— Je fais ce que je peux mais, dites-moi, est-ce vrai que vous avez embrassé Agnès tout à l’heure ?

— Très vrai. Ce qui l’est moins, c’est cette fable d’amour qu’elle a osé inventer. Vous voudrez bien lui rappeler, mademoiselle, que ce baiser n’était qu’une simple… impulsion et qu’en aucun cas il ne peut être question d’amour entre la fille de Raoul de Nerville et moi. Elle vient de prouver d’ailleurs qu’elle est aussi perfide que lui…

— Je ne le lui dirai pas : sa charge de douleur est assez lourde… Quant à moi, je forme des vœux pour que, dans peu de jours, vous puissiez partir pour Coutances…

— Dans peu de jours ? J’y vais tout de suite, mademoiselle. Étant donné l’issue incertaine de ce duel, je n’ai pas beaucoup de temps devant moi. J’espère voir l’évêque demain.

— Demain ? Il y a près de vingt-cinq lieues…

— L’affaire de quelques heures. Je laisserai mon cheval à Valognes et je prendrai ceux de la poste. Avec de bons relais, j’espère être de retour dans deux ou trois jours…

Félix, qui connaissait bien son ami, ne discuta même pas le projet. Il savait en effet que le temps pour Tremaine était compté plus qu’il ne le pensait. Il se contenta d’accepter de régler, avec M. de Rondelaire, les modalités de la rencontre et d’aider le voyageur à faire son portemanteau.

Une heure plus tard, Guillaume partait pour Coutances.

VIII

JOURS DE COLÈRE

Ce matin ressemblait à un crépuscule tant le ciel était bas et la mer grise. D’un bout à l’autre de l’horizon un vent aigre soufflait sur les flots couleur d’ardoise qui renâclaient, clapotaient durement comme s’ils refusaient de se laisser ainsi malmener.

Le cimetière de Saint-Vaast se rencognait entre l’abside ronde de la vieille église et la baie. Les assises d’une ancienne redoute le soutenaient et empêchaient les flots d’inonder le séjour des morts, mais la tombe où l’on avait jadis jeté le corps de Mathilde ne bénéficiait pas de cette protection dont elle n’avait d’ailleurs aucun besoin : elle se trouvait trop à l’écart, au bord d’une friche et d’un sentier à peine tracé dans les herbes folles, pour que les tempêtes, si elles la mouillaient, pussent l’emporter. Seule une pierre tombée d’un muret en marquait l’emplacement. Une pierre que Guillaume, ne remettant ce soin à personne, venait d’enlever de ses mains nues et de rejeter dans les ronces.

À présent il se tenait debout à quelques pas, érigeant sur le ciel menaçant sa haute silhouette noire autour de laquelle claquait sa grande cape comme un drapeau autour de sa hampe. Ses cheveux rouges, semblables à des flammes, dansaient dans le vent. À ses pieds deux hommes creusaient après avoir arraché les broussailles, tandis qu’enfermant l’emplacement de leur cercle apeuré, les gens du bourg se pressaient autour du curé en surplis, d’un bedeau portant la croix et de deux enfants de chœur tellement énervés par l’événement que le prêtre avait grand-peine à les faire tenir tranquilles à coups de bourrades. Au-delà, un groupe d’invalides venus de La Hougue, des chevaux de main et plusieurs voitures élégantes.

Rose de Montendre, pâle et grave dans son amazone noire, se tenait debout auprès de sa monture en compagnie de M. de Rondelaire et des Mesnildot, à quelques pas du bailli du village et du commandant des forts de La Hougue et de Tatihou. Même la vieille marquise d’Harcourt s’était imposé le déplacement, mais elle contemplait l’événement depuis sa voiture où elle restait assise, une couverture de fourrure sur les genoux, une suivante à son côté. Quant à Félix de Varanville, il avait refusé de s’éloigner de son ami et demeurait un peu en retrait, à quatre ou cinq pas de lui, surveillant alternativement et avec une inquiétude croissante les progrès du travail des fossoyeurs et la petite foule villageoise : au premier rang s’y tenaient Simone Hamel – qui s’appelait à présent la Veuve Dubost, s’étant remariée à un patron pêcheur peu de temps après la mort de Mathilde – et ses enfants, Adèle et Adrien, les jumeaux âgés à présent de trente-deux ans et voués apparemment à un célibat perpétuel par leur refus obstiné de se séparer. Ils se tenaient par la main comme s’ils étaient encore de petits enfants. Dans ses habits de deuil, Simone, qui vieillissait mal, ressemblait assez, avec son long nez et ses yeux fureteurs qui ne restaient jamais en place, à une chauve-souris aux ailes repliées. Tous trois paraissaient extrêmement mal à l’aise, et visiblement ils auraient préféré être ailleurs mais c’était un ordre qui les avait amenés là, un ordre émanant à la fois du bailli Renouf et de l’évêque de Coutances, donc impossible à ignorer.

La veille, le crieur public, parcourant Saint-Vaast jusqu’en ses points extrêmes, annonçait la cérémonie expiatoire décrétée par la double autorité mais s’arrêtait spécialement chez Simone et deux ou trois autres commères dont Mlle Lehoussois fit connaître le nom. Elles étaient toutes là à l’exception d’une seule, clouée au lit par une forte fièvre.

Elle était là aussi, la vieille Anne-Marie, agenouillée face à Guillaume, de l’autre côté de la fosse que l’on était en train d’ouvrir et auprès du cercueil de beau chêne garni de satin blanc que Tremaine avait fait venir pour Mathilde… ou pour ce qu’il en restait, après vingt-cinq années.

Effrayée, non sans raison, à la pensée de ce que l’on allait découvrir, elle avait supplié Guillaume de renoncer à son macabre projet.

— Pourquoi ne pas faire ouvrir le mur du cimetière afin de l’agrandir ? Ainsi ta pauvre mère reposerait vraiment en terre chrétienne. Il suffirait d’une bénédiction solennelle.

Mais le jeune homme ne voulait rien entendre : une vraie tombe, digne de la femme qu’elle était, attendait Mathilde à La Pernelle.

— Elle sera la première à habiter là-haut, près de la maison qui aurait dû être la sienne et qui portera le nom de notre vieux « manoir » du Saint-Laurent…

— Tu te bats le lendemain, Guillaume, et tu ne peux être certain de l’emporter. Alors à quoi bon ?

— En ce cas j’irai dormir auprès d’elle, à l’ombre de l’église… et vous hériterez d’une partie de ce que je possède. Félix de Varanville sait déjà ce qu’il devra faire. Tout est en ordre. Inutile d’y revenir !

La discussion s’arrêta donc là. La vieille sage-femme, que ne faisait trembler aucune des sanies du corps humain, qui savait enfermer dans leur linceul les cadavres les plus répugnants, se demandait si elle allait trouver la force de supporter ce qui allait suivre. Jamais elle ne s’était sentie aussi vieille. Peut-être parce que ses genoux, habitués pourtant depuis l’enfance au contact de la terre, tremblaient, en dépit de l’épaisseur des vêtements, sur l’herbe humide qui lui parlait de rhumatismes. Dans ses mains, elle tenait un grand mouchoir à carreaux au milieu duquel se cachait un flacon de sels prêt à servir. Tout ce qu’elle espérait, c’était avoir le temps de se le mettre sous le nez. Alors, elle priait éperdument, du fond de son angoisse, pour que l’horreur s’éloigne d’elle et de ce garçon obstiné dont les yeux fouillaient la tombe…

Elle n’était pas bien profonde, d’ailleurs ! On ne s’était guère donné de mal pour couvrir le pauvre corps meurtri et Mlle Lehoussois le savait. Aussi les fossoyeurs, à qui Guillaume avait promis de l’or, procédaient-ils à leur tâche avec toute la délicatesse dont ils étaient capables. Ils y étaient allés à grands coups de pioche pour arracher les premières mottes où s’enracinaient les herbes folles, mais maintenant ils maniaient leurs outils précautionneusement comme s’ils craignaient de blesser celle qui reposait là. Chacun d’eux guettait le premier éclat de bois qu’il trouverait sur sa pelle…

Soudain, l’un d’eux, dont l’oreille exercée venait de percevoir une sorte de résonance, leva la tête et regarda Tremaine.

— Y s’peut que je m’trompe, mon gentilhomme, mais on dirait ben qu’la boîte a t’nu…

Il se pencha, se mit à écarter la terre à la manière d’un chien et découvrit bientôt une partie de la planche du dessus.

— C’est pas croyable, fit son compagnon. C’bois, c’est pourtant pas grand-chose, et y tient toujours après tant d’années ! À croire que l’Bon Dieu a point voulu qu’cette mauvaise terre touche la pauvre femme !

Se relevant aussi vite que le permettaient ses genoux ankylosés, Mlle Anne-Marie rejoignit au bord du trou le prêtre et son cortège juvénile. On pouvait voir le couvercle, il était entier.

— C’est un miracle, s’écria-t-elle en se signant ostensiblement. Et s’il était encore besoin du jugement de Dieu, je crois que nous l’avons. Qu’en dites-vous, monsieur le Curé ?

Celui-ci, l’abbé de Folleville nommé depuis peu par l’abbé de Fécamp coseigneur de Saint-Vaast, était un homme encore jeune. S’il venait de la région de Bernay en pays d’Ouche – presque un « horsain » pour ceux de la grande péninsule ! –, il n’en forçait pas moins la considération, voire le respect, de ses ouailles, si rudes et difficiles à manier qu’elles fussent. Cet homme des plateaux et des vallées savait parler le langage qui convenait à ces hommes de la mer, ainsi qu’à ces femmes difficiles à atteindre et si entières dans leurs inimitiés quand ce n’était pas leurs haines. Mlle Lehoussois était de celles qui l’intéressaient et qu’il savait sonder. Son exclamation grandiloquente lui arracha l’ombre d’un sourire.

— Un miracle, c’est un bien grand mot, fit-il, mais ce peut être un signe !…

Le vent du matin porta sa parole à la petite foule qui, du coup, se signa largement. Certaines de celles qui étaient là – les calomniatrices de Mathilde bien sûr ! – n’avaient pas obéi à l’ordre sans arrière-pensée ni sans concertation. La Simone et ses amies comptaient bien qu’il leur serait donné l’occasion de créer quelque scandale. À l’origine tout au moins, car la présence de l’officier de justice, du bailli, des soldats et des nobles voitures les incitait à la prudence. Aux paroles de M. de Folleville, elles comprirent qu’elles joueraient une aventure dangereuse en s’obstinant dans leur attitude.

Sortir le cercueil qui, tout de même, ne tenait plus guère était une tâche des plus délicates. Sur l’ordre de Tremaine, on se contenta de lever le dessus qui révéla une forme désincarnée, réduite, presque ténue sous un enveloppement de linge bruni et usé auquel on ne toucha pas. Guillaume ordonna que l’on soulève la dépouille à l’aide de la planche du dessous. Cela demanda un grand quart d’heure d’efforts avant que les restes de Mathilde fussent déposés, terre et fragments de drap y compris, sur la soie blanche qui l’attendait et que l’on referma, non sans que le prêtre eût dit une prière, encensé et aspergé ce qui avait été une belle jeune femme pleine de vie et d’espérance.

Tandis que l’on fermait le cercueil, qu’on le recouvrait d’une pièce de velours noir galonnée d’argent et qu’on déposait le tout sur le char attelé de deux vigoureux percherons qui allait conduire Mathilde à la demeure choisie par son fils, celui-ci se tourna vers le groupe des femmes que l’abbé de Folleville s’apprêtait à placer à la suite de l’équipage.

— Merci, monsieur le Curé, d’avoir proposé cette espèce de pèlerinage expiatoire, mais c’est inutile : je ne veux pas de ces femmes !

— Pourquoi donc ? Ce n’est pas une pénitence bien terrible, et elle est amplement méritée…

— Sans doute mais elles n’éprouvent aucun repentir. Elles sont là parce que, sur la décision de Mgr l’Évêque, vous l’avez ordonné. Cependant elles n’ont aucun regret de ce qu’elles ont fait. Aujourd’hui ma mère a remporté la victoire : elle n’a que faire de tramer, à la manière des triomphateurs romains, une poignée de captives derrière son char. Qu’elles s’en aillent ! Mathilde Tremaine n’en reposera que plus en paix.

— C’est… qu’il n’y a pas qu’elles.

En effet, une trentaine d’hommes qui s’étaient tenus à l’écart jusque-là, dans le voisinage des vieux soldats, se dirigeaient vers eux. Certains étaient déjà âgés, d’autres beaucoup plus jeunes, mais tous solides Cotentinois, pêcheurs, cultivateurs, artisans. Ils avaient des visages rudes et des yeux habitués à regarder la mer et le soleil. Le plus vieux, qui s’appuyait sur un bâton, vint droit à Guillaume.

— Je suis Louis Quentin, le fournier de Saint-Vaast. J’ai bien connu votre grand-père et surtout votre oncle Auguste qui était presque mon jumeau. Ce que j’ai à dire, c’est plutôt difficile parce que c’est pas d’hier qu’on a eu regret de ce qu’on a laissé faire aux femmes. Certains, dont moi, parc’qu’ils étaient pas là d’ailleurs… Mais il faut que ça soit dit. Que vous n’vouliez pas d’elles, ça vous regarde ! Nous, les hommes, on vous d’mande, comme une faveur, de nous laisser accompagner Mathilde jusque là-haut… Ça voudra dire que vous nous pardonnez en son nom et aussi ça s’ra un honneur. Et puis une façon de vous faire savoir que Saint-Vaast c’est pas seulement une poignée de commères à la langue trop bien pendue…