Comprenant qu’il n’y avait rien à faire, l’enfant lâcha prise. Sa main, fouillant sous sa veste et sa chemise, alla chercher la griffe de Konoka. C’était devenu chez lui un geste instinctif lorsqu’il sentait vaciller son courage ou, tout simplement, quand il avait envie de pleurer. Il ignorait encore que, dans l’esprit de Mathilde, un nom ne cessait de tourner depuis le premier grincement des voiles de l’Élise envoyées en haut des mâts : celui d’Albin, l’homme qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer et qu’elle espérait bien retrouver…

Lorsque la voiture déboucha sur le port, la nuit tombait. On n’y voyait pas grand-chose à cause du crachin, épais comme un brouillard, qui noyait toutes choses. Trois ou quatre lanternes accrochées çà et là dansaient dans le vent et n’éclairaient rien. Deux silhouettes de soldats passèrent, la tête dans les épaules et le tricorne sur le nez, et disparurent comme des fantômes. Quelques lumières cependant se montraient aux fenêtres basses des maisons dont beaucoup n’étaient que des chaumières. À l’exception d’un cabaret où l’on voyait plus de clarté, la vie semblait avoir déserté le petit quai au bord duquel des bateaux, à peine visibles, tiraient en grinçant sur les aussières dont certaines s’attachaient aux canons installés là. Saint-Vaast n’était guère qu’un village de pêcheurs plutôt réduit. La mer en avait gagné une partie et le Roi, qui avait fait fortifier La Hougue et l’île de Tatihou, possédait presque la majorité du terrain. En tout quelque deux mille âmes vivaient sous le triple contrôle de la Marine royale, de l’abbaye de Fécamp et du curé local.

La voiture quitta le port pour s’engager dans un chemin protégé par une levée de terre et de pierres entassées le long de la baie où s’abritaient les salines. Le sel – et aussi les huîtres ! –, c’était la grande richesse de Saint-Vaast. Les récoltes appartenaient par moitié à ladite abbaye de Fécamp et à plusieurs petits propriétaires. Dans ce port du bout du monde, on pouvait s’enorgueillir de ne consommer que du sel bien blanc – un demi-boisseau par an et par personne ! – tiré des vingt-deux salines installées entre le village et Rideau ville. Le reste était vendu par le « receveur de la romaine » qui prélevait un quart du revenu pour la Couronne.

La voiture roula encore un peu, doubla le mur d’un château et atteignit enfin le bord des marais où s’élevait une maison couverte d’un beau toit en schiste. Sur l’arrière, il y avait un petit jardin.

— Vous v’là rendus ! annonça Célestin. À présent j’vous laisse parce que moi aussi j’ai hâte de m’mettre au chaud. Il fait plutôt frisquet tout à coup.

Un coup de vent, en effet, soufflait depuis un moment. Il avait chassé la pluie mais il refroidissait singulièrement l’atmosphère.

Célestin aida Mathilde à descendre tandis que Guillaume sautait à terre, non sans jeter un regard méfiant à la saline qui luisait sourdement dans l’obscurité. Puis il aida l’homme des huîtres à descendre la petite malle que l’on déposa près de la porte. Mathilde, d’un geste de grande dame, tendit une pièce que le bonhomme, après avoir ébauché un geste de refus, finit tout de même par empocher. Cela lui donna l’idée d’en faire un peu plus pour ses voyageurs et il alla frapper à l’huis…

— Hé, Simone Hamel ! V’là d’la visite pour vous.

Puis, sans attendre la réponse, il regrimpa dans sa charrette, fit tourner son cheval et s’enfonça dans la nuit humide. Pendant un instant, on n’entendit plus que le bruit de la mer bien qu’à l’appel du père Clot un bruit eût résonné dans la maison, un bruit qui s’était arrêté. D’ailleurs il y avait de la lumière ; donc il y avait du monde.

Au bout d’un petit moment, Mathilde reprit les choses en main et frappa de nouveau.

— Ouvrez, s’il vous plaît ! C’est moi, Mathilde, la sœur d’Auguste…

Une voix maussade répondit enfin :

— Qui ça ?

— Mathilde Tremaine, née Hamel… Votre belle-sœur, Simone, qui revient de la Nouvelle-France…

Cette fois il y eut une exclamation, mais qui n’avait rien d’enthousiaste. Puis à nouveau un silence qui impatienta la voyageuse.

— Mais enfin, ouvrez ! Pourquoi n’ouvrez-vous pas ?

Vint le bruit d’un loquet. Le rougeoiement de la lumière intérieure enveloppa les deux arrivants. Devant eux, il y avait une petite femme blonde – tout au moins pour ce que l’on en voyait, sous le bonnet tuyauté à large coiffe. Auprès d’elle se tenaient deux enfants, un garçon et une fille, visiblement jumeaux : même taille, mêmes cheveux dorés et mêmes yeux d’un bleu de porcelaine. En outre, ils se tenaient fermement par la main.

La femme, pour sa part, eût été vraiment jolie si son expression eût été plus douce, mais le regard qu’elle posait sur les nouveaux venus, pour être aussi bleu que ceux de ses enfants, manquait singulièrement de chaleur.

— Qui avez-vous dit que vous étiez ?

— La sœur d’Auguste. Mathilde Tremaine. Voici mon fils Guillaume.

Sans ouvrir plus largement la porte, Simone Hamel demanda :

— Et que venez-vous faire ici ? C’est loin la Nouvelle-France…

— Pas au point que vous ignoriez ce qui vient de s’y passer ? Les Anglais sont maîtres du pays à présent, et j’ai eu la douleur de perdre mon époux. Alors, je suis revenue chez mon frère avec l’espoir qu’il nous viendrait en aide…

— Regardez ! Nous sommes en deuil tous les trois. Il nous a quittés voici deux mois…

— Je sais. Célestin Clot, qui nous a conduits depuis Valognes, me l’a dit. J’en éprouve beaucoup de peine, mais est-ce une raison pour nous recevoir sur le seuil d’une porte qui fut celle de mon père ?

— À présent c’est la mienne et celle de mes enfants. Quant à vous, je n’arrive pas à comprendre ce qui vous a prise de revenir ici. Comme si vous n’aviez pas fait assez de mal ?

— Moi ? Du mal ?… mais à qui ?

— Ne faites pas l’innocente ! Vous savez bien pourquoi votre père vous a envoyée épouser ce cousin chez les sauvages. Même que ça lui a pas porté chance à ce malheureux !

— Enfin, de quoi parlez-vous ? s’écria Mathilde, abasourdie, qui commençait à perdre patience. On dirait que nous n’employons pas la même langue ?

— Peut-être bien, mais moi je ne vous veux pas chez moi. J’ai perdu mon Auguste. Pas de votre faute, je veux bien l’admettre, mais si on vous savait chez moi, on aurait peut-être du mal à rester en vie, moi et mes enfants ! Alors filez d’ici !

Mathilde comprenait de moins en moins. De toute évidence, la colère de la femme lui venait d’une peur profonde, quasi viscérale, qui se communiquait à la voyageuse sans qu’elle pût savoir pourquoi et qui la laissait désemparée. Si elle était à ce point indésirable au village, pourquoi donc Célestin Clot ne lui avait-il rien dit ?

— Vous voulez que nous repartions ? articula-t-elle enfin avec peine. Mais où voulez-vous que nous allions par ce temps ?

— Ce n’est pas mon affaire. Il y a l’auberge, mais je vous en prie, allez-vous-en !

— Chez nous, intervint Guillaume, on n’a jamais refusé d’ouvrir la porte à des voyageurs !…

— Tu m’as l’air d’avoir la langue bien pendue, gamin ! fit Simone. Un peu trop pour ton âge. En tout cas, moi je fais ce qui me plaît et je ne veux pas de vous !

Avant que ceux qu’elle chassait ainsi eussent prononcé une autre parole, Mme Hamel avait déjà refermé sa porte. On l’entendit faire claquer un verrou, tourner une clef, puis il y eut l’écho d’une voix enfantine qui demandait :

— Ce sont de mauvaises gens, Maman ?

À quoi la mère répondit avec assurance :

— Oui, des gens qu’il vaut mieux ne pas avoir chez soi et j’espère qu’ils vont s’en aller. De toute façon, je vous défends de parler de cette visite à qui que ce soit ! Vous m’avez comprise ?

Une violente colère s’empara alors de Guillaume. De toutes ses forces, il s’élança sur la porte qu’il martela de ses poings.

— C’est vous qui êtes de mauvaises gens ! s’écria-t-il. Et un jour vous le regretterez !

Puis, se tournant vers sa mère qui, les jambes fauchées, venait de se laisser tomber sur une vieille borne adossée à la maison :

— Venez, Maman ! On ne peut pas rester ici : il fait si froid !

— Où veux-tu que nous allions ?

— À l’auberge, bien sûr. La pluie s’est arrêtée mais le vent souffle.

— Nous n’avons pas beaucoup d’argent, tu sais ?

— Il y en a sûrement assez pour cette nuit, et demain nous verrons.

Il avait raison, elle le savait bien. Pourtant elle ne pouvait se résoudre à quitter les abords de cette maison dont le souvenir la soutenait depuis la mort de son époux. Venir de si loin pour se voir jetée à la rue comme une mendiante ! Le pire était de ne rien comprendre car, dût sa vie en dépendre, Mathilde ne se souvenait pas d’avoir fait le moindre mal à quiconque. Et voilà que la Simone la traitait comme une pestiférée ou une lépreuse !

Comme elle ne bougeait toujours pas, Guillaume se pencha sur elle et la prit sous un bras pour essayer de la faire lever. En vain : sa force et son courage semblaient l’avoir complètement abandonnée. Pourtant, il fallait partir ! De quoi avait-elle l’air, assise à même le sol devant cette porte qu’on lui avait refusée ? Le jeune garçon se sentait plein de colère et de ressentiment contre la vilaine femme – sa propre tante, hélas, qu’il le veuille ou non. Pour le moment, sa maison était aussi inexpugnable que les grandes tours dont il avait aperçu les silhouettes depuis le port. Laissant Mathilde à son abattement, il s’attela à l’une des poignées du petit coffre dans l’intention de le tirer – il était trop lourd pour des bras de neuf ans.

— Restez sur cette pierre si cela vous plaît ! déclara-t-il avec sévérité. Moi je m’en vais. Je ne veux pas que l’on nous trouve ici. J’aurais trop de honte ! Demain nous repartirons pour Saint-Malo !

Le crissement du bois sur la terre durcie parut agir comme un révulsif sur Mathilde. Avec un soupir, elle réussit à se lever pour aller prendre sa part du fardeau. Quand il sentit qu’elle s’emparait de l’autre poignée, Guillaume sourit :

— Nous allons bien trouver un endroit pour nous abriter ! Vous avez besoin d’une soupe bien chaude… et puis de vous reposer !

Le ton nouveau qu’employait son fils réussit à percer l’épaisse brume de chagrin et de déception où Mathilde se mouvait comme dans un mauvais rêve. C’était celui d’un homme décidé à prendre les choses en main et cela lui fit du bien : tout à coup, elle éprouvait le sentiment d’une force protectrice, non sans se blâmer de sa soudaine faiblesse.

Ils marchèrent un moment le long de la saline, retrouvèrent le village et, enfin, atteignirent la Grand-Rue qui prolongeait la route de Valognes et traversait le bourg de part en part jusqu’à la mer. Ils allaient en tourner l’angle quand Mathilde qui, dans sa lassitude, traînait un peu les pieds, buta contre une pierre et tomba sur les genoux avec un gémissement de douleur.

Cette lourde chute effraya Guillaume plus que les larmes dont il venait d’être témoin : il comprit à quel point sa mère subissait un calvaire et combien cette malle, si petite pourtant, pesait le poids d’une croix pour une femme épuisée. Incapable de la remettre debout, il chercha autour de lui du secours. Il allait appeler quand une femme, enveloppée d’une grande mante noire, se détacha soudain des obscurités de la place et vint à eux. Guillaume arracha poliment son bonnet :

— Oh, madame, pouvez-vous m’aider, s’il vous plaît ? J’ai peur que ma mère ne soit malade…

Mathilde, en effet, restait à genoux sur la terre comme si elle espérait y demeurer à jamais plantée. La nouvelle venue, dont un grand capuchon abritait le visage, regarda tour à tour ce maigre garçon au regard fauve et suppliant, et cette femme prostrée que la lanterne du cabaret voisin éclairait vaguement.

— Où alliez-vous comme ça, avec ce bagage ?

— À l’auberge. Ma mère pensait être accueillie chez son frère, là-bas, près du marais, mais il vient de mourir et sa femme nous a jetés dehors. Nous venons de loin…

Son interlocutrice eut une exclamation de surprise, se pencha davantage en rejetant la coiffe qui retombait sur ses traits.

— Mathilde ! fit-elle avec stupeur. Mon Dieu, c’est Mathilde ! Mais qu’est-ce que tu fais là ?… Et toi, garçon, tu dois être Guillaume ?

— Oui. Vous nous connaissez ?

— Est-ce que ta mère ne t’a jamais parlé de sa cousine Anne-Marie Lehoussois ?

— Si, bien sûr, admit Guillaume dont les souvenirs se réveillaient. Cette Anne-Marie faisait en effet partie de ceux que sa mère évoquait parfois avec une certaine nostalgie. Il savait qu’elles échangeaient environ une lettre par an, et il comprit l’attachement de Mathilde en découvrant le sourire chaleureux de la cousine.