Il la trouva dans son jardin où elle vaquait à ses semis de printemps. Comme elle lui tournait le dos, il ne vit d’abord qu’une jupe noire et le lien bleu d’un tablier. Le pas du cheval, en s’arrêtant, la fit se redresser et se tourner vers lui. Il mit pied à terre pour s’approcher de la barrière par laquelle on franchissait la haie d’épines et de tamarins.
Comme elle venait lentement vers lui, il put constater qu’en dépit des années elle n’avait pas beaucoup changé : seuls ses cheveux gris lui donnaient son âge car sa silhouette était la même, comme cela arrive chez les gens très actifs. Quant au visage, sa puissante ossature lui conférait une sorte d’éternité : c’était toujours le même grand nez, la bouche au tracé capricieux. Le teint, lui, demeurait tel que Guillaume l’avait connu : tanné dans la jeunesse par la vie au grand air, il l’était toujours autant. Peut-être les yeux bleus s’enfonçaient-ils davantage sous les épais sourcils, mais la majesté naturelle qui avait frappé l’enfant d’autrefois s’imposa de nouveau à l’homme qu’il était devenu.
Il mit le chapeau à la main, découvrant sa tête rousse, et sourit tandis qu’il demandait pour la forme :
— Mademoiselle Lehoussois ?
Une subite émotion fêla légèrement sa voix, chaude et sonore, dont le bronze pouvait atteindre, dans la colère, d’effrayants éclats métalliques. Il s’arrêta près de la barrière qu’on ne l’invitait pas à pousser : sans répondre, la vieille demoiselle s’approcha jusqu’à ce qu’il n’y eût plus entre eux que l’épais lacis de bois où elle appuya sa main, comme si elle éprouvait tout à coup le besoin d’un soutien.
— Ainsi, c’est bien toi ? exhala-t-elle enfin. Comment aurais-je pu l’imaginer ?
Ce fut au tour de Guillaume d’être surpris.
— Vous m’avez reconnu ?
— Dès que je t’ai regardé. Ta tête rouge n’est pas facile à oublier, tu sais, et elle n’a pas tellement changé. Sauf qu’elle est beaucoup plus haute maintenant ! Dieu, que tu es grand !
— C’est un reproche ?
— Tu sais bien que non ! Ta pauvre mère serait fière de toi… Mais entre donc ! Je te laisse là, derrière cette barrière, comme un colporteur qu’on a envie d’éconduire. Et fais entrer ton cheval ! Là, dans le clos, il sera à son aise…
— Gare à vos pousses de pommiers ! Ali a bon appétit…
— Ali ?… C’est un nom qui vient de loin.
— Comme moi. Mais vous avez piqué ma curiosité tout à l’heure. Vous m’avez dit : « C’est bien toi », comme si l’on vous avait annoncé ma venue ?
Ali lâché dans l’herbe neuve, Mlle Lehoussois fit entrer Guillaume dans la salle dont il conservait le souvenir. Il revit avec plaisir les carreaux rouges bien cirés, les belles armoires et le grand vaisselier aux pimpantes faïences de Rouen, le grand lit du fond et la vaste cheminée flambant clair près de laquelle on le fit asseoir.
— Tu t’appelles toujours Tremaine et tu arrives des Grandes Indes ? demanda Anne-Marie en tisonnant le feu sous le coquemar de cuivre qu’elle venait d’emplir d’eau.
— Oui. Et alors ?
— C’est bien toi qui viens d’acheter la moitié de La Pernelle à M. le marquis de Légalle ?
— C’est bien moi.
— Et tu t’imagines que, dans un coin perdu comme ici où tout le monde s’ennuie et passe la bonne moitié de son temps à regarder ce qui se passe chez le voisin, on peut faire de ces choses sans soulever un raz de marée de curiosité ? Hier, sur le port, on ne parlait que de toi et les descriptions allaient bon train. Les imaginations aussi, et ça galopait d’autant plus que personne ne t’avait encore vu, malgré ce que beaucoup affirmaient… Est-ce que tu aimes le café ?
Les yeux de Guillaume brillèrent comme ceux d’un gamin à qui l’on propose des confitures.
— Si je l’aime ? Je n’espérais pas en trouver ici…
— Qu’est-ce que tu crois ? Nous sommes un port ouvert sur le vaste monde ! On m’en offre de temps en temps.
— J’espère que vous savez le faire ? hasarda Guillaume qui se souvenait de l’infâme breuvage concocté par Marie Gohel.
— Tu verras bien !… Qu’est-ce que je disais ? Ah oui ! que les portraits les plus fantaisistes couraient sur toi. On te dit brun, rousseau, noir de poil et de peau, blond comme les blés avec la figure d’un sauvage d’Amérique, petit, grand, gros, maigre…
— En cherchant bien, il y a quelques traits de vérité. À présent vous pourrez mettre tout le monde d’accord.
— Pas tout de suite, peut-être. Vois-tu, ton nom est resté accroché dans une ou deux mémoires, et pas des plus bienveillantes. Tu as disparu de façon si subite la nuit où…
— Mais vous avez su ce qu’il en était ! Père Valette m’a dit…
— Tu l’appelles comme ça ?
— Je l’appelais comme ça. Il est mort voici bientôt deux ans et je l’aimais. Si je suis ici, bien vivant et à la tête d’une belle fortune, c’est à lui que je le dois. Mais laissons cela ! Pour en revenir à ce que nous disions, vous savez qu’il m’a emporté blessé, qu’il m’a sauvé, guéri, puisqu’il est venu vous voir une nuit. Je possède même toujours la petite lettre que vous lui aviez donnée pour moi…
Le dur visage se teinta de douceur à cette preuve de fidélité. Bien souvent, durant toutes ces années, Anne-Marie avait laissé son imagination courir à la suite de ce petit garçon si attachant qu’elle eût aimé garder auprès d’elle. Il était exactement l’enfant qu’elle aurait voulu avoir : il se montrait si différent de ces gamins geignards, sournois ou précocement brutaux dont elle avait contribué à mettre au monde une assez jolie collection. Elle le savait vivant parce qu’un jour elle était allée jusqu’à la maison du vieux Quinault. Elle y apprit seulement que Guillaume, guéri, était parti avec son protecteur pour l’Orient, siège de la Compagnie des Indes, où Valette entendait reprendre du service. Mais sur ces quelques mots, son imagination réussit à bâtir un univers à la fois coloré et menaçant qui penchait de plus en plus vers une fatale hypothèse à mesure que passait le temps sans qu’aucune nouvelle lui parvînt. Elle finit par penser qu’il devait être mort… ou alors qu’il l’avait complètement oubliée, ce qui la rendait presque aussi triste.
— Pourquoi ne m’as-tu jamais écrit ? dit-elle enfin. Tu pouvais bien penser que j’aurais au moins aimé savoir…
— Si j’étais toujours vivant ? J’y ai pensé parfois, mais Père Valette prétendait qu’il valait mieux garder le silence. De même, il ne voulait pas que je retourne au Canada. Il disait : « Lorsque j’aurai quitté ce monde, tu feras ce que tu voudras… » Depuis des années la maladie le rongeait. Il devenait faible et inquiet. Pour rien au monde je n’aurais voulu lui causer une peine, même légère. Pardonnez-moi !
— C’est oublié ! À présent, dis-moi pourquoi tu es revenu ici ? Pourquoi pas à Québec ? Tu aimais tellement ce pays…
— Ce n’est plus le mien mais celui des Anglais. Si étrange que cela puisse paraître, j’y étoufferais, je crois ! Ici, j’ai à faire !
— Tu es donc décidé à t’installer vraiment dans la région ?
— Pour quelle raison aurais-je acheté ces terres ? J’ai l’intention d’y construire une maison, ma maison, et je ne voulais pas venir à Saint-Vaast avant d’être certain de pouvoir y planter de nouvelles racines.
— Où loges-tu pour l’instant ?
— Au château de Varanville, chez mon ami Félix avec qui j’ai combattu à Gondelour et ailleurs.
— Il faudra que tu me racontes tout cela ! Un vrai rêve pour moi qui n’ai jamais été plus loin que Cherbourg !…
— Tant que vous voudrez… mais plus tard. Pour l’instant, je suis venu vous demander de me conduire à la tombe de ma mère.
Il semblait impossible que ce visage recuit puisse pâlir. C’est pourtant ce qui arriva : la figure de Mlle Lehoussois vira au gris tandis qu’elle serrait ses mains l’une contre l’autre pour les empêcher de trembler et tournait la tête afin d’éviter un regard qui, d’abord surpris, s’assombrissait. Comme elle ne répondait pas, Tremaine insista, soudain brutal :
— Eh bien quoi ? Qu’ai-je demandé là d’extraordinaire ? On l’a bien enterrée quelque part ?
La réponse vint enfin, du fond d’un corps soudain replié sur lui-même, portée par une voix à peine audible derrière le rempart de la tête courbée, protégée par les mains :
— Oui… mais pas comme je l’ai dit à Jean Valette…
Guillaume s’agenouilla, arracha de force l’écran des doigts tremblants qu’il maintint fermement dans les siens.
— Cela veut dire quoi ?
— Que j’ai menti quand j’ai dit qu’elle avait été enterrée bien chrétiennement… On l’a mise… derrière le mur du cimetière.
— Quoi ?
La vieille demoiselle prit une profonde respiration et se contraignit à affronter les yeux terribles.
— Quand on l’a retrouvée morte, au petit matin… il y a eu sur la ville comme un vent de panique et d’autant plus que personne ne pouvait dire ce que toi, tu étais devenu. Elle était tombée au même endroit que la pauvre fille Simon…
— Mais pas de la même façon ! Cette femme a été étranglée, si je me souviens bien ! Ma mère est morte poignardée…
— Ça ne changeait pas grand-chose ; c’était la coïncidence qui l’emportait. On a recommencé à parler du moine de Saire…
— Cette sottise ! fit Guillaume, méprisant.
— Eh oui… et puis la Simone Hamel s’en est mêlée. Si tu te rappelles, elle est ta tante…
— J’ai fait de mon mieux pour l’oublier, cette garce, mais quelque chose me dit que je vais avoir à m’en souvenir…
— Il ne vaudrait mieux pas ! Quoi qu’il en soit, elle a poussé les hauts cris, jurant que si on osait ensevelir Mathilde auprès de son père et de son frère, elle irait la déterrer de ses mains pour la jeter à la mer. Elle disait que vous deux, vous étiez venus apporter le malheur et la mauvaise chance, que sûrement Mathilde avait fait pacte avec le Diable…
— Et vous ? Vous n’avez rien dit ? Vous avez cependant une bonne voix, il me semble ?…
— J’ai fait ce que j’ai pu mais la Simone s’était assuré le concours des plus solides commères de Saint-Vaast. On en trouve toujours lorsqu’on veut faire le mal. D’autant que Mathilde était partie depuis dix ans, et que l’on enviait ce qu’ils appelaient sa fortune. Ce sont ces femmes qui ont gagné. À croire que les hommes, même les notables, en avaient peur ! Tout ce qu’on m’a accordé, ce fut un cercueil en mauvais bois où je l’ai couchée dans un beau drap, avec un chapelet entre les doigts…
— Et le curé ? Il a laissé faire ?… Encore un courageux, celui-là ! gronda Tremaine, bouillant d’indignation.
— Il était vieux… et malade. Lui aussi a eu peur de ces femelles enragées. Tout de même, par une nuit bien noire, à quelque temps de là, il m’a accompagnée jusqu’à… enfin là où elle est, et il a béni la terre où elle repose…
— Quant à l’assassin, bien sûr, personne ne l’a cherché ? Il est vraiment commode, votre moine fantôme ! Le malheur, c’est qu’à cause de lui un homme a été envoyé aux galères pour vingt ans !… Au fait, qu’est-il devenu, celui-là ?
— Personne n’en sait rien. Il a dû mourir dans les chaînes. Quant à moi, on m’a avertie discrètement de me tenir tranquille si je voulais finir mes jours dans ma maison… mais on m’appelle beaucoup moins qu’autrefois. Certains pensent même que je suis une sorcière…
— C’est un comble ! Mais qu’est-ce que c’est que ce pays arriéré à une époque où, à Paris et ailleurs, les gens ne cessent de rabâcher sur les lumières de l’esprit et sur la liberté de l’homme ?
Tremaine avait tiré son mouchoir et épongeait son front où la sueur perlait en gouttes épaisses, partagé qu’il était entre l’envie de vomir, le chagrin et une fureur qui faisait trembler son grand corps. Il s’était planté devant une fenêtre et regardait au-dehors les arbres, les haies et les toits, mais sans rien en voir. Devinant ce qu’il éprouvait, Mlle Lehoussois se leva et vint derrière lui.
— Guillaume… Je te demande de croire que le cœur me fend de te dire ceci… mais il vaudrait peut-être mieux…
Il se retourna tout d’une pièce.
— Quoi ? Que je reparte ? N’y comptez pas ! Je suis venu ici pour y rester et faire honneur au nom que je porte ainsi qu’à mes anciens. Je resterai. Votre nid de vipères ne me fait pas peur et je vous garantis que je vais leur apprendre le respect dû aux morts !
— Que veux-tu donc faire ?
— Vous le verrez bien… Sachez seulement qu’avant peu vous aurez de mes nouvelles… et que pour vous les mauvaises heures sont finies ! Vous aussi, je vous ferai respecter !
Saisissant la vieille demoiselle aux épaules, il l’embrassa sur les deux joues avec une vigueur qui mit à mal son bonnet, et sans attendre sa réaction sortit en courant, alla chercher son cheval, l’enfourcha et partit à cette allure de tempête qu’Ali et lui semblaient préférer à toute autre… Ce qu’il venait d’entendre l’obligeait à retourner à La Pernelle pour y revoir M. de La Chesnier avant de rentrer à Varanville : il serait certainement en retard pour le dîner et Marie, qui se donnait un mal fou pour ses « gentilshommes », comme elle les appelait, serait contrariée, mais au fond c’était sans importance. D’ici peu, ceux que sa présence ferait beaucoup plus que contrarier seraient infiniment plus nombreux…
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