Plongé dans ses pensées amères, Guillaume en oubliait totalement ce qu’il était en train de faire, mais ce jour-là, apparemment, certains poissons neurasthéniques nourrissaient d’étranges idées de suicide car ils se donnèrent un mal inouï pour se faire prendre. Tant et si bien que l’enfant se laissa distraire et fit la meilleure pêche de sa vie : lorsqu’il rejoignit l’hôpital, son seau débordait. L’Écossais le félicita chaudement et, rendu respectueux par un tel talent, lui laissa les trois quarts de ses prises.
Le succès qu’il rencontra auprès des sœurs cuisinières perdit beaucoup de son éclat lorsqu’il se retrouva face aux six pieds de haut d’un Konoka devenu blanc d’angoisse et auquel il eut grand mal à faire admettre son escapade. Il fallut parlementer longtemps pour qu’enfin l’Abénaki se décide à déclarer :
— Petit-Guillaume avoir raison sur idée générale mais obtenir justice trop difficile pour lui. Promettre plus rien faire sans Konoka !
— Tu veux m’aider ?
— Tout naturel, non ? Seigneur Dieu dire vengeance être mauvaise chose mais Grand Manitou dire être devoir pour guerrier !
— Tu choisis le Grand Manitou ? fit Guillaume qui ne comprenait pas bien comment l’Indien pouvait s’arranger de ses deux croyances.
— Oui. Grand Manitou content, Konoka demander après pardon à Seigneur Dieu !…
Le soir même, pendant que l’on célébrait un semblant de service funèbre dans l’église des Ursulines pour le général de Montcalm – emballé plutôt mal que bien dans une sorte de coffre qui ressemblait fort peu à un cercueil –, les tirs d’artillerie reprirent. Une bombe tomba dans le jardin où l’on pensait ensevelir le corps. Ce fut elle qui se chargea de la sépulture : pressés par l’urgence de retourner au combat, les soldats présents descendirent Montcalm au fond de ce trou que trois fossoyeurs bénévoles entreprirent de combler, tandis que tous les autres couraient aux remparts.
Le lendemain, M. de Vaudreuil prenait le parti de se retirer sur Montréal sous prétexte que les vivres étaient insuffisants pour les défenseurs de Québec. À sa place il laissait M. de Ramesay, un officier déjà âgé, vaillant mais de peu de résolution, avec une garnison décidée à se battre jusqu’au bout. Bougainville repartit avec lui pour rejoindre ses troupes et le chevalier de Lévis qui, prévenu du désastre, devait arriver de Montréal. Malheureusement, les bourgeois restés dans la cité vinrent signifier à Ramesay qu’ils estimaient en avoir assez fait en sacrifiant leurs maisons et une partie de leurs biens : ils se refusaient à voir leurs femmes et leurs enfants égorgés lors du dernier assaut qui serait terrible. Ils obtinrent gain de cause et, le 18 septembre, Québec se rendait aux Anglais. Le chevalier de Lévis, qui, accompagné de Bougainville et des siens, arrivait à marche forcée avec des vivres et trois mille hommes, apprit la reddition alors qu’il n’était qu’à huit ou dix lieues de la ville. En même temps lui parvenait l’ordre donné par Vaudreuil de se replier…
Il n’y eut pas d’égorgement collectif comme on le craignait. Heureux de s’en tirer à si bon compte, les Anglais montrèrent une modération due surtout à leur désir de se concilier ce qui restait des habitants et de s’installer pour longtemps.
Si les gens de l’Hôpital général n’eurent pas non plus à endurer de sévices, ce n’en fut pas moins pour eux le début d’une nouvelle sorte d’enfer. Envahies par les vainqueurs qui leur imposaient à présent leurs blessés et leurs malades, les sœurs de la Charité virent le peu de vivres qui leur restaient pillés impitoyablement, ainsi que les effets personnels des réfugiés. En outre, il leur fallait trouver des lits et de quoi manger pour les soldats chargés de les garder, mais ce dont elles eurent le plus à souffrir fut la difficulté où elles se trouvaient d’entendre la messe : les Anglais, jetant dehors malades et blessés, s’installèrent dans la chapelle, riant et plaisantant à haute voix dès qu’un office commençait…
Heureusement, Mathilde allait mieux. La fièvre tombée, sa blessure se refermait rapidement. Elle partageait à présent la cellule de sœur Marie-Joseph avec trois autres religieuses. Guillaume et Konoka couchaient toujours dans la grange mais n’y disposaient plus que d’un mince espace car les malades expulsés de la chapelle s’y entassaient désormais. À leur grand regret, La Violette n’était pas du nombre : dans la nuit qui suivit la capitulation, le sergent disparut sans que l’on sût par quel trou, avec sa jambe appareillée, il avait bien pu se faufiler. Sans doute avait-il profité de l’enterrement de deux soldats dans le jardin du petit cloître pour passer par la sacristie : lorsqu’il s’y rendit pour servir la messe au petit jour, Guillaume s’aperçut que la fiole d’eau-de-vie de pomme n’y était plus…
Guillaume rongeait son frein et tournait en rond dans la maison comme un écureuil en cage. Le temps était redevenu détestable. Un fort vent du nord-est soufflait depuis deux jours, empanachant la ville meurtrie et les hautes collines d’un brouillard gris sale et précipitant sur toute la vallée du Saint-Laurent des tourbillons de feuilles devenues uniformément brunes. Puis la brume se transforma en une pluie froide qui cinglait cruellement. Il ne pouvait être question de sortir et l’enfant en souffrait presque autant que de la présence des vainqueurs. Cette présence, il la ressentait comme une brûlure parce qu’il portait en lui le sang du traître et que, d’une certaine façon, il se sentait responsable.
Il n’avait pourtant guère à se plaindre des occupants. Sa tignasse rouge et sa mine farouche lui valaient même une certaine sympathie, surtout chez les Écossais qui lui trouvaient une ressemblance avec leurs propres garçons. Cela ne l’empêchait pas de garder avec eux une distance dont, bizarrement, ils ne lui tenaient pas rigueur, y voyant au contraire la preuve indubitable d’une quelconque ascendance britannique. D’autant qu’il se montrait toujours d’une irréprochable politesse.
Même auprès de sa mère, Guillaume ne trouvait pas de véritable réconfort. Mathilde ne prenait pas part au grand drame qui se déroulait autour d’elle. Depuis qu’elle se savait vivante et destinée à le rester, elle ne pensait plus qu’à quitter un pays dont Guillaume découvrait à présent qu’elle ne l’avait jamais aimé. Et l’enfant en venait même à se demander si la perte de son époux lui faisait éprouver un très grand chagrin.
Au soir du 20 septembre, comme Guillaume venait d’embrasser sa mère en lui souhaitant une bonne nuit, sœur Marie-Joseph arriva tout agitée : Mme Tremaine et son fils devaient se rendre immédiatement à la porterie où ils étaient attendus.
Ils s’y rendirent aussitôt et, à leur grande surprise, se trouvèrent en présence d’un général anglais, superbe dans son uniforme rouge galonné d’or, qui se tenait à demi assis sur la table de la sœur tourière. La supérieure était là elle aussi, mais à l’arrivée de la mère et de l’enfant elle s’esquiva silencieusement.
Après avoir considéré un instant les nouveaux venus qui le regardaient sans rien dire, l’imposant personnage déclara enfin dans un français irréprochable et dépourvu d’accent :
— Vous êtes bien Mme Tremaine, et cet enfant est votre fils Guillaume ?
— En effet, dit Mathilde qui s’était contentée d’une brève inclination de la tête.
— Je suis lord Townshend et je commande à présent les troupes qui ont pris Québec…
— … grâce à la trahison de mon beau-fils et…
— Je ne veux pas le savoir. Si je suis ici ce soir, c’est parce que j’ai reçu d’un officier français que j’estime une lettre qui m’intéresse à votre sort. Selon M. de Bougainville, votre situation est des plus pénibles. Je suis donc venu vous demander ce que je pouvais faire pour vous…
La réponse vint, si rapide que Guillaume se sentit rougir.
— Aidez-nous à quitter ce pays ! Je ne suis pas d’ici, my lord, mais de Normandie, et je n’aspire qu’à rentrer chez moi. Si vous voulez bien m’y aider…
— Moi, je ne veux pas ! cria Guillaume, saisi d’une sorte de panique devant ce que Mathilde voulait obtenir. Qu’est-ce que ça peut vous faire, ce que nous deviendrons, si vous ne voulez même pas savoir que vous devez votre victoire à un assassin, à un garçon qui a osé…
— Guillaume ! s’exclama la mère en attirant son fils d’une main et en essayant, de l’autre, de lui fermer la bouche. Mais le petit se débattait et Mathilde n’avait plus guère de force. Elle défaillit et il fallut lui avancer un tabouret.
L’Anglais, que l’apostrophe de l’enfant avait d’abord amusé, le regardait à présent avec sévérité.
— En Angleterre, les enfants se taisent quand les parents parlent ! Vous devriez avoir honte de faire cette peine à votre mère !
— Pourquoi est-ce que j’aurais honte de dire que c’est ici mon pays à moi, que je l’aime et que je veux y rester ?
— Certes, certes… pourtant il va bien falloir le quitter. Il m’est impossible d’assurer la sécurité de votre mère et c’est d’elle, je pense, que vous devez vous soucier en premier lieu. C’est donc à elle que je m’adresserai. Votre désir de rentrer en France, madame, rejoint mes intentions. Je viens d’autoriser le départ de l’un des navires de commerce français qui se trouvent dans le port… Il appartient à un certain Benjamin Dubois, de Saint-Malo, et mettra à la voile avec la marée de demain matin. Il embarquera une partie des soldats qui se sont battus ici et qui veulent rentrer chez eux. J’ai ordonné qu’une cabine vous soit donnée…
— Demain matin ? articula Guillaume, désespéré. Ce n’est pas possible ! C’est trop tôt !
— C’est au contraire la seule possibilité. D’ici à quelques jours il ne sera peut-être plus possible de gagner la mer libre. De surcroît, mon garçon, il est inutile de discuter ! C’est un ordre. Vous seriez mené à bord de force si vous tentiez d’échapper. Madame !
Townshend salua sèchement et se dirigea vers la sortie où l’attendait un piquet de grenadiers. Mais soudain il se ravisa :
— J’allais oublier : M. de Bougainville a joint à sa lettre un message destiné à ce Dubois – apparemment son ami et un homme de bien. Il veillera à ce qu’une fois en France vous puissiez rejoindre le lieu qui vous conviendra…
Un flot de sang monta aux joues de Mathilde dont les yeux brillèrent de joie. Elle saisit la lettre et la cacha sous le fichu de laine qui couvrait ses épaules.
— Comment vous remercier, my lord ?
— En apprenant à votre fils à ne point haïr l’Angleterre. S’il aime tellement le Canada, pourquoi n’y reviendrait-il pas… dans quelques années ?
Guillaume n’entendit pas ces derniers mots : il venait de fuir l’étroite pièce où l’on venait de disposer de sa vie future sans lui permettre seulement de se défendre. Il courait à travers l’hôpital sans se soucier de ce qu’il bousculait, talonné par le besoin de retrouver son coin de grange et surtout Konoka. À cet instant il haïssait farouchement cette mère tant aimée cependant et, comme un animal qui vient de flairer un piège, ne songeait plus qu’à lui échapper. Tous ses espoirs refluaient vers son ami indien : il fallait que, cette nuit même, Konoka l’emmenât loin de cette maison où il étouffait. Tous deux pourraient retourner en pays abénaki : personne ne viendrait les y chercher. Il devait être possible d’y grandir et de devenir un homme assez fort pour venir, ensuite, réclamer ses droits et venger ses morts… Une fureur telle possédait l’enfant qu’il en oubliait et sa promesse et tout ce qui le liait jusque-là à sa mère qui l’avait cruellement déçu. Il préférait ne plus la voir, même si cela devait durer des années, plutôt que d’accepter de vivre dans un pays dont il ne voulait pas…
Hélas, Konoka balaya en peu de mots le beau projet : il n’était pas question, pour lui, d’emmener Guillaume. D’abord parce qu’il ne désirait pas rentrer dans sa tribu, ensuite parce que Guillaume devait accomplir son devoir : suivre sa mère, où qu’elle aille.
— C’est pas vrai ! hurla le gamin en ravalant des larmes qui l’enrouèrent. Mon devoir c’est de retrouver Richard et de le…
— Non. Trop jeune ! Grandir avant faire ouvrage d’homme !
— Alors il va s’en tirer ? Personne ne lui fera expier ses crimes ?
— Si. Konoka ! Rester pour ça et aussi pour combattre. Après vengeance rejoindre les autres à Montréal…
— Emmène-moi ! supplia Guillaume. Je voudrais tant aller à Montréal !
— Non. Konoka devoir se cacher pour débusquer vilain gibier. Dire adieu maintenant !
— Tu ne veux même pas attendre le départ du bateau ?
L’Indien considéra un instant le visage douloureux de l’enfant. Il l’aimait et c’était dur de s’en séparer, mais un homme devait savoir choisir devant une croisée de chemins. Le sien s’enfonçait dans les profondeurs de l’immense pays pour le conduire au but qu’il s’était fixé. Celui de Guillaume passait par la mer et il lui fallait accomplir son destin. En outre et en dépit du léger mépris où il tenait la gent féminine, Konoka portait à Mathilde une certaine estime et se refusait à la priver du seul être qui lui restât. Il s’agenouilla auprès de Guillaume.
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