— Paris, Paris, Paris !… Nous ne sommes point si retardés ! Défunt M. le baron Henri, père de notre Félix, ne savait plus s’en passer, et comme ceux de Valognes sont toujours à copier le beau monde de la Cour, on n’en a jamais manqué… jusqu’à la mort de M. le Baron, bien sûr ! Mais j’ai gardé ce qui restait dans un pot.

Le reste en question était atroce et ne ressemblait en rien à ce que Tremaine avait bu en île de France, à Bourbon ou dans les cafés du Palais-Royal à Paris, mais Marie en était si fière qu’il préféra laisser le cruel flambeau de la vérité à Félix et se contenta de réclamer, pour faire passer le goût, un peu de cette vieille eau-de-vie de pomme qu’on lui avait fait apprécier la veille.

Après quoi il partit pour un premier voyage de découverte dans la lumière neuve de cette journée printanière au pas paisible que lui suggérait une saine digestion. Un instant, il arrêta son cheval sur le petit pont romain qui enjambait la Saire, hésitant sur sa destination. Il savait par Félix qu’en suivant le cours allègre de l’eau il arriverait, au bout de trois petites lieues, à l’estuaire qui se perdait dans les vases et les sables entre Réville et Saint-Vaast-la-Hougue. Mais il ne se sentait pas encore prêt à affronter les terribles souvenirs, même pour la joie de revoir la maison paisible et le visage hardi de Mlle Lehoussois. Ce qu’il voulait, c’était errer au hasard dans cette campagne à peine entrevue jadis afin d’y éprouver la solidité de ses racines maternelles : si souvent, tandis que ronronnait son rouet, Mathilde rêvait tout haut à ce val de Saire qu’elle peuplait de fées, d’esprits sylvestres, de génies des eaux et de tout ce que rappelaient en elle les vieux contes entendus à la veillée. Racines paternelles aussi, bien que plus éloignées : Guillaume Tremaine l’aîné ne venait-il pas lui aussi du Cotentin ?

Lentement, en prenant son temps et même en laissant parfois la bride sur le cou du cheval pour mieux se livrer à ses pensées, Guillaume remonta la petite rivière, goûtant le charme des berges ombragées d’aulnes. Il vit de vieilles maisons enfouies dans la verdure en train de renaître, des petits ponts moussus, des chutes d’eau aussi qui faisaient tourner des moulins à papier. Il s’arrêta un long moment à regarder l’eau jaillir des roues puis retomber en cascade d’où naissait une écume légère.

Cette allure finit par indisposer son cheval, un magnifique pur-sang à la robe noire lustrée acheté à Paris mais baptisé Ali en souvenir du nabab de Mysore qui avait été l’ami de Père Valette. Avisant soudain un chemin qui s’enfonçait dans les bois, Ali s’y engagea résolument sans laisser à son maître le temps de décider si cela lui convenait ou non. Le premier réflexe de Tremaine fut de le retenir mais il y renonça vite.

— Où m’emmènes-tu comme ça ? Tu as une idée derrière la tête ?

Le cheval parut acquiescer. Il hennit puis poursuivit son chemin d’un pas allègre, s’enfonçant au cœur des bois dans le parfum de l’oseille sauvage, des premières primevères et aussi des violettes qui montraient déjà un œil bleu au milieu des feuilles noircies par l’hiver. Toute cette région du Cotentin bénéficiait d’un climat plus doux par la grâce d’un courant marin et le printemps, s’il n’était pas exempt de tempêtes, s’y montrait précoce.

Le sentier montait légèrement à travers les arbres où, entre les bourgeons prêts à éclore, pointaient des flèches de lumière blonde. On dépassa une chapelle en ruine puis, plus loin, une hutte de charbonnier que Guillaume, ignorant où il allait aboutir, repéra soigneusement comme il le faisait jadis avec Konoka lorsque l’Indien permettait qu’il le suive à la chasse. Cette forêt lui rappelait un peu les rives boisées du Saint-Laurent, bien que l’on n’y vît ni sapins ni érables : cependant les chênes, les hêtres, les frênes et les ormes appartenaient bien à ce monde septentrional, si éloigné des exubérances délirantes des forêts indiennes aux touffeurs perfides et où le danger peut apparaître à chaque pas. Au fond, ce bois où l’entraînait son cheval était pour Guillaume le premier où il errait sans but précis depuis qu’il avait quitté la côte de Coromandel et, surtout, son premier bois normand.

La pente s’accentua et, curieusement, Ali pressa l’allure comme pour faire savoir que l’on ne tarderait pas à arriver. Les arbres s’éclaircirent, laissant deviner une maison, puis une autre. Enfin, on déboucha au pied d’une vieille église cernée d’un petit cimetière et, à ce moment précis, se découvrit un paysage immense que Guillaume reconnut : c’était celui-là même qu’ils avaient contemplé depuis la carriole du père Clot, lorsque lui et sa mère arrivaient de Valognes. Pourtant, c’était différent, parce que plus démesuré encore. De la petite clairière qui formait terrasse, il pouvait voir bien au-delà de La Hougue, jusque vers les îles Saint-Marcouf et les grandes grèves des Veys, plus loin que Réville, jusqu’au clocher carré de Barfleur et, plus loin encore, jusqu’aux dangereux brisants du raz à l’extrême pointe orientale du Cotentin que marquaient des remous violents. Le temps, merveilleusement clair, et le soleil déclinant permettaient de distinguer bien des détails pour qui possédait une bonne vue, or celle de Guillaume, habituée à fouiller les horizons marins, était des plus perçantes. Il voyait Saint-Vaast étendu à ses pieds avec sa Longue Rive, bâtie pour rejoindre le bourg à Réville, ses forts et ses marais salants, l’église et le château de Réville, l’une fièrement dressée sur sa butte et l’autre couché à ses pieds comme un grand chien nonchalant. Il voyait surtout la mer, immense, changeante, moirée, scintillante de l’or liquide versé par le soleil. Elle semblait l’aboutissement naturel de ce grand tapis de prés, de bosquets et de haies vives qui s’allongeait, paisible et doux, au bas de l’éperon rocheux habillé de fourrés et d’arbustes, au bord duquel s’était arrêtée la course d’Ali.

Il ne bougeait plus à présent, le grand cheval. Sa tête fine pointait dans le vent frais, naseaux frémissants, comme s’il en appréciait la senteur salée. Sans quitter des yeux l’horizon, Guillaume mit pied à terre pour faire quelques pas. Il marcha vers l’église – plutôt une chapelle – dont la tour à deux pignons coiffés d’ardoise semblait le regarder d’un air débonnaire. Derrière elle, on apercevait le chaume des toits d’un hameau. L’endroit paraissait désert, mais lorsque le promeneur s’approcha du petit porche, il vit un homme dans l’enclos des morts et alla vers lui. Assis sur un morceau de dalle brisée, le paysan – du moins en avait-il l’air, avec sa casaque en peau de chèvre noire et ses grandes guêtres qui couvraient à demi de lourds brodequins boueux – ne le voyait pas venir. Il semblait rêver, tapotant machinalement l’herbe rase du bout de son gourdin de frêne. L’instinct lui fit cependant lever la tête avant que Guillaume ne fût près de lui, laissant paraître un long nez assez fin, des yeux d’un bleu passé, une barbe dont les poils gris se mêlaient à ceux de sa veste, et une masse de cheveux blanchissants.

— Je vous demande excuses si je trouble votre méditation, dit Guillaume courtoisement, mais je voudrais savoir le nom de cet endroit ?

— On dit « La Pernelle ».

La voix était basse, enrouée et d’une tristesse infinie. Gêné tout à coup à l’idée que le paysan visitait sans doute là un être cher, Guillaume remercia et voulut se retirer quand l’autre se releva, déployant une taille presque aussi élevée que celle du jeune homme, bien qu’il fût courbé. D’un geste machinal, il ramassa le grand chapeau noir à fond de cuve posé à ses pieds. À son tour, il considéra le nouveau venu, détaillant sa tête rouge à la ciselure hardie puis, passant par-dessus la haie qui fermait l’enclos, son regard alla se poser sur Ali qui se tenait toujours à la même place.

— Chercheriez-vous quelque chose ou quelqu’un ? demanda-t-il enfin.

— Quelqu’un, non, mais quelque chose peut-être. Mon cheval m’a guidé jusqu’ici et je l’en remercie car j’ai rarement vu plus bel endroit… Sauriez-vous me dire à qui il appartient ?

— Non. Peut-être au seigneur d’Ourville dont le vieux manoir se trouve dans la vallée… à Dieu, en tout cas, puisque vous voyez là sa maison. Et il est bon qu’il en soit ainsi…

— Pourquoi ?

— Regardez !

De son bras prolongé du bâton, l’homme décrivit dans l’air un large demi-cercle.

— Qui tient cet endroit tient sous son regard tout ce pays.

Ne vous fiez pas à l’image de douceur que lui prête le printemps. L’hiver, les grandes tempêtes viennent battre ce clocher à l’abri duquel se tapissent quelques masures peureuses. Elles tourbillonnent autour de lui comme pour rappeler à ce rocher ce qu’il endurait, il y a des milliers et des milliers d’années, quand la mer venait le fouetter de ses flots furieux…

L’étrange bonhomme s’enflammait à ses propres paroles comme s’il cherchait à évoquer un passé fabuleux. Guillaume le regardait avec curiosité.

— Comment pouvez-vous savoir cela ? demanda-t-il.

— Je le sais comme le savaient les anciens, fit l’homme en haussant ses lourdes épaules. Ici, les vents se croisent, venus des quatre horizons. Mais je vous dis là des choses qui ne sauraient vous intéresser…

— Plus que vous ne pouvez l’imaginer… J’aimerais acquérir au moins une partie de cet endroit avec ces bois qui montent vers lui…

— Pour en faire quoi ?

— Y bâtir ma maison, celle de la famille que j’y élèverai…

L’homme hocha la tête en secouant à nouveau les épaules.

— Ne l’espérez pas ! Personne, ici, n’acceptera de vendre à un étranger…

— Je ne suis pas un étranger, fit Guillaume non sans rudesse, blessé par le ton soudain dédaigneux de l’autre. Les miens sont issus de votre Cotentin : mon père était de Montsurvent, entre Lessay et Coutances. Quant à ma mère, elle est née là, en bas, à Saint-Vaast où son propre père s’occupait des salines…

Il y eut un silence. Le paysan se détournait, regardait lui aussi vers la mer. Peut-être estimait-il en avoir assez dit ? Guillaume s’écarta de lui mais il se remit à parler d’une voix plus enrouée que jamais. Comme il avait remis son grand chapeau noir, Guillaume devina ses paroles plus qu’il ne les comprit. Il disait :

— Et vous ? demanda-t-il. Où êtes-vous né ?

Le jeune homme commençait à trouver l’étranger bien curieux. Néanmoins il s’obligea à la patience : s’il voulait s’implanter dans cette région, il lui fallait ménager les indigènes.

— Très loin d’ici, répondit-il, au Canada, que l’on appelait alors la Nouvelle-France…

— Ah !

Brusquement, l’homme se retourna.

— Pardonnez-moi si je vous parais indiscret, monsieur, mais voudriez-vous me dire votre nom ?

— Tremaine, Guillaume Tremaine…

— J’en suis heureux pour vous, monsieur…

Cette fois, ce fut lui qui tourna les talons, se dirigeant à grands pas pesants vers la porte à demi écroulée du cimetière. Surpris, Guillaume cria :

— Et vous ? Ne me direz-vous pas votre nom ?

L’homme s’arrêta.

— Je n’en ai pas. Ceux qui me rencontrent disent « le Vieux » ou encore « l’Ermite »… Choisissez !

— Où habitez-vous ?

— Par-là !…

À nouveau, il tendit son gourdin dans un geste circulaire mais qui, cette fois, négligeait la mer pour indiquer la région, presque aussi vaste, des forêts. Puis il s’éloigna.

Guillaume ne chercha pas à le suivre. Il revint vers Ali, l’enfourcha avec aisance pour retomber souplement en selle. Puis, caressant l’encolure soyeuse :

— On rentre, soupira-t-il. Tâche de retrouver ton chemin !…

Un crépuscule mauve enveloppait le val de Saire quand il franchit le porche du manoir où Félix et Félicien étaient déjà rentrés. Il les trouva installés devant le feu de la cuisine tandis que Marie vaquait au repas du soir. Ils discutaient en tendant leurs mains vers les flammes et en les frictionnant pour les réchauffer. Avec ses cheveux bruns en désordre, sa chemise ouverte et la vieille veste à grandes poches qui avait dû appartenir à son père, Varanville était à peine différent du grand paysan qui lui faisait face. Guillaume pensa, avec un rien d’ironie, qu’il avait bien vite dépouillé l’élégant officier de marine, le commensal très « talons rouges » des salons parisiens. Il se demanda fugitivement ce qu’en penserait la pétulante mais si coquette Rose de Montendre si elle pouvait le voir à cet instant avec ses culottes tombant sur ses bas tandis que ses bottes séchaient sur un coin de l’âtre.

— Eh bien ? demanda-t-il en s’approchant du feu. Es-tu satisfait de ton inspection ?

— Oui. Félicien a raison. Nous avons de grandes possibilités, aussi bien dans l’élevage des bovins que dans les plantes potagères, car notre sol est excellent. Reste à savoir ce que me laisse la succession de mon père. Demain, je compte retourner à Valognes pour y voir le notaire de la famille…