tout naturellement vers la vie religieuse avec laquelle cette jeune fille généreuse et cultivée se sentait de profondes affinités. Mathilde éprouvant envers elle une sorte de vénération, la moindre de ses paroles était pour Guillaume un texte sacré.

Du moment qu’elle s’interposait entre la peur et lui, il n’y avait pas à y revenir et, docilement, il suivit Konoka, accepta avec gratitude le bol de soupe aux fèves qu’on lui offrait – ce qu’il restait des légumes frais du potager étant réservé aux malades – puis alla prendre part modestement au grand drame qui se jouait autour de lui.

Si vaste qu’il fût et en dépit d’un personnel triplé par les Hospitalières et les Ursulines qui s’y étaient réfugiées à la suite du bombardement de leurs maisons de la Haute-Ville, l’hôpital se remplissait rapidement. Tandis que Konoka mettait ses forces au service du transport des blessés, l’enfant, installé dans un coin de la chapelle en compagnie d’une vieille religieuse trop âgée pour les durs travaux, roulait interminablement des bandes que l’on découpait dans de vieux draps et faisait de la charpie avec des linges de coton usagé que l’on avait soigneusement lavés jusqu’à s’en user le bout des doigts ; le tout dans une atmosphère qui lui semblait hors du temps. Comme toutes les églises canadiennes, la chapelle offrait une grande richesse de décoration : tableaux de piété, statues de saints en extase dont l’une due à l’illustre Levasseur, retable richement doré à la feuille, sans oublier les couleurs brillantes qui couvraient les murs… tout cela composait un univers que l’enfant avait toujours eu tendance à considérer comme une sorte de succursale du Paradis. Mais à présent la nuit qui venait estompait lentement l’azur et l’or que les lampes à l’huile de baleine n’éclairaient plus, pour mettre en évidence la misère des corps meurtris, sanglants et boueux étendus sur le sol…

Les nouvelles qui ne cessaient d’arriver étaient de plus en plus désastreuses. Si Québec tenait encore, à l’abri de ses fortifications, les Anglais l’emportaient sur le champ de bataille et contraignaient les troupes franco-canadiennes à la retraite. Un sort étrange voulut que les grands chefs des deux armées fussent mortellement atteints. Le jeune général Wolfe, de santé d’ailleurs fragile, était en train d’agoniser dans le camp hâtivement dressé sur le champ de bataille. Quant au marquis de Montcalm, ses lieutenants venaient de l’emporter au château Saint-Louis dans un état désespéré. Plus étrange encore : chacun d’eux avait reçu trois blessures…

L’office du soir fut expédié par un petit prêtre qui semblait tenir debout par miracle. À peine la moitié des religieuses y assista : il y avait trop à faire ! Peu après, sœur Marie-Joseph vint annoncer à Guillaume que sa mère reposait. Profitant de son inconscience, on avait pu extraire la balle ; la blessure était nettoyée, pansée et, selon l’avis de la supérieure des Hospitalières, mère de Sainte-Hélène qui avait opéré, les chances de guérison étaient excellentes. Son fils la verrait le lendemain matin. En attendant, il pourrait s’installer avec Konoka dans l’une des granges.

Guillaume allait se mettre à la recherche de son ami indien quand celui-ci entra soudain dans la chapelle en soutenant difficilement un homme au teint livide dont l’une des jambes, appareillée d’attelles, était inutilisable. Avec mille précautions, l’Indien alla déposer son fardeau sur un matelas encore libre et entreprit de l’y installer avec une délicatesse tout à fait inattendue chez un homme si grand et si vigoureux. Guillaume suivit machinalement, non sans prendre le temps de constater que le soldat portait l’uniforme de Royal-Roussillon. À cette vue, une nouvelle inquiétude lui vint.

— Rester près blessé, dit Konoka en s’apercevant de sa présence. Aller cuisine chercher soupe…

À ce mot, l’homme qui avait l’apparence d’un cadavre souleva une paupière et souffla :

— Si par hasard y avait un doigt de vin, j’aimerais mieux !

— Vin ? fit l’Indien en roulant de gros yeux blancs. Pas facile ici ! Peut-être cidre ?

— J’aurais dû m’en douter ! soupira l’homme. Savent pas vivre dans c’fichu pays ! Alors un coup d’gnole, camarade ?

— Il veut dire de l’eau-de-feu, traduisit Guillaume, fier d’une science due à ses randonnées sur le port.

Konoka écarta les bras dans un geste lourd d’impuissance :

— Pas savoir où trouver !

— Moi peut-être ! assura Guillaume qui, pris d’une idée soudaine, tenait essentiellement à s’attirer la sympathie du soldat. Va lui chercher de la soupe ; je vais voir ce que je peux faire…

Raflant le gobelet d’eau qu’une religieuse venait de déposer près du blessé, il lui en fit boire afin que tout ne soit pas perdu puis, conservant le récipient, il marcha précautionneusement à travers la chapelle en direction de la sacristie. L’hôpital, il le connaissait comme sa poche et savait parfaitement dans quelle armoire les religieuses conservaient le vin destiné à la messe : pour faire plaisir à sa mère, il lui était arrivé à plusieurs reprises de servir d’enfant de chœur. Une activité qu’il assurait assez souvent en compagnie de François Niel, à la chapelle des Jésuites.

En ces occasions, il avait pu constater que l’abbé de Rigauville, aumônier de l’hôpital, sans doute pour se donner du cœur au ventre les jours de grand froid, cachait à côté des bonbonnes de vin blanc un flacon d’eau-de-vie de pomme. Il y avait même goûté, un jour. L’expérience fut si brûlante qu’il s’était bien gardé de la renouveler mais, ce soir, il espérait qu’avec un peu de chance il pourrait faire plaisir à un rescapé du champ de mort.

Une seule inquiétude l’habitait : comment allait-il faire pour ouvrir la porte de l’armoire ? Il faut croire que le Diable était avec lui car la grosse clé s’épanouissait dans la serrure comme une fleur noire. Tourner, ouvrir, dénicher la bouteille plus qu’à moitié pleine, en verser une rasade dans le gobelet, remettre le tout en place et refermer : ce fut l’affaire d’un instant.

Il allait s’éloigner lorsqu’il s’avisa d’un détail ; l’alcool contenu dans le gobelet d’étain répandait une odeur puissante qui pouvait parfaitement attirer l’attention sur lui. Alors, retournant à l’armoire où il avait remarqué une pile d’amicts5 fraîchement repassés, il en prit un, le posa sur son bras comme s’il était chargé de le porter à un prêtre – presque tous ceux de la ville se dépensaient à présent sur les plaines d’Abraham comme dans l’hôpital –, et le tint devant lui en prenant soin de placer le gobelet à l’abri du linge blanc. Un instant plus tard, il était de retour auprès de son protégé qui l’accueillit comme le messie, avala goulûment une grosse gorgée, après quoi il vira au rouge vif tandis que les yeux lui sortaient presque de la tête.

— Sacrebleu ! émit-il après avoir toussé trois ou quatre fois. Où as-tu trouvé ça, gamin ? C’est du raide !… De quoi réveiller un mort !

— Vous n’aimez pas ? s’enquit l’enfant, déjà désolé en tendant la main pour reprendre le gobelet.

Mais le soldat le tenait fermement et Guillaume put constater qu’une fois la quinte de toux apaisée, les couleurs qu’il retrouvait se rapprochaient davantage de celles de la santé.

— Te tourmente pas ! Ça ira ! J’ai déjà bu des drôles de choses dans ma vie… mais, dis-moi, pourquoi est-ce que tu te donnes tout ce mal pour moi ?

— Vous êtes un soldat de M. de Bougainville, n’est-ce pas ?

— J’ai cet honneur. Tu le connais ?

— Oui. C’était un ami de mon père et je voudrais savoir… est-ce qu’il est…

— Mort ? Rassure-toi ! Pour ce que j’en ai vu, il est encore en vie. Ce matin, quand nous avons appris, au Cap-Rouge, ce qui s’passait ici, on s’est mis en route pour venir donner un coup d’main… Par malheur… tout était d’jà perdu quand on est arrivés. Y avait un vrai mur d’Anglais d’vant nous, alors M. de Bougainville a ordonné à ses lieutenants de nous faire replier sur Jacques-Cartier. Seulement lui – j’le vois encore – il avait galopé sur un p’tit monticule et, debout sur ses étriers, il regardait quelque chose. Il a crié qu’on s’en aille et lui, il a foncé dans la mêlée. Voulait r’joindre M. de Montcalm pour avoir des ordres. Il a couru là où il voyait son guidon…

— Mais il a pu être tué, ou blessé ? gémit Guillaume.

— Non. Tu vois, gamin, moi, sergent La Violette, j’l’aime bien c’t’homme-là ! On a été ensemble chez les Indiens. J’ai laissé aller les autres et j'l'ai suivi. C’est même comme ça qu’je suis tombé d’cheval et qu’j’ai amoché ma patte. J’ai quand même réussi à voir qu’il rejoignait l'état-major du grand chef et qu’il se repliait avec eux sur la ville.