— Tu n’es pas d’ici. Tu ne peux pas savoir comme les liens entre les châtelains et ceux qui les servent sont étroits, souvent amicaux, en tout cas empreints d’un certain respect.

— Ma mère savait qui était l’assassin et ma mère en est morte ! J’en serais mort aussi sans Père Valette…

— C’est bien ce que je dis. Tous les témoins ont disparu ou presque. Le peu qui reste n’acceptera jamais de témoigner par crainte des représailles. Même ce qui reste de ta famille !

Nerville est aux trois quarts ruiné, cependant il demeure un grand seigneur et, très certainement, il garde des hommes à sa dévotion…

— Quand je l’aurai abattu, qui restera à sa dévotion ?

— Pourquoi pas sa fille ? Elle est son héritière et n’aura que faire de toi. À la limite tu l’auras délivrée… peut-être, car nous ne savons rien de leur intimité…

— Je peux le provoquer en duel ? Une épée ou un pistolet à la main, je suis certain de le tuer.

— Il en sera certain aussi et il n’acceptera pas. Il n’y aura d’ailleurs personne pour lui en faire grief : tu es un roturier et ses ancêtres ont combattu avec les Tancrède, les Bohémond…

Tremaine se leva d’un bond, courut dans sa chambre et en revint avec le billet trouvé par Jean Valette dans la main encore chaude de Mathilde.

— Alors dis-moi qui a écrit ces quelques mots ? À tout le moins quelqu’un qui savait manier la plume, et la plupart des paysans sont illettrés. Seul le meurtrier a pu écrire ça.

— Sans doute, mais il n’y a pas de signature et tu ne possèdes aucun écrit de la main du comte.

Avec fureur, Tremaine remit le papier dans sa poche et alla se jeter dans son fauteuil si brutalement que le bois en cria.

— Fort bien ! Que me conseilles-tu, alors ?

— La patience ! Tu as le temps pour toi et ce serait stupide de te jeter sur Nerville pour le trucider d’une façon ou d’une autre.

— Attendre ? fit Guillaume avec amertume. Tu trouves que vingt-cinq ans, ce n’est pas assez ?

— C’est beaucoup, j’en conviens, mais sois honnête avec toi-même. Tu es revenu ici pour y réimplanter ton nom, ta famille, et rendre ainsi un hommage éclatant à la mémoire de ta mère. Je me trompe ?

— Non. C’est bien cela !

— D’autre part, tu n’étais pas certain de trouver Raoul de Nerville encore en vie. Pourquoi ne pas en revenir à ton premier projet et laisser faire le temps, les circonstances ? M. de Suffren aimait à faire état d’un axiome chinois, appris Dieu sait où : « Si tu restes assez longtemps au bord de la rivière, tu verras un jour passer le corps de ton ennemi. »

— J’aime assez cette maxime. Le malheur est que je ne suis pas certain d’être de ceux qui savent demeurer assis au bord d’une rivière. Je pars de ce principe que l’on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même…

Félix haussa les épaules, alla prendre le flacon de rhum dans un cabinet à liqueurs et revint vers son ami pour lui en verser une rasade.

— Ce qui importe, c’est ce que tu comptes faire de ton avenir. Si tu souhaites le borner au gibet ou au bagne, alors va sans crainte exécuter ce misérable. Mais si tu veux que ton nom compte un jour parmi les meilleurs de cette terre normande qui, crois-moi, vaut bien qu’on lui consacre quelques années, pour l’aider à vivre mieux et pour que les Tremaine, ceux qui naîtront de toi, en deviennent une des pierres angulaires, alors suis mon conseil ! Tu reviens avec une fortune : le monde est à toi ! Il faut savoir parfois regarder ailleurs que vers son passé. Je t’y aiderai.

Une petite étincelle railleuse s’alluma dans l’œil de Tremaine qui applaudit silencieusement.

— Quel talent ! Que n’as-tu choisi le Parlement plutôt que le Grand Corps10 ! Tu serais riche, à présent… Mais, au fait, et toi ?

— Quoi, moi ?

— Que vas-tu faire de ton avenir, pour reprendre tes propres paroles ?

Félix bâilla largement, sirota le contenu de son verre avec la mine d’un chat devant un bol de crème, et eut un large sourire.

— Cultiver la terre, très certainement ! Varanville m’attend depuis la mort de mon père et a grand besoin qu’on s’en occupe. J’aimerais aussi fonder une famille. Hélas, je ne vois guère de nobles damoiselles que mon charme pourrait convaincre de trier le linge, faire la cuisine, repeindre de vieux salons et coudre elle-même ses robes. Voire prêter la main aux travaux agrestes…

Guillaume éclata de rire, se leva et vint poser ses deux mains sur les épaules de son ami.

— Conseil pour conseil, et puisque nous en sommes à la culture, pourquoi ne te lancerais-tu pas dans celle de la laitue ? j’ai vu tout dernièrement un joli plant, riche, vivace et généreux qui prendrait volontiers racine dans ton solage…

— On ne peut jamais discuter sérieusement avec toi ! bougonna Félix. Nous ferions mieux d’aller au lit ! Demain je t’emmène chez moi. Tu verras qu’avant de songer à lui donner une châtelaine, il faudrait d’abord que je réussisse à lui rendre l’aspect d’un château…

VI

LA DÉCOUVERTE

Félix exagérait. Si sa demeure ancestrale ne possédait plus les dimensions d’un château, c’était la faute d’une aile privée d’entretien pendant plusieurs années, qu’une grosse tempête avait fini par jeter bas. Cependant Varanville n’en demeurait pas moins un charmant vieux manoir de ce granit gris rosé qui habillait tant de demeures en val de Saire. Avec sa tourelle octogone entourée de grands toits pentus couverts de schiste lustré à reflets verts, il observait les choses et les gens depuis la fin du XVIe siècle, ressemblant à un vieux seigneur plein de sagesse et de dignité qui regarderait passer le temps, entouré de vassaux fidèles et respectueux. Plusieurs bâtiments de communs apparaissaient près du vieux porche cintré coiffé d’un fronton triangulaire.

Évidemment, des herbes folles poussaient un peu partout dans ce qui avait été un petit parc où seul l’espace réservé au potager demeurait entretenu. Pour le reste, rosiers et autres plantes retournées à l’état sauvage faisaient ce qu’ils pouvaient. Tout près de là, une rivière bordée de saules chantonnait autour de grosses pierres que les grandes pluies recouvraient parfois.

Guillaume fut séduit et le dit tout simplement :

— C’est un joli domaine dont tu pourrais faire de grandes choses. Qu’est-ce qui t’a pris d’aller risquer ta vie sur les côtes de Coromandel ?

— J’ai toujours aimé la mer, et puis j’étais le cadet. Mon choix se résumait à l’Église et à Malte.

— La même chose en quelque sorte, puisque l’on y prononce des vœux.

— Pas tout à fait. Grâce à une relation familiale auprès du Grand Maître, M. de Rohan-Polduc, j’ai été admis comme chevalier de minorité mais lorsque M. de Suffren a armé pour les grandes Indes, j’ai demandé et obtenu la permission de me joindre à lui. Mon frère est mort alors même que nous venions de franchir Gibraltar et mon père trois mois après. Tu sais la suite. À présent et puisqu’il n’y a plus que moi, je souhaite me consacrer à ma terre…

— Si tu restes farouchement hostile à la demoiselle en vert, tu me permettras peut-être de t’aider ?

— Ne souhaites-tu pas posséder ton propre domaine ?

— Pourquoi ne serions-nous pas voisins ? Cela simplifierait les choses…

— Et j’en serais tellement heureux ! Accorde-moi trois ou quatre jours pour me réhabituer, puis nous nous mettrons en chasse !

En vérité, il était temps que le maître revienne. Un couple de serviteurs, dévoués depuis toujours à la famille, Félicien et Marie Gohel, veillaient à la ferme comme à la maison avec l’aide un peu négligente de deux jeunes valets. Or les voyageurs trouvèrent Félicien au fond de son lit avec un gros refroidissement pour avoir tiré d’un étang voisin, par la plus froide nuit de février, la fille du sacristain du village qui prétendait s’y noyer.

— Si ça a du bon sens ! commenta Marie, son épouse. Aller se mettre à l’eau à près de soixante ans ! Nous voilà bien avancés maintenant ! De quoi a-t-il l’air, ce grand dadais au fond de son lit, rouge comme pomme d’api à tousser tout le jour sous son bonnet de coton !

Mais Marie devait être beaucoup plus inquiète qu’elle ne voulait le laisser voir, car tout à coup ses nerfs cédèrent et elle s’écroula dans les bras de Félix en sanglotant :

— Vous allez le sauver, not’maître, pas vrai ? Maintenant qu’le bon Dieu vous a ramené par chez nous ? Depuis la mort du défunt M. le Baron, tout a été à la traverse : des pluies terribles, des vents à décorner les bœufs sans compter la maladie qui s’est mise aux vaches l’an passé et l’époux de not’fille mariée au Vicel qu’a pris la fièvre des marais… Et vous qu’étiez si loin ! On ne savait même pas si on vous reverrait un jour…

— Je suis là à présent et je ne partirai plus, Marie ! Tu peux en être sûre. Et voilà mon ami, M. Tremaine, qui vient s’installer dans notre région. Est-ce que tu crois que tu peux nous préparer à coucher et aussi à souper ? Ça sent bon, ce que tu fricotes dans ta marmite, mais est-ce qu’il y en aura assez pour deux convives de plus ?

Elle s’arracha à lui, essuya ses larmes à sa manche, remit en place son bonnet déséquilibré par l’émotion puis considéra les deux hommes avec des yeux pétillants de joie.

— Pour sûr que vous aurez tout ça ! Et des draps bien blancs et le meilleur maît’cidre et…

Du fond de ses couettes, Félicien se racla la gorge et bougonna :

— Tu crois qu’c’est des façons pour accueillir le nouveau maître, Marie ? Tu geins, tu pleures et tu oublies les convenances. J’vais t’montrer, moi !

En même temps il descendait de ses matelas, fourrait ses grands pieds dans des pantoufles et se dressait dans sa longue chemise de nuit qui lui donnait l’air d’un ours habillé, aussi grand et vigoureux que sa Marie était petite et maigre. Puis il vint la prendre par la main et tous deux firent un beau salut à leur jeune maître.

— Soyez le bienvenu sur vos terres, monsieur le Baron, dit Félicien gravement. Ça va être un vrai bonheur d’vous servir comme on a servi vos défunts parents… et sacré bon sang d’sort, j’veux bien être pendu si d’main j’fais pas avec vous le tour du propriétaire !

— Mais Félicien, tu n’es pas guéri ?

— Pas guéri ? Ma foi, j’crois bien qu’si ! Avec une bonne bouteille de vin – y en a encore pas mal au cellier ! – vous êtes sûrement la meilleure médecine que j’puisse trouver ! Et puis, ajouta-t-il avec une grande dignité que son accoutrement ne parvenait pas à diminuer, c’est à moi que r’vient l’honneur de vous r’mettre vot’maison, monsieur le Baron !

Ému, Félix les embrassa tous les deux puis entraîna son ami à la découverte de la demeure où Marie, flanquée de Jeannet, l’un des jeunes valets, les précédait pour allumer les feux, ôter les housses des meubles, ouvrir les contrevents et enfin préparer deux chambres. Félix l’arrêta au moment où elle s’apprêtait à mettre la salle à manger en service.

— On mangera à la cuisine avec vous et jusqu’à nouvel ordre, décida-t-il. Les habitudes, nous les reprendrons petit à petit. Varanville doit renaître…

On but joyeusement à cette renaissance. Pour sa part, Guillaume éprouvait une impression étrange en dînant près de cette vaste cheminée au-dessus de laquelle se croisaient des mousquets anciens : il croyait se retrouver, bien des années en arrière, auprès de l’âtre des Treize Vents. Il voyait d’ailleurs un signe dans le fait que ces images de son passé lui venaient pour son premier soir dans un lieu si proche de celui où reposait sa mère. Et il dormit comme un enfant, dans une chambre où le grand feu ne réussissait pas encore à chasser une senteur d’humidité due à ce que personne n’y avait couché depuis longtemps.

Il s’éveilla tard, au bruit du grand ménage auquel Marie se livrait depuis l’aube avec une énergie inattendue chez cette petite femme qui, bonnet compris, n’arrivait pas au menton de son époux. Quant à Félix et son intendant, ils couraient déjà la campagne depuis deux heures…

— Vous allez avoir toute votre journée à vous, monsieur Guillaume, lui dit Marie, déjà familiarisée avec son nouveau pensionnaire, en lui servant un copieux déjeuner. Que voulez-vous en faire ?

Tremaine jeta un coup d’œil au rayon de soleil qui venait caresser son omelette à travers la fenêtre à meneaux de bois.

— Puisqu’il fait beau, j’aimerais découvrir un peu les alentours. Si Jeannet veut bien me seller mon cheval ?

— Il vous attendra sitôt votre café bu !

— On boit du café, par ici ? fit Guillaume, amusé. Je croyais qu’il était difficile d’en trouver en dehors de Paris ?