Tandis qu’il revenait de ce petit voyage, il se sentait joyeux. Par son achat et par ce geste il prenait conscience d’être à nouveau partie intégrante d’un pays, comme il l’était jadis du Canada, et comme il ne l’avait jamais été des Indes. Et ce pays, ce n’était pas n’importe lequel mais celui-là même où, depuis la nuit des temps, les siens avaient vécu, aimé, souffert, travaillé, connu la joie et la douleur. Leurs os achevaient de se dissoudre dans cette glèbe vivante où lui-même irait un jour reposer. À cette idée, il sentait ses racines s’épanouir d’aise au fond de son cœur. Mais c’était à sa mère qu’il pensait surtout, à Mathilde que son retour devait combler de joie là où elle se trouvait.
Soudain, à l’entrée d’une route étroite, il vit un écriteau qui pendait, à demi arraché d’un piquet. La flèche de bois indiquait Nerville. Alors, pris d’une brusque envie d’apercevoir la tanière de son ennemi, Tremaine engagea Ali dans le chemin creux flanqué de haies vives jusqu’à ce qu’apparussent, par-dessus un bouquet d’arbres, les créneaux d’une tour carrée et deux poivrières grises. Il s’arrêta et, durant quelques instants, contempla ces toits. Son intention n’était pas d’aller jusqu’au château : la demeure maudite ne l’intéressait pas. On devait y étouffer plus encore que dans la lise mortelle des sables mouvants, s’y salir plus que sur un fumier… Pourtant sa mémoire lui présenta alors un pâle visage de jeune fille aux yeux débordants de larmes. La pitié lui vint. Cette enfant était bien jeune pour supporter le poids de tant de crimes ! Une victime comme les autres sans doute, et Guillaume se promit, quand viendrait l’heure du règlement de comptes, de la préserver autant que faire se pourrait. Mais qu’on ne lui en demande pas davantage !…
Jugeant qu’il en avait assez vu, il fit volter Ali presque sur place et embouqua le chemin creux à un tel train que les mottes de terre s’arrachaient sous les sabots du grand cheval noir.
Du haut d’un tertre, il retrouva la mer. Le soleil près du couchant y allumait des glaçures d’or où Guillaume vit le meilleur des présages pour les temps à venir. Quand il aurait nettoyé cette magnifique région de son poison, il y ferait tellement bon vivre !
VII
LES IDÉES DE ROSE
Guillaume foulait le sol de son propre domaine.
Les mains au fond de ses poches, il arpentait la longue terrasse encore boisée dont le sol irrégulier porterait sa maison et il en cherchait l’emplacement exact. Le surlendemain, un jeune architecte de Valognes chaudement recommandé par le marquis de Légalle, François Clément, viendrait prendre les premières mesures mais, ce premier tour du propriétaire, Trémaine tenait à l’effectuer sans autres témoins qu’Ali. Laissé en liberté près d’un jeune hêtre dont il grignotait distraitement les feuilles, le cheval surveillait du coin de l’œil les allées et venues de son maître.
Naturellement il faudrait que l’on pût admirer, depuis le plus de fenêtres possible, l’extraordinaire panorama. Cependant, tandis qu’il courait la région afin de découvrir la demeure correspondant le plus à ses rêves, Guillaume avait pu remarquer que les manoirs et les châteaux étaient presque tous orientés sud-sud-est à cause des vents dominants, mais M. Clément était sans doute au courant de cette particularité.
Les ambitions du nouveau « seigneur » avaient grandi en même temps que lui. En dépit de ce qu’il s’était juré, ce terrible jour de septembre 1759 en mettant le feu à la maison de son père mort, il ne pouvait plus être question de ressusciter les Treize Vents tels que le grand-oncle Richard les avait construits. Pas question non plus d’un palais à la mesure de celui qu’habitait Jean Valette aux Indes ! Sa demeure à lui, Guillaume la voulait spacieuse et claire mais simple, construite dans cette belle pierre blanche de Valognes que l’on appelait le « landin ». Non qu’il dédaignât le granit gris de Vire qui formait le corps de nombreuses gentilhommières, mais il lui suffisait que Nerville en fût bâti pour l’en détourner sans appel. Il désirait aussi de hautes fenêtres, un grand toit en pente douce couronné de vastes cheminées, ennobli d’un élégant fronton à la mode et de gracieuses lucarnes, un beau jardin avec des tapis de cette herbe fine et si verte dont, à Pondichéry ou à Porto-Novo, il gardait une nostalgie, souvenir de son enfance canadienne. Il faudrait abattre beaucoup d’arbres mais on en planterait d’autres d’essences inconnues par ici, comme des sapins et des mélèzes, des érables rouges aussi, même s’il fallait les faire venir de loin, de plus loin encore que de ce domaine au cœur du Cotentin, où, à ce que l’on disait, un grand seigneur, le duc de Coigny, cultivait les espèces rares à la faveur de l’humidité fine et de la douceur relative du climat… Et puis il y aurait des écuries, bien construites et spacieuses pour Ali et ceux qui viendraient le rejoindre. Il y aurait…
Guillaume se mit à rire tout seul. Il était comme un enfant à qui l’on vient d’offrir le plus beau des jouets : même sans fermer les yeux, il voyait se créer devant lui tout ce qu’il imaginait. Un observateur moins discret qu’un cheval aurait pu le prendre pour un fou, mais fou il l’était peut-être un peu : et c’était une récréation qu’il s’accordait avant de s’atteler à la rude tâche qui l’attendait. Personne du moins ne saurait que ce Tremaine secret et distant était capable de gambader, rire et chantonner comme un jeune garçon ! Et puis il faisait si beau ce matin !…
Personne ? Ce n’était pas certain. En se retournant pour évaluer la distance qu’il pensait mettre entre sa maison et la petite église, il aperçut soudain une forme noire qui se hâtait vers lui. Il s’agissait d’un vieux prêtre dont les cheveux blancs voletaient sous son chapeau rond. De toute évidence il sortait de la chapelle, et le visiteur matinal l’intéressait. Il l’aborda d’ailleurs avec un aimable sourire qui adoucissait son visage assez remarquable par ses grands traits bien dessinés et la multitude de ses rides. C’était un homme âgé mais dont les vifs yeux bruns et l’allure pleine d’aisance proclamaient la jeunesse intérieure.
— Me trompé-je en présumant que je me trouve devant M. Tremaine, le nouveau maître de ces quelques pièces de terre ?
— En effet, mais vous me permettrez de m’étonner. Comment pouvez-vous savoir que je viens de les acheter ? Les actes sont signés d’hier seulement…
— Souffrez que d’abord je me présente : je suis l’abbé de La Chesnier, le prêtre de La Pernelle où d’ailleurs je n’habite pas. Mon logis est au presbytère de Rideauville dont M. Ferreol-Levavasseur est le curé titulaire et mon ami. Naturellement, dès votre première visite, M. le Marquis nous a mis au courant.
— Diantre ! fit Guillaume, déjà sur la défensive. Et puis-je savoir comment vous avez pris la nouvelle ?
— Mais… le mieux du monde. Vous êtes, à ce que l’on nous a dit, un grand voyageur et il semble que vous apparteniez à la même confession que nous : M. de Légalle n’aurait pas accepté de vendre s’il en avait été autrement. Néanmoins, vous comprendrez sans peine qu’ayant charge d’âmes, je souhaite connaître mieux celui qui va devenir mon voisin.
— À peine, puisque vous n’habitez pas ici.
— Nous n’allons pas jouer sur les mots, et pas davantage au plus fin. Je peux vous être utile pour mieux connaître ceux qui vont vivre auprès de vous. Ce sont des gens très simples, très pauvres pour certains, et la foi est leur grand recours. Je dois veiller à ce que leur quiétude d’âme soit protégée. Or, vous venez des terres infidèles…
Guillaume se mit à rire.
— Des Indes, tout simplement, comme beaucoup de ceux qui, dans cette région, choisissent les métiers de la mer. Cela ne veut pas dire que j’adore Siva, Vichnou ou Allah ! Je suis né au Canada, d’une ancienne et bonne famille normande. Cela vous rassure-t-il ?
Le ton était cassant. M. de La Chesnier était trop intelligent pour ne pas sentir qu’il était en train de cabrer cet homme si différent de ceux qu’il côtoyait journellement. Il eut un grand sourire et tendit les mains pour saisir celles de Guillaume.
— Je viens sans doute d’être maladroit et je vous supplie de me pardonner. Aussi est-ce de tout cœur que je vous offre la bienvenue à La Pernelle. J’aimerais parler avec vous de ce Canada perdu où je comptais des parents, hélas jamais revus. Voulez-vous que je vous montre notre vieille chapelle ? J’espère bien vous y voir au moins chaque dimanche.
— Volontiers, mais il vous faudra attendre que j’emménage, fit Guillaume, sa bonne humeur retrouvée.
Bavardant de choses et d’autres, les deux hommes se dirigèrent vers le bord de la falaise pour rejoindre l’église. L’abbé désigna, tout près de là, un rocher affectant la forme d’une chaise.
— Vous intéressez-vous à l’histoire de ce pays ?
— Naturellement ! J’avais neuf ans lorsque je me suis trouvé confronté à la mort de la Nouvelle-France. Ensuite, j’ai eu le bonheur de combattre l’Anglais sur les côtes de Coromandel aux côtés de M. de Suffren. Vous allez avoir en moi un piètre paroissien, monsieur l’Abbé, car je n’ai jamais réussi encore à me défaire d’une solide rancune contre les Anglais ! Et vous n’y pourrez rien !
— Vous n’êtes pas le seul, hélas ! Les dernières attaques britanniques contre nos côtes ont laissé de terribles ressentiments. Et pourtant…
— Leur trouveriez-vous des excuses ? Vous ne savez rien du martyre vécu depuis trente ans par les Acadiens, des spoliations, des déchirements, des misères sans nombre que l’Anglais ne cesse de semer… Ne faites pas cette mine, monsieur l’Abbé, je vous ai prévenu que j’étais un curieux chrétien…
— C’est votre droit, mais n’en finirons-nous jamais avec ces guerres fratricides ? C’est la Normandie, mon fils, qui a conquis l’Angleterre et non le contraire…
— Je sais. La mémoire de mes parents valait bien des livres…
— Tenez ! poursuivit le prêtre comme s’il n’avait pas entendu et en s’approchant du bord de l’éperon. Vous voyez là-bas Barfleur ? C’est là que le duc Guillaume s’est embarqué pour conquérir la Grande-Bretagne et, dans ce même port, au temps où notre pays dépendait de Londres, nombreux sont les rois anglais qui venaient débarquer. Pour les pires aventures parfois, comme cette horrible guerre de Cent Ans : c’est là qu’en 1346 Édouard III, qui voulait porter secours à la Guyenne en mauvaise posture, a pris terre avec son fils, le Prince Noir, qu’il fit chevalier dans cette église de Quettehou : vous la voyez là-bas, à nos pieds…
— Je connais mal l’histoire de France, coupa Tremaine, mais si je dois l’apprendre ici, j’aimerais la trouver plus conforme à mes goûts. Vous vouliez me montrer ce rocher tout à l’heure ; que représente-t-il ? Encore un souvenir anglais ?
Cette fois, ce fut l’abbé qui se mit à rire.
— En effet… mais un faux souvenir. Avez-vous entendu parler de la bataille de La Hougue ?
— Je suis marin avant tout, monsieur, et ça, oui, je connais : cette horrible journée où, pour obéir à un ordre imbécile de Louis XIV qui voulait replacer sur le trône le sinistre Jacques II Stuart chassé par un stadhouder hollandais, le grand Tourville a dû sacrifier les plus beaux vaisseaux du royaume sous les yeux de ce maudit roi qui, de je ne sais quel observatoire, regardait mourir les marins français. Au fait, votre rocher serait-il cet observatoire ? En ce cas mes tailleurs de pierre l’abattront…
— Vous n’aurez pas cette peine car le roi ne s’y est jamais assis. Il se trouvait beaucoup plus au sud, au château de Quinéville. Mais si l’affaire de La Hougue vous intéresse, nous pourrons en parler à loisir, ajouta l’abbé qui rougissait tandis que ses yeux s’allumaient. Vous avouerai-je que cette terrible et magnifique histoire – car les nôtres s’y sont couverts de la gloire désespérée des grandes catastrophes – m’a passionné depuis l’enfance… J’ai pu recueillir des souvenirs…, ajouta-t-il sur un ton soudain de confidences amicales.
— En ce cas, conclut Tremaine, je crois que nous pourrions devenir amis. D’ailleurs…
Il s’interrompit. On atteignait le vieux porche dont le lierre dissimulait les blessures mais, avant de le franchir, Guillaume s’arrêta.
— J’ai quelque chose à vous demander, monsieur de La Chesnier, quelque chose qui, pour moi, est d’une extrême importance…
— Voulez-vous que nous restions dehors, ou bien préférez-vous entrer ?
— Entrer, si vous le voulez bien. Il vaut mieux que Dieu nous entende : cela le regarde au premier chef…
L’abbé poussa le lourd vantail qui grinça. Guillaume ôta son chapeau et franchit le seuil de pierre…
Un moment plus tard, il retrouvait son cheval et quittait La Pernelle, emportant avec lui une joie nouvelle qui augmentait encore son bonheur d’être à présent maître d’un vrai domaine. Il pouvait maintenant se rendre à Saint-Vaast, et ce fut allègrement qu’il dévala le chemin en pente qui y menait, un chemin dont il ferait plus tard une vraie route. Il était temps pour lui d’aller revoir Mlle Lehoussois…
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