— À la pêche ? fit l’autre, abasourdi par l’aplomb de ce jeune assiégé. Et… pour quoi faire ?

— C’est l’évidence, monsieur : pour prendre du poisson. Nous avons de moins en moins de vivres et beaucoup de blessés. Un peu de poisson frais serait le bienvenu…

— Et où prétends-tu aller pêcher ?

— Par-là ! fit l’enfant en montrant l’autre rive du ruisseau, un peu au-delà de son confluent avec la rivière Saint-Charles. Il faut aller jusqu’au pied du palais de M. l’intendant. On y trouve beaucoup de poissons à cause des détritus qu’on jette dans l’eau…

— Ah oui ? fit l’autre, intéressé. Alors, je te propose un marché : je te laisse y aller, et tu partages ta pêche avec moi. De toute façon, ajouta-t-il avec un rire hennissant, tu seras bien obligé d’en passer par là si tu veux rentrer.

— Ne soyez pas stupide ! protesta l’aumônier. Cet enfant risque de se faire tuer. Vous savez bien qu’en dépit de la trêve observée pour la mort des deux chefs, on tire tout de même de part et d’autre…

Comme par enchantement, le Highlander, ravi de contrarier son ennemi, se rangea aussitôt du côté de Guillaume.

— Va donc pêcher, garçon ! Tu as ma bénédiction. Mais n’oublie pas notre marché ! Holà, vous autres ! hurla-t-il à l’adresse de ses compagnons qui gardaient le petit pont, laissez passer ce mioche ! Il va à la pêche…

— Il en a de la chance ! répondit une voix morose. J’espère qu’on va bientôt nous permettre d’y aller aussi…

Sans plus s’occuper du débat, Guillaume courait déjà dans la direction indiquée. Ses jambes maigres mais nerveuses eurent vite raison du quart de lieue qui le séparait de son but soigneusement choisi : les murailles de Québec n’enveloppaient pas le palais de M. Bigot qui jouissait ainsi d’un agréable débouché sur le fleuve. La porte de l’intendance, elle, s’ouvrait dans la côte du Palais, un peu au-dessus. L’enfant savait naturellement qu’il allait rencontrer des gardes mais son discours était déjà prêt. Avant de les aborder, il se débarrassa de sa gaule, de son fil et de son seau, puis ferma les yeux bien fort en se rappelant ce qui s’était passé aux Treize Vents la veille. Et ce fut avec une figure noyée de larmes qu’il se précipita vers les factionnaires, lesquels appartenaient d’ailleurs à la milice de la ville.

— Je vous en prie, monsieur, laissez-moi entrer ! Il faut à tout prix que je voie M. de Bougainville, ou M. de Bourlamaque, ou un autre de vos chefs…

— Ils ont autre chose à faire qu’écouter un gamin. Qu’est-ce que tu leur veux ?

— Il est arrivé un grand malheur et ma mère a besoin d’aide…

— On a d’autres chats à fouetter que de s’occuper d’une femme, gronda le milicien en croisant son fusil pour empêcher l’enfant de passer.

Mais l’un de ses camarades l’avait reconnu.

— Attends un peu ! C’est le petit Tremaine, le plus jeune des fils du docteur. Que se passe-t-il, gamin ?

— Mon père est mort, M. Tavernier aussi et ma mère est à l’hôpital, gravement blessée. Je vous en supplie, laissez-moi aller voir M. de Bougainville. C’est notre ami… Moi, je ne sais plus quoi faire…

— Tremaine est mort ? Mon Dieu… C’est affreux. J’en ai bien de la peine, petit, mais je ne vois pas ce que le colonel pourrait t’apporter comme secours : nous serons peut-être tous morts demain quand l’assaut sera donné… Tu ferais mieux de rentrer à l’hôpital…

— Non. Il faut que je lui parle. Il doit être au château Saint-Louis… Laissez-moi passer !

— Après tout, nous n’avons aucune raison de t’en empêcher, mais je te préviens : il y a foule là-haut, sur l’esplanade…

Une foule, en effet, dense, sombre, battait les abords du château des gouverneurs6 : des hommes qui criaient leur désespoir, des femmes à genoux qui priaient… Les cloches des églises encore debout commençaient à frapper la note funèbre du glas. Au long des rues que Guillaume venait de suivre, la nouvelle volait d’une maison à l’autre, d’une place à un carrefour : le marquis de Montcalm était mort, et avec lui l’espoir de tous ces gens dont certains couraient çà et là, comme privés de raison, dans les artères jonchées de débris de toute sorte. Le chagrin était général… mais la panique commençait à poindre, comme si cette mort, à laquelle on refusait de croire jusqu’à présent contre toute vraisemblance, venait d’ouvrir dans le rempart une brèche fatale.

Et ce n’était rien d’autre, au fond. La retraite de l’armée vers Jacques-Cartier avait ébranlé le mur de certitudes dont s’enveloppaient les gens de Québec. La mort du héros les jetait à terre. Eût-il survécu contre vents et marées qu’aucune force humaine n’eût pu les contraindre à désespérer. On savait qu’il y avait un nouveau chef, que le chevalier de Lévis était un homme de grande valeur et qu’il se battrait jusqu’au dernier souffle. Pourtant ce n’était pas la même chose.

Guillaume n’eut aucune peine à pénétrer dans le château Saint-Louis : les sentinelles pleuraient sur leurs armes et aucune ne se soucia de lui.

Le palais des gouverneurs de Québec ne méritait guère ce nom et n’offrait aucune ressemblance avec Versailles ; en dépit du fait qu’il constituait le centre des mondanités canadiennes, souvent fort brillantes, c’était surtout un gros manoir enfermé avec son jardin dans d’épaisses murailles, et entouré de quelques bâtiments militaires. M. de Vaudreuil y menait, avant le siège, une existence fort agréable, tout en passant une partie de l’hiver à Montréal, moins ouvert aux vents glacés. Il se contentait de revenir au printemps pour l’événement : le premier courrier arrivé de France après la fonte des glaces.

Dans cette vaste maison, Guillaume suivit son instinct, marchant vers l’endroit où il semblait y avoir le plus de monde. Il parvint ainsi à une large porte devant laquelle veillaient deux gardes-marine armés de pertuisanes qu’ils croisèrent devant lui lorsqu’il voulut entrer. Il allait recommencer son plaidoyer quand celui qu’il cherchait apparut comme par magie, le visage ravagé de douleur et de colère, traînant après lui un homme vêtu comme un ouvrier qui portait quelques outils et ne cessait de protester :

— Comprenez donc, monsieur l’Officier, que je ne suis pas un vrai menuisier. Ce n’est pas parce que je faisais quelques bricoles chez les dames Ursulines que je peux venir à bout d’un cercueil, j’en ai jamais fait !

— C’est en forgeant qu’on devient forgeron. Et il nous faut ensevelir décemment M. le marquis de Montcalm…

— Y a des ébénistes, des gens du bois pour ça et moi…

Bougainville approcha son grand nez menaçant à un petit poil de celui de son captif :

— Aucun de ceux qui restent ne veut le faire ! Ils clament tous qu’ils n’ont pas le cœur à clouer des planches pour un homme qu’ils aimaient et respectaient… que ça porterait malheur à la corporation !

— Et moi alors, ça me portera pas malheur ? Moi aussi je le vénérais et…

À cet instant, un homme assez corpulent et richement vêtu sortit de la chambre. Guillaume reconnut le gouverneur. Il avait entendu la conversation et posa sur le malheureux un regard lourd.

— Ou tu fais ce qu’on te dit, ou je te fais jeter dans la plus profonde de nos prisons. Entre ici ! On va t’apporter ce qu’il te faut. Tu as tout intérêt à m’obéir, Michel Bonhomme !

Posant sur l’épaule du malheureux une main encore plus pesante que son regard, M. de Vaudreuil l’entraîna à l’intérieur de la chambre. Bougainville allait suivre quand Guillaume s’accrocha à son bras au risque d’être jeté à terre par le mouvement brutal qui suivit. Alors, il cria :

— Il faut que je vous parle ! Regardez-moi, au moins !

Le regard las de l’officier tomba sur lui et s’éclaira un peu.

— Petit-Guillaume ! soupira-t-il. Qu’est-ce que tu fais là ?

— Je voulais vous voir parce que j’ai besoin de vous…

— Pour devenir marin ? fit l’autre amèrement.

— Non. Parce que j’ai besoin d’aide. Mon frère a assassiné notre père et Adam Tavernier, blessé ma mère presque à mort mais nous avons pu, Konoka et moi, l’amener à l’Hôpital général. Les Treize Vents n’existent plus et nous ne pouvons pas rentrer dans notre maison de la rue Saint-Louis, si nous voulons vivre encore un peu. Richard ne manquerait pas d’achever son ouvrage…

— Mon Dieu !…

Vivement, l’officier prit la main de l’enfant pour l’entraîner dans l’embrasure d’une fenêtre, un peu à l’écart des allées et venues incessantes. Là, il se pencha vers lui :

— Que veux-tu de moi ?

— Faites mettre Richard en prison afin qu’il ne puisse plus nous faire du mal ! Je veux qu’on le pende ! D’abord c’est un traître…

Rapidement, Guillaume raconta ce qui s’était passé à l’anse au Foulon et la suite. Bougainville l’écoutait, avec, sur le visage, une expression plus douloureuse encore qu’auparavant. Pour finir, le gamin leva sur son ami un regard grave, où seul l’espoir qui s’y lisait appartenait encore à l’enfance.

— Vous allez le faire, n’est-ce pas ? On va le mettre en prison, le pendre ?…

Le colonel hocha la tête lentement et la lumière s’éteignit dans les yeux de Guillaume.

— Non ?… mais pourquoi ?… C’est un assassin !

— J’ai bien compris… Tout ce que je peux te promettre, c’est de lui passer mon épée à travers le corps si je mets la main sur lui, ou de le faire fusiller par mes hommes, ce misérable traître. Mais je ne peux pas le faire appréhender, et moins encore juger et exécuter.

— Pourquoi ?

— Regarde où nous en sommes ! Assiégés, bientôt exterminés peut-être car nous ne sommes plus en forces. Lui, il est chez les Anglais qui sans doute paieront royalement une félonie à laquelle ils devront cette Nouvelle-France si longtemps convoitée…

— Qu’est-ce que nous allons faire, alors ?

— Attendre et prier Dieu ! Dans l’état actuel des choses, c’est à lui qu’il faut remettre la vengeance qui de tout temps, d’ailleurs, lui a appartenu.

— Je ne veux pas ! Je ne veux pas !… C’est trop injuste !

— Je le pense aussi, Guillaume, mais il faut garder confiance. Je te jure de faire l’impossible pour trouver Richard. Jusque chez les Anglais, s’il le faut, quand les combats cesseront.

— Comment ferez-vous ?

— Il se trouve que je connais George Townshend qui remplace le défunt général Wolfe. Nous nous sommes rencontrés à Londres il y a peu d’années. C’est un homme d’honneur incapable d’accueillir un assassin, même s’il lui doit quelque chose. Rentre à l’hôpital, Guillaume, c’est ce que tu as de mieux à faire, et veille bien sur ta mère ! Tu es le seul homme de la famille, à présent. Ton devoir est auprès d’elle. Par où es-tu venu jusqu’ici ?

Les explications de Guillaume attirèrent un pâle sourire sur le visage de son ami.

— Pas une mauvaise idée !… Ça pourrait servir, ce chemin-là !… En attendant, je vais te faire raccompagner jusqu’à la porte de l’intendance et si j’ai un conseil à te donner, c’est de te mettre à la pêche au plus vite. Tu as trouvé un bon moyen pour sortir : il faut le garder. Et surtout, ne pas éveiller de soupçons ! Est-ce que tu as confiance en moi ?

— Oui, affirma Guillaume sans l’ombre d’une hésitation.

— Alors, dit Bougainville, serrons-nous la main comme les bons compagnons que nous avons toujours été !

Raide de fierté, Guillaume tendit sa paume sale que l’officier emprisonna dans une chaleureuse étreinte. Devant l’orgueil qui tendait ce visage d’enfant, maigre et attirant, Bougainville dut lutter contre l’émotion qui s’emparait de lui, et l’envie de prendre dans ses bras ce gamin si grave et si vaillant, de baiser sa joue brune. Mais quelque chose lui dit que Guillaume n’apprécierait pas ce geste : il ternirait à ses yeux celui qui venait de les mettre sur un pied d’égalité…

— À bientôt, monsieur de Bougainville, dit-il gravement. Et que le bon Dieu vous protège ! Nous n’avons plus que vous…

Une demi-heure plus tard, ayant récupéré son matériel de pêche, Guillaume, assis sur un rocher abrité, jetait son fil dans l’eau sans plus retenir ses larmes… La fin de son pays, elle était inscrite en toutes lettres devant lui, avec les pavillons des vaisseaux anglais à poste devant ce pont de bateaux qui reliait naguère la ville et le camp de l’armée française à Beauport. Les Britanniques s’occupaient joyeusement à le piller, raflant les canons que l’on n’avait pas eu le temps de ramener, faisant main basse sur la cité de toile et tout ce qu’elle contenait… À cet endroit, la campagne jusque-là préservée portait à présent l’empreinte de la guerre, tout comme la rive sud du Saint-Laurent : villages noircis, fermes éventrées, champs tellement ravagés que l’on pouvait se demander s’il leur arriverait encore de produire quelque chose.