— Et pourquoi donc ?
— Parce que le vieux Oisecour sait bien se garder : il s’est fait une grande amie de la Polignac…
— Puis-je demander qui est la Polignac ?
— Il y a des moments où c’est bien agaçant de causer avec quelqu’un qui arrive tout droit des Grandes Indes ! soupira la jeune fille. Sachez, monsieur, que la Polignac est la favorite de la Reine dont elle fait ce qu’elle veut et que le gouverneur ne va pas s’aviser de mettre en péril son crédit en cours pour éviter qu’une tendre pucelle ne soit jetée au lit d’un vieux satyre, lequel était encore à Versailles il y a trois semaines. C’est pourquoi je suis venue vous voir.
— Moi ? fit Tremaine, abasourdi, mais que voulez-vous que j’y fasse ? Vous venez de le dire à l’instant, j’arrive du bout du monde et le vôtre m’est tout à fait étranger.
— J’en demeure d’accord ! Cependant on ne m’ôtera pas de l’idée que si quelqu’un peut empêcher ce mariage, c’est vous et personne d’autre !
— Ah vraiment ? Et à quel titre s’il vous plaît ?
Mlle de Montendre considéra un instant les traits si hardiment sculptés de son compagnon, s’attardant surtout sur ses yeux devenus sombres et où une petite flamme de colère naissante n’annonçait rien de bon pour qui le connaissait. Ce qui, évidemment, n’était pas le cas de la demoiselle. Néanmoins, elle était trop fine pour ne pas se méfier.
— Je n’en sais rien, fit-elle avec une grande simplicité. C’est vrai qu’à première vue il paraît insensé de faire appel à vous… cependant, plus j’y pense et plus je suis persuadée de ne pas me tromper. Si quelqu’un peut aider Agnès, c’est vous…
— Mais enfin pourquoi ? Vous n’êtes pas un peu folle ?
— Soyez poli, s’il vous plaît ! Le bel effet que cela ferait si nous étions ennemis lorsque j’épouserai Félix… Non, je ne suis pas folle… ou alors je le suis peut-être, mais en ce cas apprenez-moi pourquoi vous détestez Raoul de Nerville.
Si Guillaume accusa le coup, il n’en montra rien, se contentant de hausser les épaules.
— Insensé ! Moi, je détesterais cet… inconnu ?
— C’est même peu de le dire : vous le haïssez, vous l’exécrez.
— Qui a pu vous mettre cette idée en tête ?
— Vous-même ! Comme tous les gens fiers et courageux, vous ne vous méfiez pas assez de vos yeux et ils vous ont trahi : chacun des regards que vous lui adressiez l’autre soir était meurtrier. Lui non plus ne vous aime pas d’ailleurs, mais il ne sait pas pourquoi : simplement, comme il n’est pas complètement stupide, il flaire un danger.
Assez peu patient d’une manière générale, Tremaine sentait à présent la moutarde lui monter au nez. Cette jeune personne trop sûre d’elle-même commençait à l’agacer prodigieusement.
— Soit ! fit-il d’un ton cassant. Admettons que vous ayez raison ! Je hais cet homme, j’ai un compte à régler avec lui, je couve de sinistres pensées, tout ce que vous voulez ! Donnez-moi donc, en ce cas, une seule bonne raison de lever le petit doigt pour venir au secours de sa fille.
Les yeux qu’elle leva vers lui représentaient un véritable poème de candide confiance.
— Mais parce que, même si vous ne l’étiez pas à la naissance, même si vous ne portez pas de nom ronflant, vous êtes un gentilhomme doublé d’une sorte de héros de roman, et qu’en aucun cas ce genre de personnage n’abandonne une pauvre jeune fille au bord de la noyade. Et c’est le cas d’Agnès…
— Une maxime, que j’ai entendue je ne sais plus trop où, dit ceci : « On ne prend pas les mouches avec du vinaigre. » Vous êtes très habile, mademoiselle. Un peu trop, même ! Cependant, avant que je ne vous ramène à votre monture, souffrez que je vous pose une question : quelle conduite m’eussiez-vous suggérée… au cas où je fusse entré dans vos vues ?
— Celle de tout homme d’honneur qui pense avoir quelque chose à reprocher à l’un de ses semblables : vous le provoquez en duel et vous le tuez !…
— Tout simplement ? Par malheur, il existe quelques empêchements à votre petit plan. D’abord – et en admettant que je le suive – le « comte » de Nerville n’acceptera jamais de se mesurer à Guillaume Tremaine. Ensuite, je ne vois pas du tout sous quel prétexte je le provoquerais.
— Abandonnons le duel en ce cas. Il existe mille et une manières de tuer un homme…
— … et de se retrouver au bout d’une corde ? J’ai d’autres ambitions, mademoiselle de Montendre, et s’il se trouve que j’ai à régler certains comptes avec M. de Nerville, souffrez que je le fasse à ma manière et quand je le jugerai bon.
Je me demande d’ailleurs, ajouta-t-il en changeant de ton, si, en venant ici, vous ne plaidez pas aussi pour vous-même ? On dit cet homme fort amoureux de vous et tout à fait décidé à vous épouser…
La jeune fille s’empourpra sous une brusque poussée de colère.
— On ne m’épouse pas, monsieur ! Orpheline de père comme de mère, je dépends entièrement de ma tante… autrement dit de personne. Et je vous ai déjà confié mes projets sur ce sujet. N’y revenons pas !… Quant à vous, j’espérais plus de compréhension, de générosité… Vous feriez beaucoup mieux de me dire que ma pauvre Agnès ne vous plaît pas.
— Là n’est pas la question. Mais en fait vous avez raison : votre amie me laisse tout à fait indifférent…
— Où avez-vous donc les yeux ? Elle est belle, pourtant, et pleine de qualités, mais vous êtes comme tous les hommes : sous le vilain plumage gris vous ne savez pas voir le cygne en devenir. Vous pourriez prétendre à sa main et…
— … et même si elle m’attirait, je m’en garderais bien, pour deux raisons : afin de ne pas m’exposer à un refus offensant…
— Qui vous permettrait de demander raison au père ! fit Rose qui tenait à son idée.
Elle faillit mettre Guillaume hors de lui, mais il pratiquait depuis longtemps l’art de se contrôler. S’éloignant de quelques pas, il gratifia l’imprudente d’un sourire glacial.
— Quelle jeune personne obstinée ! Vous devriez mieux écouter ce que l’on vous dit, mademoiselle. J’ajouterai même ceci : même si j’étais, ce qu’à Dieu ne plaise, passionnément amoureux de Mlle de Nerville, je choisirais la fuite pour n’être pas tenté de l’épouser.
— Ce serait stupide !
— Croyez-vous ?… Il y a un détail auquel vous ne sauriez penser parce qu’elle est votre amie et que vous l’aimez : c’est que, justement, elle est la fille d’un homme infâme et qu’au milieu de ces grandes qualités que vous lui attribuez, je gagerais volontiers qu’il se cache quelques-uns des défauts de son père. Pour rien au monde je ne voudrais avoir des enfants qui ressemblent si peu que ce soit à cet as…
Il s’arrêta à temps mais Rose avait l’oreille fine.
— Qu’alliez-vous dire ? À cet a… Je parierais pour assassin ?
Guillaume ne répondit pas. Le visage impassible, tout à coup, il offrit son poing fermé à la jeune fille afin qu’elle y posât sa main.
— Puis-je vous raccompagner, mademoiselle ? Le temps passe et il n’est pas convenable qu’une jeune fille s’attarde dans une maison sans femmes.
Rose ne parut pas voir cette main. À la surprise de Tremaine, elle baissa la tête. La plume blanche de son tricorne cacha un instant son visage et les larmes qui montaient à ses yeux…
— Tant pis ! l’entendit-il murmurer. Pardonnez-moi de vous avoir importuné… Portez-vous bien, monsieur Tremaine ! Nous nous reverrons le 16 avril, comme promis…
Relevant sa longue jupe, ce qui dévoila ses bottes, elle courut vers l’endroit où l’attendait son palefrenier, posa le bout de son pied sur la main qu’il lui offrait, s’enleva légèrement en selle puis, tournant la tête de son cheval, partit à fond de train sous les ormes de l’avenue. Son mécontentement était inscrit avec une grande clarté dans ce galop rageur que Guillaume, perplexe, contempla jusqu’à ce que la poussière qu’il soulevait fût retombée.
Félix rentra fatigué et soucieux. Son ami devina sans peine la raison du pli creusé entre ses sourcils : l’héritage n’atteignait sans doute pas ce qu’il en espérait !… Quant à le lui faire avouer, ce fut une tout autre affaire. Il fallut du temps avant qu’il finisse par admettre que sa seule chance de salut se trouvait dans le produit de ses terres, si toutefois il parvenait à un rendement intéressant. Les travaux que réclamait le manoir devraient attendre au moins deux ans…
— À moins que tu ne veuilles te marier, ce n’est pas d’une grande urgence, remarqua Tremaine qui se garda bien d’offrir son aide. Grâce à ta vieille Marie, on n’y est pas si mal…
— Sans doute, mais venons-en à ce qui t’intéresse. Comme je le pensais, les terres libres de La Pernelle dépendent du marquis de Légalle, seigneur de Rideauville – un village entre La Pernelle et Saint-Vaast dont on répare actuellement l’église. Il l’a hérité il y a cinq ans de sa tante, Mlle de Beauvais, et accepterait peut-être une offre pour ce domaine qui doit compter environ cinq cents arpents.
Guillaume fit la grimace.
— Ce n’est pas beaucoup ! Tout juste suffisant pour un parc et une petite ferme. Je voudrais davantage…
Félix ouvrit de grands yeux.
— Pour quoi faire, grand Dieu ! Tu n’as aucune raison de te changer en paysan comme moi, ajouta-t-il avec un rien d’amertume.
— Pour mémoire, je te rappelle qu’il ne tient qu’à toi de contracter un très beau mariage. Bon, bon ! N’en parlons plus !… Quant à moi j’ai l’intention de faire de l’élevage, un peu de bovins mais surtout des chevaux. Et puis je songe aussi à implanter un chantier naval afin d’armer mes propres navires. Tu pourrais y avoir intérêt plus tard. Comme tu vois, je n’ai pas la moindre intention de vivre sans rien faire sur la fortune de Père Valette. Pas plus que de renoncer à la mer !… Mais cinq cents arpents…
— Tu agrandiras plus tard ! Les gens ne sont pas très riches ici. Les guerres de Religion et les Anglais ont laissé de grandes ruines et il y a eu aussi plusieurs années de peste…
— Je veillerai à ce que personne ne regrette mon installation dans le pays. Ceux qui travailleront pour moi seront bien payés.
— Noble intention, mais à propos de noblesse, je dois te mettre en garde : devenu propriétaire d’une partie de La Pernelle, tu ne pourras espérer l’ajouter à ton patronyme. Le marquis tiendra sans doute à conserver ses privilèges seigneuriaux.
— Pourquoi pas ? De toute façon, comme les autres manoirs dont tu m’as parlé et qui se trouvent dans les environs, ma propriété portera un nom que je n’ai aucune intention d’ajouter au mien. Tel que me l’a légué mon vrai père il me suffit et en le rallongeant j’aurais l’impression de porter un masque de carnaval. Cela posé, penses-tu pouvoir me conduire demain chez ce marquis ? Si nous tombons d’accord, il ne me reste qu’à faire venir la somme demandée…
La fortune de Tremaine se trouvait en effet judicieusement répartie entre la banque parisienne Le Coulteux, la maison d’armement malouine de son vieil ami Benjamin Dubois et certaine cachette pratiquée dans le puits de certaine petite maison des bords de la Rance, non loin de Saint-Servan, où il avait laissé son homme de confiance, l’admirable Potentin, jouer les retraités de la Marine en cultivant des salades et en attendant que Guillaume eût enfin élu, là où il le souhaitait, un domicile définitif.
— Avant d’en finir avec les questions financières, reprit Guillaume, j’ai quelque chose à te demander. Je ne sais combien de temps durera la construction de ma demeure ; veux-tu m’accorder l’hospitalité jusqu’à ce qu’elle soit habitable ?
— En voilà une question ? Tu es ici chez toi, tu le sais bien.
— À merveille ! En tout cas, si je suis ici chez moi, tu souffriras que je prenne quelques arrangements avec Marie et Félicien. Je refuse positivement d’être à ta charge…
— C’est ridicule ! protesta Félix. Pour une personne…
— Une personne ? Je vais faire venir des ouvriers : charpentiers, tailleurs de pierre, couvreurs, etc. Il faudra nourrir tout ce monde. Tes serviteurs vont avoir besoin d’aide… Alors, tu es d’accord ?
— Dans ces conditions, bien sûr ! soupira Félix. Je le répète, tu es chez toi…
Guillaume offrit à son ami ce sourire un rien moqueur qui lui donnait l’air d’un faune. Naturellement, il n’avait pas la moindre intention d’accabler Varanville sous une horde d’étrangers mais quelques-uns lui suffiraient pour améliorer discrètement les finances et l’état de la maison.
L’affaire fut rondement menée. Une semaine plus tard, Guillaume Tremaine signait les titres de propriété des six cents arpents de bois et de friches dont il venait de se rendre acquéreur. Son premier soin, pour obéir à une ancienne coutume évoquée par le notaire, fut de se rendre à Montebourg afin d’y faire un don à l’abbaye Notre-Dame-de-l'Étoile, jadis fondée par Guillaume le Conquérant.
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