— Si cela ne te contrarie pas, j’aimerais t’accompagner.
— Pour quoi faire ? lança Félix, déjà sur la défensive. Je crois t’avoir déjà dit que j’espérais bien me tirer d’affaire tout seul ?
— Aussi traiteras-tu sans mon aide. Si je désire voir ton notaire, c’est pour obtenir certains renseignements. De façon tout à fait fortuite, j’ai trouvé, je crois bien, l’emplacement de mes rêves. J’aimerais en savoir davantage.
L’œil de Félix se plissa sur une étincelle d’amusement.
— Déjà ? Cela tient du prodige !
— Peut-être, fit Tremaine, soudain grave. J’y suis arrivé par hasard, conduit par mon cheval qui, lui, semblait parfaitement savoir où il allait…
— Bel exploit pour un cheval parisien ! Peux-tu m’en dire plus ?
— Oui, grâce à un curieux personnage rencontré là-bas…
Et Guillaume raconta son excursion, l’émerveillement devant sa découverte et enfin sa brève conversation avec l’homme à la casaque de chèvre.
— Le connaissez-vous ? demanda-t-il en se tournant vers Félicien et Marie qui à cet instant se trouvaient l’un près de l’autre.
Ce fut la femme qui se chargea de la réponse :
— Non. Je l’ai peut-être vu, un jour, mais c’est qu’ils sont nombreux, ceux qui courent la campagne et se mussent dans les bois sans qu’on sache vraiment d’où ils viennent et de quoi ils vivent…
— Elle a raison, reprit son époux. Y’a les scieurs d’bois et les charbonniers, bien sûr, mais pas mal d’autres qui ont l’œil aigu et les dents longues. Quand on s’enfonce vers l’intérieur, y a ceux des marais qui grelottent de fièvre la moitié d’l’année et passent l’autre à ourdir des choses pas claires, des soldats déserteurs, des contrebandiers, quand c’est pas des francs brigands si redoutables qu’la maréchaussée, elle aime pas trop se risquer dans leurs parages. Y’a aussi les bergers qu’ont toujours un mauvais sort à vot’disposition pour peu qu’vot’ figure leur revienne pas. Et puis…
— Pourquoi me dites-vous tout ça, Félicien ? coupa Guillaume. Cela ne me concerne pas.
— Si, parc’que La Pernelle marque la fin d’leur domaine avec son rocher qui tombe d’aplomb sur la plaine et la tour d'l'église, c’est le doigt de Dieu qui leur défend d’aller outre ! Si vous bâtissez là, il vous faudra des terres et où c’est qu’vous les prendrez sinon sur les bois ?
Félix intervint à son tour : selon lui, Félicien exagérait. Le point le plus élevé de la région n’abritait pas que des gens sans aveu, bien au contraire : il y avait ceux du hameau, petites gens bien simples vivant de leur carré de terre et se louant ici ou là selon les circonstances.
— Tu oublies aussi un peu vite M. de Rondelaire, officier de justice et dépendant de la généralité de Valognes. C’est un homme à poigne qui ne laisse guère les malvenus s’approcher de son manoir d’Escarbosville…
— L’est sur la lisière, lui aussi, s’entêta Félicien. Et puis y peut pas être partout…
— Chacun fait plus ou moins sa police et ici, en val de Saire, on a toujours su se défendre…
— Il n’y a aucune raison que je n’en fasse pas autant, coupa Guillaume. La cause est entendue pour moi : ma demeure sera là-haut ou nulle part ! Marie, me bailleriez-vous un gobelet de votre maît’cidre ? Rien de meilleur après une longue course à cheval !
Cependant, il était écrit que Tremaine n’irait pas à Valognes le lendemain matin. Au moment où Félix et lui s’apprêtaient à partir, la courte avenue qui venait du porche résonna sous les sabots rapides de deux cavaliers, une femme et un homme : Mlle de Montendre suivie d’un valet.
— Sainte Mère de Dieu ! s’exclama Marie occupée à donner un dernier coup de brosse à l’habit de son maître. Qu’est-ce qui nous arrive là ? Une visite ! Qu’on en a pas vu depuis au moins deux ans ! Et une jolie visite encore !
En effet, vêtue d’une longue jupe d’amazone noire sous un petit spencer assorti d’où moussaient les dentelles d’un jabot, un tricorne crânement planté sur la masse chatoyante de sa chevelure un peu en désordre, la jeune fille paraissait beaucoup plus mince que dans ses falbalas verts si seyants fussent-ils. En outre son teint éclatant s’accommodait parfaitement de cette couleur sévère, d’autant plus que le vent de la course l’avivait encore. Guillaume se mit à rire.
— On dirait que tu as vraiment fait forte impression, mon ami ! En tout cas, tu dois remplir les devoirs où t’oblige la galanterie et te rendre à sa rencontre.
— Que me veut-elle ?
— La seule façon de le savoir, c’est d’aller le lui demander. Je t’accompagne. Tu te sentiras moins désarmé face au danger…
Les deux hommes sortirent et Félix, qui voulut offrir sa main à la visiteuse pour l’aider à descendre de cheval, dut se contenter de la saluer profondément : elle ne l’avait pas attendu et venait de sauter à terre sans l’assistance de personne.
— Mademoiselle ! Quelle heureuse fortune me vaut de vous recevoir aujourd’hui chez moi ? fit-il d’un ton gourmé qui lui valut un éclat de rire en cascade.
— Apparemment vous ne connaissez pas les bons auteurs, monsieur de Varanville. L’usage veut que l’on dise « dans ma modeste demeure », même s’il s’agit du palais d’un roi ! Cela dit, je suis heureuse de vous voir et de constater que vous vous portez à merveille. Mais… je vous dérange peut-être ? ajouta-t-elle avec un coup d’œil à Jeannet qui tenait en main les brides des deux chevaux. Vous alliez sortir ?
Félix saisit la balle au bond.
— En effet ! Un important rendez-vous à Valognes où l’on m’attend ! Croyez que je suis au désespoir d’avoir à vous prier de me dire sans trop de délai ce que vous souhaitiez me communiquer…
Rose lui dédia un sourire qui était un poème d’ironie gentille.
— Allez à vos affaires sans remords, cher ami ! Je m’en voudrais de vous être d’une quelconque gêne. Au surplus je dois vous demander excuses moi aussi, car c’est M. Tremaine que je souhaite entretenir d’un sujet important. Et si vous voulez bien m’accorder pour un moment l’asile de votre jardin ? J’aperçois là-bas une assez jolie charmille…
Les deux hommes se regardèrent, sourcils levés. Guillaume nota, non sans une certaine satisfaction, que son ami, bien qu’il fît peu de cas de sa visiteuse, avait l’air plutôt vexé.
— Mais je… je vous en prie ! Ma maison est à vous et je vous laisse…
— Que c’est aimable à vous ! susurra Rose, suave.
— Je vous en prie ! C’est tout naturel… ah, j’allais oublier de vous demander des nouvelles de Madame votre tante. Je suppose que Mme de Chanteloup et vous-même séjournez au château ?
— En effet. Nous venons d’y prendre nos quartiers d’été et, à ce propos, elle m’a chargée de vous prier à déjeuner, tous les deux, pour le 16 d’avril qui est un mardi. Viendrez-vous ?
— Eh bien mais… oui, bien sûr… si M. Tremaine est d’accord ?
— J’en serai très heureux, fit l’intéressé avec un sourire narquois. Mon cher Félix, tu peux à présent vaquer à tes affaires…
— J’y vais ! En même temps je m’enquerrai de ce qui t’intéresse. Mademoiselle !…
Un nouveau salut, une pirouette puis, courant vers son cheval que Jeannet venait de séparer d’Ali, il sauta en selle et partit à fond de train pour rejoindre la route de Valognes. Mlle de Montendre le suivit des yeux avec un sourire attendri :
— Quel amour ! soupira-t-elle avec âme. C’est vraiment un être exquis ! Vous ne trouvez pas ?
— Aucun compliment ne me semble exagéré lorsqu’il s’agit de Félix, fit Tremaine avec gravité, mais peut-être ne devriez-vous pas vous attacher trop fortement à lui…
Soudain sérieuse, elle tourna vers lui son regard vert qui s’assombrissait.
— Que voulez-vous me laisser entendre ? Qu’il ne m’aime pas… pas encore tout au moins ? Je le sais, mais j’espère bien le faire changer d’avis.
— C’est alors qu’il serait malheureux, vraiment malheureux !
— Et pourquoi, s’il vous plaît ?
— Parce que, même passionnément épris, il s’interdirait de demander votre main. Et ne me demandez pas la raison. Vous la connaissez parfaitement.
— C’est une allusion à ma fortune ?
— Aussi discrète qu’il m’était possible. Félix est d’autant plus fier qu’il n’est pas riche. Fier au point de refuser l’aide que je ne cesse de lui proposer pour rétablir les affaires de sa famille qui me semblent en mauvais état. Songez qu’il pense à se faire cultivateur, à élever des vaches et à planter des légumes. Vous êtes habituée à une autre vie, je pense ?
— Notre Félix serait-il un adepte de M. Rousseau ? s’écria la jeune fille avec enjouement. J’en serais navrée, je le trouve ennuyeux au possible…
— Je n’ai rien remarqué de tel. Félix aime avant tout la mer. Mais il estime assez le nom qu’il porte pour souhaiter le perpétuer en léguant à ses enfants une situation digne de ce nom…
— Je vois. Cependant, vous auriez tort de vous tourmenter, monsieur Tremaine. Je ne suis pas assez sotte pour prendre M. de Varanville de front. Quant à mes goûts… vous pourriez avoir des surprises. Mais ce n’est pas de nous que je suis venue vous parler, et si vous voulez bien me conduire vers cette charmille dont je parlais tout à l’heure, je crois que j’aurais plaisir à m’y promener.
Pour toute réponse, Guillaume s’inclina et offrit son bras à la jeune fille. Lentement, ils se dirigèrent vers l’endroit choisi. Pendant de longues minutes, Mlle de Montendre, qui semblait perdue dans ses réflexions, garda le silence et son compagnon le respecta. Ce fut seulement quand on eut atteint les arbres que Rose ouvrit le feu.
— Vous êtes partis bien tôt, l’autre soir ? Qu’est-ce qui vous a pris de disparaître si vite ?…
— Pas si vite que cela. Nous nous sommes arrêtés un moment à une table de jeu…
— … et sans avoir même la courtoisie de me dire au revoir ! poursuivit Rose, ignorant superbement la remarque de Guillaume. Avez-vous donc oublié que je voulais vous présenter à une amie ?
— Il semblait, lorsque vous nous avez quittés, mademoiselle, que l’amie en question ne se trouvait pas au mieux pour faire de nouvelles connaissances. Si je me souviens bien, elle pleurait auprès d’une dame chanoinesse qui semblait l’exhorter ?
— Toutes ces vieilles filles confites en religion s’imaginent qu’en indiquant le chemin du Ciel et en prêchant la volonté de Dieu on porte remède à tous les maux de la terre ! marmotta Rose. Cette pauvre Agnès vivait jusqu’à présent une vie dépourvue de toute joie mais ce soir-là, chez Mme du Mesnildot, Monsieur son père a réussi à changer son avenir en cauchemar.
— Une sorte de prouesse, si je vous comprends bien ?
— Il n’y a pas là matière à plaisanter. La malheureuse a appris, à l’issue du souper, qu’elle allait se marier.
— C’est ça votre mauvaise nouvelle ? Il me semble que, pendant le souper en question, il était entendu qu’elle n’y arriverait jamais.
— Les faits changent rapidement lorsqu’il y va de l’intérêt de M. de Nerville. Il s’est trouvé un gendre. Le malheur veut que ce « bruman », comme on dit par ici, pourrait sans peine être son propre père si ce n’est son aïeul ! Il a décidé de la donner au baron d’Oisecour. Mais il faut que je vous explique ! Vous ne le connaissez pas…
Le temps d’un éclair, Guillaume revit le compagnon de jeu de Nerville, ce vieillard parcheminé, raviné de rides mais gaufré d’or comme une chape d’évêque.
— Si. Je lui ai même gagné quelques louis… Une sorte de ruine superbement accommodée sous une perruque vaste comme une houppelande ?
— Aucun doute. C’est bien lui. Admettez qu’Agnès a de quoi pleurer ! Épouser un homme qui a soixante ans de plus qu’elle, vous imaginez ? Même cousu d’or !
— J’imagine surtout que leurs enfants ne leur coûteront guère à nourrir, ricana Guillaume qui paraphrasait Louis XI sans s’en douter. Ce mariage-là sera blanc, voilà tout !
— Blanc ? Vous voulez dire gris… et gris très sale encore ! Le bonhomme a fait son éducation à la cour du Régent. On dit que, dans son château, il fait venir des filles de Cherbourg ou de Granville et que même parfois des jeunes paysannes disparaissent…
Le ton dramatiquement mystérieux de Rose fit sourire son interlocuteur.
— Voilà que vous donnez dans les contes de fées ! C’est à Barbe-Bleue que vous espérez me faire croire ?
— Vous êtes bien le seul à trouver cela amusant ! s’écria Rose, indignée. Pour accepter de donner son enfant à cette vieille araignée, il faut être Raoul de Nerville. Ma tante s’en pâme d’indignation à longueur de journée – ce qui m’oblige à vivre dans l’odeur des sels d’alcali. Je dois aussi mentionner tout de même que Mme la marquise d’Harcourt s’est montrée fort choquée et ne l’a pas caché au père indigne. Elle pense même en avertir son cousin, M. le Gouverneur de Normandie, afin qu’il intervienne… sachant parfaitement que cela ne servira de rien…
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