Ils ne s’aventuraient jamais dans les tavernes ou les auberges telles que Le Lion d’Or, Les Trois Pigeons ou Le Roi David – le père de Guillaume lui aurait pelé le dos à coups de canne si on l’y avait seulement aperçu ! –, se contentant d’observer un instant ce qui s’y passait en collant le nez aux petits carreaux à demi recouverts de givre que le reflet des feux intérieurs teintait de rose. En revanche, ils aimaient entrer chez les artisans, le charpentier de navires ou l’armurier, ou encore dans la boutique du « shipchandler ». On les connaissait et on les accueillait avec plaisir. Tous deux pouvaient rester pendant des heures plantés là, immobiles et passionnés, auprès du père Lecœur qui sculptait une proue de navire ; ou encore dans le magasin de M. Clément, à admirer les compas, les astrolabes, les boîtes à épices décorées de petits personnages exotiques, les paquets de tabac et les ronds artistement empilés de beaux cordages neufs fleurant bon le chanvre. On leur faisait parfois de menus cadeaux, surtout à Guillaume dont chacun savait qu’il rêvait de naviguer depuis qu’il faisait la différence entre un bateau et une charrette : une pelote de ficelle, quelques morceaux de sucre – denrée rare dans un pays où c’était l’érable qui édulcorait les pâtisseries –, un couteau, et, chez le père Lecœur, de petits animaux façonnés rapidement par des doigts habiles.
Ces trésors qu’il gardait pieusement autrefois, Guillaume, à présent, en faisait don à Marie-Douce. L’été, c’est-à-dire de juin à octobre, quand le port retrouvait toute son activité et que les voiles françaises y affluaient, charriant des émigrants et des marchandises, quand les canots des Indiens accostaient chargés de fourrures, on trouvait bien d’autres choses. Ainsi, le grand exploit de Guillaume fut de réussir à se procurer, après d’obscures tractations, une petite peau d’hermine qu’il alla porter triomphalement à sa petite amie. Ce jour-là, Mme Vergor du Chambon daigna lui sourire et lui permit de rester quelques minutes en compagnie de sa fille. Il put même venir jouer de temps en temps avec elle lorsque l’on gagna les maisons d’été.
Une bonne partie des habitants de Québec possédaient, hors les murs, un lopin de terre, un jardin avec clapier et poulailler. Pour certains, notables en général, il s’agissait de ce que l’on appelait pompeusement un « manoir », lequel n’était en général qu’une maison un peu plus grande pourvue de quelques terres, d’un peu de bois, mais indiquant cette forme de seigneuries laïques comme, dans les temps anciens, les colons en avaient implanté en bordure des cours d’eau. Parfois le manoir se trouvait dans un village, et parfois complètement isolé. Le plus souvent il n’était pas autre chose qu’une ferme où l’on faisait du blé, du maïs – ce blé indien ! –, des cultures potagères et du bétail.
Ainsi en était-il des Tremaine : ils avaient hérité, à la mort d’un oncle, de sa propriété baptisée superbement « Les Treize Vents » en mémoire d’un hameau du Cotentin où celui-ci avait vu le jour. Dressé un peu en arrière de la ville sur une petite éminence dominant les plaines d’Abraham, tout près du fleuve, le petit domaine se trouvait sur la seigneurie de Sillery et n’accédait pas au titre de manoir. C’était une maison de bois sur soubassement de pierres dont le toit « à quatre eaux », recouvert de bardeaux et couronné d’épis, constituait l’unique étage. Un petit porche y donnait accès et elle prenait le jour par quelques fenêtres basses – et quatre lucarnes – munies de petits carreaux.
Ce fut d’abord l’unique demeure des Tremaine. Puis, à la suite de son second mariage avec Mathilde Hamel, mère de Guillaume, le docteur décida de s’installer en ville. Au moins pour l’hiver. On ne se rendit plus aux Treize Vents que pour passer quelques semaines d’été à l’époque de la moisson et prêter la main à celui qui faisait vivre la ferme : un homme d’âge déjà mûr nommé Adam Tavernier. Celui-ci vivait là toute l’année en compagnie de son ami Konoka, un Indien Abénaki arrivé avec lui bien des années auparavant.
Guillaume affectionnait cette maison. Bien plus que celle, étroite et sombre, de la Haute-Ville. On y respirait une odeur de liberté, peut-être parce que tous les parfums de l’aventure s’attachaient aux mocassins et aux franges de daim de Konoka. À cela s’ajoutait une autre raison : le « manoir », un vrai celui-là, appartenant aux Vergor du Chambon se trouvait tout près de là, sur la limite de Gaudarville, et Guillaume pouvait voir Marie-Douce presque tous les jours quand sa nourrice, promue au rang de gouvernante, la conduisait en promenade. La grosse Joséphine, une brave femme, aimait bien le petit garçon, et sa dévotion pour sa nourrissonne l’attendrissait. Parfois – pas trop souvent pour ne pas indisposer la mère – il les raccompagnait jusqu’à leur demeure et s’attardait un petit moment au jardin en leur compagnie. C’étaient là des instants d’un bonheur infiniment doux que l’enfant gardait précieusement au fond de son cœur pour les savourer lorsqu’il se trouvait seul.
Le début du siège le trouva aux Treize Vents et, de son côté, Louis Vergor se hâta d’envoyer ses femmes à la campagne afin de leur assurer un ravitaillement. Peu de temps après d’ailleurs, on construisait le fortin de l’anse au Foulon et il en recevait le commandement.
À cette nouvelle, le docteur Tremaine se contenta de hausser les épaules mais Adam Tavernier, aussi peu bavard d’ordinaire que son ami indien, eut une exclamation de fureur et cracha par terre, ce qui plongea Guillaume dans une grande stupeur. Il ne parvint pas, cependant, à en savoir plus. Aucun des deux hommes n’ajouta un mot, et le jeune garçon ne se permettait pas de questionner son père. En général, il s’adressait à Tavernier, mais cette fois il n’osa pas à cause de cette bizarre flamme qu’il avait dans les yeux ; cela ressemblait au feu qui sort d’une carabine quand elle tire…
Ce matin-là, le sixième de septembre, Guillaume aidait Konoka à réparer un harnais dans l’appentis quand le bruit d’un attelage et des cris aigus les firent sortir tous deux en courant. Tout ce vacarme venait d’une carriole lourdement chargée de bagages sur lesquels trônait Mme Vergor du Chambon accompagnée de sa fille et de Joséphine. Ces cris, c’était Marie-Douce qui les poussait et ils étaient faciles à traduire : elle appelait son ami. Au milieu de gros sanglots, sa petite voix rendue extraordinairement perçante par le chagrin hurlait : « Glill !… Glill ! Je veux Glill !… »
Avant que l’Indien ait pu le retenir, le gamin s’élança. Sans la maîtrise du cocher qui sut brider son gros cheval, il eût été foulé aux pieds, mais la voiture s’arrêta net en dépit des protestations indignées de Mme Vergor. Aussitôt Marie-Douce glissa des bras d’une gouvernante compréhensive et se laissa tomber à terre puis se releva pour aller se jeter au cou de Guillaume. Celui-ci eut l’impression d’étreindre un bouquet de fleurs tant la petite sentait bon l’herbe, la lessive à la résine de pin et l’amidon dans sa robe de cretonne fraîchement repassée. Un chapeau de paille dansait sur son dos au bout d’un ruban vert. Elle était toute chaude du combat qu’elle venait de livrer, et contre sa poitrine Guillaume pouvait sentir battre son cœur affolé tandis qu’elle pressait sa joue ruisselante contre sa figure…
— Je veux pas partir, Glill !… Je veux rester avec toi !… gémit-elle.
Il la serra doucement, retenant son élan pour ne pas lui faire mal car jamais elle ne lui avait semblé si fragile.
— Tu pars ?… Mais où ?
Ce fut Joséphine qui se chargea de la réponse :
— Nous allons à Montréal. Le maître pense que nous y serons mieux abritées…
— Mais pour quoi faire ? Tout va être vite fini maintenant…
— Ce n’est pas sûr… pas sûr du tout ! Le maître dit que ça vaut mieux… Allons, venez doucette ! Votre maman n’est déjà pas si contente !
Serrant plus fort la petite contre lui dans un refus farouche de s’en séparer, Guillaume marmonna :
— Pourquoi est-elle passée par ici, alors ? Ce n’est pas le chemin…
— Elle a oublié de dire quelque chose d’important à son époux ! Je vous en prie, monsieur Guillaume, lâchez-la ! Sinon je n’ai pas fini d’être tannée1…
Au même moment, la voix aigre de sa patronne arriva jusqu’à elle par-dessus les oreilles des chevaux.
— Revenez tout de suite, Joséphine… et ramenez Marie ! Ce caprice a assez duré ! Nous perdons du temps…
Comprenant qu’il fallait céder, Guillaume détacha doucement les bras de la petite après avoir posé un baiser précautionneux sur sa frimousse mouillée.
— Il faut obéir, tu sais ?
— Non !… Non, je veux pas !
— La guerre va être bientôt finie. Tu ne resteras pas longtemps là-bas. Je suis sûr que vous reviendrez avant la première neige…
— Tu… tu crois ?
— Mais bien sûr ! On se reverra bientôt…, affirma-t-il sans en penser un mot. Tout au contraire, il avait l’impression que dès l’instant où il la lâcherait, Marie-Douce s’éloignerait de lui pour des années et des années, que peut-être même il ne la reverrait plus… Il eut brusquement envie de la soulever de terre et de l’emporter en courant le plus loin possible… jusqu’au fond des bois dans un endroit inaccessible où personne ne viendrait les chercher. Dans la tribu de Konoka par exemple ?…
Il n’eut guère le temps de s’attarder à cette folle impulsion. De toute évidence, la mère était à bout de patience. Elle tomba sur les deux enfants, arracha sa fille qui se remit à pleurer et la porta elle-même dans la voiture où elle la jeta plus qu’elle ne l’y déposa.
— Cette scène ridicule a assez duré ! glapit-elle. Et vous, Joséphine, faites-moi le plaisir de ravaler ces larmes stupides ! Je n’ai jamais compris ce que cette petite sotte et vous trouvez à ce jeune sauvage… Pour ma part je suis ravie d’en être débarrassée !… Allons ! En voiture et menez-nous un peu rondement, Colin ! Nous n’avons que trop perdu de temps !
L’attelage se remit en route. Guillaume le suivit dans l’espoir que, durant l’arrêt au fortin, il pourrait encore approcher Marie-Douce, mais la halte fut des plus brèves : juste le temps pour le cocher de donner un billet à la sentinelle, après quoi la voiture fit demi-tour pour rejoindre le chemin de Montréal. À mesure qu’elle s’éloignait, elle augmentait sa vitesse, soulevant un nuage de poussière toujours plus épais derrière lequel tout disparut. C’était fini. Marie-Douce venait de quitter l’existence de son ami Guillaume, lui laissant l’impression horrible que c’était pour toujours…
Alors il marcha, droit devant lui, jusqu’à un rocher où il aimait s’asseoir, y grimpa et, sûr d’être bien seul, il ouvrit les vannes de son cœur et, à son tour, éclata en sanglots, des sanglots durs comme des pierres et qui lui faisaient mal en passant…
Ce n’était encore qu’un enfant bien qu’il fût confronté à un chagrin d’homme, et l’apparition du goéland l’attira un instant mais, l’oiseau disparu, il retrouva sa peine intacte avec le sentiment de son impuissance face aux adultes, souverains maîtres des destinées enfantines. Le sentiment de sa solitude l’écrasait : sans Marie-Douce la terre n’avait plus de couleur, le soleil plus de chaleur. Le ciel, le fleuve et la campagne, tout était gris, terne, triste, morne. C’était comme si la terre était en train de mourir. Au fond, mourir, ce serait peut-être une bonne solution, seulement on ne meurt pas comme ça, uniquement parce qu’on le veut. Il faut être tué à la guerre, être très vieux ou alors faire quelque chose, mais quoi ? Se jeter à l’eau et se laisser couler ? Impossible ! Il nageait comme un poisson et se sentait comme chez lui dans l’élément liquide. Jamais il n’y arriverait… Et puis il y avait ce vilain souvenir : un jour, alors qu’il traînait sur le port avec François, ils avaient rencontré des pêcheurs rapportant le corps d’un noyé pris dans leurs filets. Ce n’était pas beau à voir…
L’image qui venait de se présenter à sa mémoire lui rappela son ami. Ce lourdaud ne comprendrait rien s’il lui disait qu’il avait envie de mourir parce qu’il avait peur de ne plus revoir Marie-Douce. Peut-être même que ça le ferait rire ?…
Une mouette rieuse passa au-dessus de lui en lançant son cri rauque et lui fit lever la tête mais il ne vit qu’une tache blanche toute brouillée. Comprenant que c’étaient les larmes qui troublaient sa vue, il s’essuyait les yeux à sa manche quand un élégant carré de batiste atterrit sur le dos de sa main. Au même moment, une voix aimable émettait :
— Eh bien, Petit-Guillaume, tu pleures ?
Sans même regarder celui qui l’abordait, l’enfant rentra la tête dans les épaules en serrant ses bras sur sa poitrine comme s’il s’apprêtait à livrer combat.
"Le voyageur" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le voyageur". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le voyageur" друзьям в соцсетях.