— Vous êtes originaire de la capitale, mademoiselle ? demanda machinalement Guillaume tandis que, descendant de la terrasse, on contournait la maison.

— D’à peine quelques lieues vers le nord, mais les racines de notre famille sont bretonnes. Une fantaisie de mon père qui avait opté pour la diplomatie tandis que tous les autres servaient dans le Grand Corps…

— Vous appartenez à une famille de marins ? demanda Félix, agréablement surpris.

— Eh oui, mais comme nous autres pauvres femmes ne pouvons naviguer autrement qu’en passagères, je préfère me pencher sur les choses de la terre : les plantes, les arbres, les fleurs… et aussi les animaux. J’ai lu avec un vif intérêt les œuvres de M. de Buffon… mais nous ne sommes pas ici pour parler de moi. Pardonnez-moi, monsieur, si je semble vous avoir attiré dans une sorte de traquenard, mais il fallait à tout prix que je parle à votre ami sans témoins indiscrets. Il s’agit d’une chose grave et je vous promets de vous montrer le verger ce tantôt…

Au lieu de paraître contrarié, Félix eut un petit salut amusé.

— Ne vous excusez pas, mademoiselle. Il est extrêmement flatteur d’entendre que vous me considérez comme un homme discret. Parlez sans crainte et si vous souhaitez que je m’éloigne…

— Sûrement pas ! Au contraire, votre aide, si toutefois vous l’accordez, peut nous être très précieuse.

Puis, sans transition, Rose attaqua Guillaume :

— Eh bien, monsieur ? Vous avez vu ? Vous avez entendu ? N’éprouvez-vous rien face au spectacle que l’on nous donne aujourd’hui ?

— Ce que je ressens, mademoiselle, est une chose. Que le mariage de votre amie ne me regarde pas en est une autre…

— Encore ? Mais de quel bois êtes-vous donc fait ? Je vous croyais un gentilhomme…

— Vous ai-je jamais laissé entendre que je l’étais ? Tout au plus un gentilhomme d’aventures, ajouta-t-il avec un mince sourire de dérision. Je vous rappelle que vous ne savez rien de moi, c’est pourquoi je m’étonne de cet acharnement que vous mettez à vouloir me mêler à cette histoire.

— Je vous ai dit mes raisons…

— Sans doute, mais si je n’étais tombé l’autre soir au beau milieu du salon de Mme du Mesnildot, un peu comme un caillou dans une mare, qui auriez-vous chargé de votre mission salvatrice ? Félix, peut-être ?

Rose de Montendre devint toute rouge et jeta vers l’objet de ses amours, qui, à deux pas de là, écoutait leur joute orale en se rongeant un ongle, un regard de détresse.

— Non… non, c’était impossible ! En outre, vous pensez bien que, si quelqu’un de jeune et de fortuné avait voulu épouser ma pauvre Agnès, ce serait fait depuis longtemps.

— Vous voulez que je l’épouse ? C’est du délire, mademoiselle ! fit Tremaine avec sévérité. Je crois, moi aussi, vous avoir confié mes raisons…

— Je ne vous en demande pas tant, mais comprenez que, l’autre soir, vous m’êtes apparu comme le seul recours possible. Vous êtes étranger, sans attaches dans ce pays…

Félix de Varanville pensa trouver là une occasion d’entrer en scène. Lui aussi plaignait la malheureuse Agnès mais il s’insurgea contre les prétentions de la jeune Rose.

— Des attaches, dit-il avec douceur, mon ami souhaite justement s’en faire dans ce pays, ou plutôt les renouer. Vous ignorez sans doute qu’il vient d’acheter au marquis de Légalle une portion de La Pernelle afin de s’y faire construire une demeure ?… En vous écoutant, il risque de compromettre gravement sa position dans la société…

— Comme s’il y attachait de l’importance, à cette société ! fit Rose avec un haussement d’épaules plus vigoureux que poli. Je sais qu’il exècre Nerville et… qu’avez-vous dit ? M. Tremaine vient d’acquérir des terres ? J’en suis infiniment heureuse pour lui et pour vous, monsieur de Varanville, qui conserverez ainsi votre ami dans votre voisinage, ajouta-t-elle en changeant complètement de ton et avec un sourire si éclatant qu’il frappa Félix malgré ses préventions.

D’une voix beaucoup plus amène, il reprit :

— Qu’attendez-vous de lui, finalement ?

La jeune fille n’hésita qu’à peine.

— Qu’il m’aide à empêcher ce mariage grotesque. Rien de plus ! Par exemple… si M. Tremaine voulait se promener par ici, après le café, je pourrais… suggérer à mon amie de venir le rejoindre, en disant qu’il souhaite l’entretenir quelques instants. Peu de temps après, je me mettrais à sa recherche en compagnie du fiancé et si celui-ci pouvait croire à un… rendez-vous d’amour…

— Il ne lui resterait qu’à me provoquer ? s’écria Guillaume, hors de lui. Mais vous êtes tout à fait folle, mademoiselle ! Vous m’imaginez en train de me battre en duel avec cet ancêtre ? Vous voulez me couvrir de ridicule ?

— Vous n’y entendez rien ! J’amènerai aussi le père et c’est lui, selon toute vraisemblance, qui lancera le défi, vous donnant ainsi une occasion… tentante ?

— Il y a malheureusement trop de détails qui pèchent dans votre élucubration ! Je n’intéresse nullement Mlle de Nerville et je ne vois pas ce qui pourrait la conduire à accepter… un rendez-vous sous les branches.

— Vous voulez parier ?… Je ne vous demande rien d’autre que de revenir en cet endroit entre… disons trois heures et la demie. Le reste me regarde. Acceptez-vous ?

Les deux hommes se regardèrent, visiblement aussi peu enthousiastes l’un que l’autre. En dépit de l’étrange impression produite par la découverte d’une nouvelle Agnès, Tremaine éprouvait une violente envie de courir réclamer son cheval et de s’enfuir. S’il voulait la peau de Nerville, les jeux badins d’une péronnelle lui semblaient tout à fait indignes de sa vengeance. Une fois de plus, ce fut Félix qui traduisit pour son ami :

— J’ai peur, mademoiselle, que vous ne soyez en train d’inciter M. Tremaine à s’enfuir sans demander son reste.

— Je le croyais brave ?

— Il l’est. Imaginez cependant que les choses tournent de façon différente ? Mon ami est fort riche ; chacun le pense ici, et c’est la vérité. Plus riche, certainement, que le vieux Oisecour. L’idée peut venir à Nerville qu’un échange serait avantageux. Voulez-vous me confier quelle conduite vous conseilleriez à Guillaume si le comte lui proposait la main de sa fille ?

— De l’épouser sans hésiter ! fit Rose avec assurance. En dehors de moi, il aura beaucoup de mal à trouver mieux !

— Il ne peut en être question ! s’écria Tremaine, hors de lui. Mademoiselle, j’ai bien l’honneur de vous saluer !

— Restez, je vous en prie ! En ce cas… j’avouerais être l’auteur de cette comédie de salon. Vous avez ma parole !

Guillaume ouvrait déjà la bouche pour répondre mais Félix le devança :

— C’est une garantie. Cependant, avant qu’il n’accepte – car il va accepter, j’en suis certain –, je ne saurais trop lui conseiller un petit marché.

— Lequel ?

— Il est fort désireux – et pour une raison très grave ! – d’obtenir, dans la plus grande urgence, une audience de Mgr l’évêque de Coutances. Et une audience… favorable !

La jeune fille considéra tour à tour les deux hommes en se demandant visiblement s’ils n’étaient pas en train de se moquer d’elle, mais la mine sérieuse de l’un, celle franchement sombre de l’autre n’évoquaient aucunement la plaisanterie. Après un moment de silence qui rendit la parole d’abord aux oiseaux puis, au bout d’un instant, à la cloche du château, elle déclara gravement :

— Avant que vous ne nous quittiez, je vous remettrai une lettre de ma tante qui vous assurera le meilleur accueil. Sa générosité est si délirante que Monseigneur n’a vraiment rien à lui refuser. Néanmoins, à supposer qu’il s’agisse d’une affaire sérieuse, ce sera à vous de le convaincre.

— Dans ces conditions, je ferai ce que vous me demandez, assura Tremaine. Il est temps, je crois, de rentrer !

À l’heure prévue, Tremaine arpentait le bosquet en luttant furieusement contre l’envie de sortir sa longue pipe de terre et d’en inhaler quelques savoureuses bouffées. Mais comment imposer ce genre d’odeur, fleurant vaguement le boucanier, à une délicate jeune fille ? Cependant cette privation aggravait une mauvaise humeur qui n’avait pourtant point besoin d’être entretenue. Il se jugeait ridicule et, pour se consoler, se retranchait derrière l’espoir qu’Agnès ne viendrait pas et que le plan délirant conçu par Mlle de Montendre tomberait ainsi de lui-même.

Il regardait sa montre pour la dixième fois au moins, bien décidé à lever le camp sur la demie de trois heures, quand il la vit arriver. Miraculeusement, il oublia son mécontentement.

Elle avançait d’une démarche souple et lente, un peu hésitante peut-être, qui ne communiquait aucun mouvement à la partie supérieure de son corps. Son port de tête, plein de noblesse et de grâce, aurait pu être celui d’une altesse. Surtout, il était fort différent de cette attitude contrainte qui lui était habituelle lorsqu’elle se trouvait en compagnie de son père.

Il remarqua aussi la finesse des mains qui relevaient la longue robe pour faciliter sa marche et les reflets souples des cheveux noirs arrangés sur la nuque en un épais écheveau de nattes. La conclusion de cet examen fut que, si Agnès de Nerville n’était pas vraiment jolie, il lui arrivait cependant d’être très belle. Guillaume en vint même à se demander comment serait ce visage sous le soleil du bonheur : il ne l’avait pas encore vue sourire.

Comme il n’y avait plus entre eux qu’un rideau de branches, il les écarta pour lui livrer passage tout en s’inclinant.

— Mademoiselle, dit-il avec beaucoup de douceur car il la sentait facile à effaroucher, permettez-moi de vous dire ma gratitude d’avoir bien voulu m’accorder ces quelques instants d’entretien. Vous devez en être fort surprise ?

— Oui… oui, je l’avoue ! Que pourriez-vous avoir à me dire ? Nous venons à peine d’être présentés.

Sa voix surprit le jeune homme. Il s’attendait à un timbre timide, un peu frêle, un peu terne, en accord avec le personnage qu’on l’obligeait à jouer, or il entendait une voix chaude, un peu basse et d’une attachante douceur.

— Nous aurions pu l’être plus tôt. À Valognes, par exemple, où nous avons soupé ensemble, bien qu’assez loin l’un de l’autre…

— Je ne pensais pas que vous vous étiez seulement aperçu de ma présence…, murmura-t-elle en détournant les yeux. N’étiez-vous pas très entouré ? ajouta-t-elle avec une imperceptible nuance d’amertume qui n’échappa pas à Tremaine.

— Soutenir une conversation n’empêche pas de regarder… À présent, voulez-vous me permettre de vous poser une question ?

— Faites…

— Est-ce que vous chantez ?…

Il put soudain contempler deux larges prunelles d’un gris ravissant que la stupeur agrandissait encore.

— Fallait-il me faire venir jusqu’ici pour me le demander ? fit-elle avec l’ombre d’un sourire. Mais puisque j’y suis, je répondrai. Non, je ne chante pas…

— Pourquoi ? Vous avez une voix… musicale.

— Parce que mon père ne le permettrait pas… je ne dois rire ni chanter. À peine parler.

— C’est inconcevable !

— Non, puisque c’est sa volonté. Il… il déteste m’entendre.

Elle était à peine audible maintenant, n’émettant guère qu’un chuchotement trahissant la pesanteur de son sort et la souffrance qu’elle en éprouvait. Indigné, Tremaine sentait se lever en lui un étrange besoin de consoler, de protéger Agnès : à la seule évocation de son père, l’éclat qui éclairait son visage tandis qu’elle venait à ce rendez-vous incongru venait de disparaître. Cette constatation le rangea instantanément dans le clan de Rose : on ne pouvait laisser Nerville achever de détruire par un mariage odieux cet être que les simples lois de la nature lui ordonnaient d’aimer et de défendre.

— Il vous fait peur à ce point ?

— Plus que vous ne sauriez dire !

— C’est à cause de cela que vous vous laissez marier à ce… ce… je ne trouve pas de qualificatif qui traduise mon dégoût.

— Venez-vous donc d’un monde où les filles peuvent refuser d’obéir à un ordre paternel ?

— Non, reconnut-il. J’ai vu, aux Indes, des jeunes filles, presque des enfants, mariées sans qu’on se soucie de leurs sentiments à des vieillards, ce qui les vouait plus rapidement encore à un sort terrible. La mort du mari ne les délivrait pas car elles devaient alors se laisser brûler vives sur le bûcher où se consumait le corps de leurs époux…

S’il attendait une exclamation d’horreur, il fut déçu. Agnès haussa les épaules avec lassitude et leva sur lui un regard désenchanté.

— Êtes-vous bien certain qu’elles étaient si tristes de mourir, même de cette horrible façon ? Le feu purifie et le contact d’un homme tel que M. d’Oisecour me paraît la pire des souillures…