Dans ce jeune garçon qui reposait contre lui sans connaissance, il vit un signe du Ciel car il était homme pieux et craignait Dieu. L’amant de Marie pouvait dormir en paix et elle aussi. Sa punition serait de ne pas voir un sol de la somme rondelette qu’il rapportait. Quant à lui, si le Seigneur voulait que cet enfant vive, il en ferait son fils…

À nouveau, il hésita sur la destination à prendre. Sa première idée fut d’emmener le petit blessé chez le docteur Tostain mais une bouffée de colère lui revint : celui-là, comme beaucoup d’autres à Saint-Vaast, devait connaître sa honte et il ne voulait avoir à rougir devant aucun des habitants d’un village qu’à cette minute il rejetait pour toujours.

Barfleur n’était pas loin. Là il y avait un vieux chirurgien de marine qu’il connaissait depuis toujours. S’il était encore de ce monde, le vieil homme saurait soigner son protégé.

Enveloppant de son mieux l’enfant qui geignait doucement dans son grand manteau, il s’engagea dans le chemin qu’il venait de choisir et mit son cheval au trot. Bientôt, il avait dépassé la dernière maison de Saint-Vaast et s’enfonçait dans l’obscurité…


Des années passèrent…

Deuxième partie

UNE TOMBE ABANDONNÉE…

1785

V

LE SOUPER DE VALOGNES

En dépit de la vigoureuse pluie de printemps qui tourbillonnait sur le Cotentin depuis deux jours, l’hôtel de Mesnildot brillait de tous ses feux reflétés par les flaques de la place du Calvaire où pataugeaient courageusement les porteurs de chaises. On employait beaucoup ce moyen de transport dans le « petit Versailles » de la Normandie. Les grandes artères y étaient rares, les aristocratiques demeures toutes voisines et les distances généralement courtes. Les déplacements s’effectuaient donc à pied, à cheval ou en chaise à porteurs, en attendant le retour aux châteaux environnants dont les cloches de Pâques donnaient le signal. Là, on retrouvait les attelages que l’éloignement rendait nécessaires à la vie mondaine. En somme, l’aimable et élégante cité qui n’avait sa pareille nulle part ailleurs parce que tout, même les couvents, y déployait une grâce, une mesure architecturale, un agrément et une souriante distinction, était née du désir de poursuivre ensemble, même durant la mauvaise saison, l’existence conviviale menée dans les nombreux domaines dont elle s’entourait. Un rendez-vous mondain à la mesure d’une grande province, riche et cultivée, que le chemin de l’imposant Versailles impressionnait d’autant moins qu’on ne souhaitait guère s’y rendre.

C’en était fini du temps où le Roi-Soleil interdisait au moindre de ses rayons d’éclairer ceux de ses nobles qui ne seraient prêts à tout abandonner pour vivre à ses pieds. C’en était fini des châteaux déserts ou laissés à la charge des intendants, ainsi que de la noblesse domestiquée. Le roi Louis XVI, homme paisible, savant – il était peut-être le meilleur géographe de son royaume –, n’aimait guère le faste. Ses goûts l’entraînaient vers la bonne chère, la serrurerie, et surtout la chasse qu’en digne fils de ses ancêtres il pratiquait avec assiduité. La reine Marie-Antoinette, pour sa part, aimait fort la magnificence et l’éclat des parures mais ne se souciait guère des seigneurs et dames – même pourvus de fort grands noms – n’appartenant pas à son petit cercle d’intimes : ceux que l’on appelait, avec une certaine envie, bien sûr, la « coterie de Trianon », et qui s’avéraient soigneusement choisis en vertu de leur esprit, de leur gaieté et de leur ingéniosité à la distraire… En somme, c’était de Paris que venaient à présent les lumières : Paris intellectuel, Paris artiste, Paris politique sur lequel soufflait le vent de « liberté » rapporté d’Amérique par les soldats de Rochambeau et de La Fayette et que l’on commençait à interpréter comme un vent de fronde…

À Valognes, rien de tout cela : certes on se tenait au courant des nouvelles de la Cour et de la Ville, on lisait les gazettes, on se procurait les dernières romances et les livres les plus récents, mais c’était encore le menuet qui menait le bal dans les salons où ne se déployait qu’un faste mesuré, de bon aloi, cadre naturel pour une société élégante habituée aux grandes manières, à la plus juste politesse et fleurant bon la poudre à la Maréchale. En résumé, les châtelains y prenaient leurs quartiers d’hiver sans être gênés par l’état des chemins…

La réception donnée ce soir par les Mesnildot allait clore les mondanités de la mauvaise saison même si celle-ci ne semblait pas décidée à laisser sa place. Le prétexte, plus encore que l’occasion, en était un cousin de la famille à son retour des Indes où il avait eu l’honneur de combattre l’Anglais sous le bailli de Suffren, et qui rentrait au pays où le domaine familial, laissé à l’abandon depuis deux ans, réclamait des soins d’urgence.

Ainsi auréolé d’exotisme, le jeune Félix eût sans nul doute attiré l’attention de sa parentèle et de ses voisins. Mais ce qui motivait le grand cas que l’on faisait de lui, à cette heure, prenait surtout racine dans une dévorante curiosité. En effet, M. de Varanville ne revenait pas seul : un étranger l’accompagnait, au sujet duquel nul ne savait rien sinon qu’il arrivait, lui aussi, de ces pays lointains dont le pouvoir d’attraction demeurait entier sur les rêves des femmes, des enfants et même de certains hommes.

Les rares personnes qui l’aperçurent à son entrée en ville – tels les serviteurs de l’hôtel du Grand Turc où les deux amis choisirent de s’installer quelques jours avant de gagner le manoir de Félix – se trouvèrent d’accord pour le déclarer aussi « mystérieux que passionnant ». Sans doute parce que l’on ne trouvait rien d’autre à dire ; le mystère et la force de fascination tenaient uniquement à un physique assez exceptionnel, à une allure d’altesse et surtout à un comportement d’une froideur polaire tout juste adouci par une irréprochable courtoisie. On alla jusqu’à prétendre, faute de mieux, qu’il devait être quelque prince voyageant incognito. Un coureur des mers, en tout cas, voilà qui était certain. Sa peau, cuite et recuite par des années de soleil et de vent, possédait ce hâle profond des marins sans rien avoir de l’Oriental : ni le profil acéré de son visage étroit aux pommettes accentuées et à la mâchoire vigoureuse, ni les cheveux d’un roux foncé que l’inconnu portait simplement tirés en arrière et noués sur la nuque par un ruban noir, ni surtout les yeux d’une curieuse teinte dorée traversée de moirures – de vrais yeux de fauve – n’indiquaient le sang oriental.

Ses vêtements non plus ne montraient aucun caractère asiatique. Il était vêtu de noir ou de couleurs sombres et d’un linge neigeux qui épousait son grand corps nerveux aux épaules de corsaire dont la peau sculptait avec précision ses muscles longilignes. Des bottes souples comme des gants gainaient ses longues jambes de cavalier avec un parfait dédain pour les élégants souliers à boucles d’argent, d’or ou autres raffinements qui emportaient alors les suffrages des élégants.

Imposant donc, il l’était, mais certaine jeune servante de l’auberge qui, en remerciement d’un léger service, reçut un sourire en plus d’une pièce d’argent, en demeura toute retournée et passa une partie de sa nuit à imaginer de quelle façon elle pourrait s’en faire adresser un second. Quant à son nom – car il en avait un, bien entendu – il ne convainquit personne. C’était un nom simple, sans particule et fleurant bon la vieille Normandie. Du coup l’idée s’ancra dans plus d’une cervelle qu’il ne pouvait qu’en cacher un autre. Pourtant aucun secret, aucune illustration occulte ne se cachait, et pour cause, sous le nom de Guillaume Tremaine…

Sous de grands parapluies, les chaises à porteurs avaient l’air d’éclore subitement en énormes fleurs de satin, de velours et de dentelles à mesure que l’on en extrayait les dames en robes à paniers que leurs hautes coiffures poudrées à la mode de Versailles obligeaient à voyager à genoux. Pendant ce temps, Guillaume et Félix, dans le petit salon qui joignait leurs chambres à l’hôtel du Grand Turc, soutenaient une discussion animée tournant une fois de plus autour de la passion bottière du premier.

— Si tu veux qu’une société t’accepte, plaidait le second, tu te dois d’adopter ses usages : on ne se présente pas botté dans un salon. Tu as fini par l’admettre à Paris, alors pourquoi pas ici ? On s’y habille exactement de la même façon.

— Peut-être, mais je vois les choses différemment. Je ne suis pas certain de souhaiter m’intégrer à cette société-là…

— Si tu veux vivre dans la région, tu n’as pas le choix…

— Crois-tu ? Réfléchis un peu ! J’ai déjà, m’as-tu dit, une réputation d’originalité, pour ne pas dire d’animal curieux. En ce cas, pourquoi donc ne m’accorderait-on pas le droit aux différences ? Je trouve que du daim souple parfaitement assorti à la teinte de mes vêtements est au moins aussi élégant que vos boucles précieuses, vos rubans et ces bas de soie blanche qui coupent la silhouette. À Porto-Novo, j’allais pieds nus parce que je trouvais mes sandales gênantes. C’est un peu la même chose : je ne suis jamais à l’aise dans ces chaussures, le cuir est trop dur !

Félix éclata de rire :

— Tu me la bailles belle ! Tes pieds ont autant de corne que ceux d’un mendiant de Pondichéry. C’est tout simplement de la mauvaise volonté ! Et comment feras-tu si l’on danse ?

— Celui qui me verra danser n’est pas encore né. Je ne me sens pas l’âme d’une bayadère… En outre, tu as vu le temps ? Comment comptes-tu te rendre chez ta belle dame ?

— Nous pouvons demander une brouette9 ?

— Pour ressembler à des notaires ? Très peu pour moi. J’irai à cheval, mon bon…

— C’est à deux pas !

— À plus forte raison ! Heureusement qu’il pleut ! Tu aurais tenté de me persuader d’aller à pied…

Au fond de lui-même, Guillaume admettait volontiers ce que cette joute oratoire sur un détail de toilette pouvait avoir de puéril, et pourtant il y voyait une importance. Pendant les quelques semaines passées dans la capitale avec son ami, il s’était plié d’assez bonne grâce aux règles – souvent incompréhensibles à ses yeux – des salons : c’était sans conséquence. Ce soir, au moment d’aborder la fine fleur d’une région qu’il entendait marquer de son sceau, il prétendait le faire en arborant ses propres couleurs. D’autant qu’il savait, par Félix, l’importance de cette femme qui, la première, l’accueillerait tout à l’heure dans une société qu’il détestait d’instinct bien que Félix, qu’il aimait bien, en fît partie.

Leur amitié datait d’environ trois ans. Récente donc, elle possédait toutefois, sans le moindre doute, cette force et cette solidité qui résistent aux avatars de l’existence. Du jour de leur rencontre, tous deux s’étaient reconnus comme frères. Ils tissèrent entre eux un lien plus étroit que s’ils étaient sortis du même ventre. Il est vrai que leur entente avait reçu le meilleur ciment : le feu des canons anglais essuyé côte à côte sur le pont d’un vaisseau du Roi, après quelques escarmouches vécues à terre, l’épée à la main…

Bien des affinités les rapprochaient dont les deux principales tenaient en peu de mots : la passion de la mer et la haine des Anglais. En outre, l’apparition de Félix dans la vie de Guillaume venait de jouer un rôle presque aussi déterminant qu’avait pu l’être celle du marin Jean Valette pour l’orphelin laissé pour mort sur une crique de La Hougue.

Laissant Varanville en contemplation hésitante devant plusieurs chemises dont les jabots différents posaient problème à son souci de perfection, Guillaume choisit de l’attendre dans sa propre chambre en compagnie d’un verre de vin d’Espagne destiné à combattre la vague nervosité qui lui venait.

Tournant le dos à la fenêtre derrière laquelle le ciel s’obstinait à pleurer, il alla tendre ses semelles aux joyeuses flammes de la cheminée. Depuis son retour en France, il se découvrait sensible au froid. Un comble pour un homme ayant vu le jour au Canada et dont les ancêtres venaient tous de ce Cotentin si regrettablement pluvieux ! Aussi, à certains moments comme ce soir-là, lui arrivait-il de se demander s’il parviendrait jamais à se créer, dans ce pays, des habitudes, à y prendre plaisir et à s’y attacher. Le soleil des Indes, des îles et des mers du Sud n’était pas seulement imprimé sur sa peau. Restait à savoir combien de temps il tiendrait contre l’envie brûlante de le retrouver… N’éclairait-il pas la tombe de l’homme qui, pendant plus de vingt ans, lui avait rendu un père ?

Assis dans un fauteuil, ses longues jambes étendues devant lui et les pieds sur les chenets, Guillaume s’accorda le loisir qu’il préférait : le retour en pensée aux années passées auprès de ce Jean Valette qu’il avait fini par aimer plus profondément peut-être qu’il n’avait aimé le docteur Tremaine ; la coquetterie sourcilleuse de Félix le lui permettait amplement.