— J’en suis presque, de Saint-Vaast, dit Guillaume. Alors je sais ça depuis longtemps ! Croyez… que je suis touché de votre geste. Je vous en remercie du fond du cœur…
Plus ému qu’il ne voulait le montrer, il tendit les deux mains pour saisir celles de cet homme dont le regard chaleureux brillait de larmes, l’attira vers lui et l’embrassa.
— J’accepte bien sûr avec une grande joie. Nous ferons le chemin ensemble. Ce sera peut-être la seule fois où nous pourrons causer, vous et moi.
Guidé par Quentin, Guillaume salua tous ses compagnons, serrant à deux mains celles de l’homme qu’on lui présentait. Une joie profonde l’envahissait à les découvrir si proches de lui alors que, durant tant d’années, les gens de Saint-Vaast, à l’exception d’Anne-Marie et de deux ou trois autres, lui laissaient un souvenir d’amertume et de méfiance. Au fond de leurs yeux, il pouvait voir qu’ils le reconnaissaient surtout comme le petit-fils d’un homme aimé et respecté et non comme un personnage rendu puissant par une richesse qu’aucun d’eux n’atteindrait jamais.
— Puisque vous voulez bien accompagner ma mère jusqu’à La Pernelle, leur dit-il, nous allons marcher ensemble. Mais est-ce que le chemin ne sera pas un peu rude pour vous, monsieur Quentin ?
Ce fut son fils Michel qui répondit avec un sourire en coin :
— Faut pas vous fier à sa mauvaise jambe ! Il est capable d’aller d’ici à Barfleur et de revenir sans souffler ! Plus vif qu’un lièvre il est, le père !
— Cependant, j’espère qu’il acceptera mon bras…
Le char s’ébranla et le cortège des hommes à sa suite. Comme il convenait dans les cérémonies de funérailles, Mlle Lehoussois se disposait à prendre place derrière eux quand Félix vint lui offrir de faire la route en voiture. Elle refusa.
— Merci, monsieur, mais je suis bien plus solide encore que le père Quentin !
— D’autant que tu n’iras pas seule, s’écria Annette Quentin, la femme du vieux Louis. On doit bien ça à cette pauvre Mathilde à qui on a fait si grand tort !
— Pas toi. Tu n’en étais pas puisque tu étais chez ta sœur, à Morsalines.
— Sans doute, mais quand je suis revenue, j’ai appris ce qui s’était passé et je n’ai pas levé le petit doigt pour protester parce que j’étais comme beaucoup d’autres : j’avais peur…
Avec elle, cinq ou six femmes décidèrent de gravir, elles aussi, la longue et dure pente qui menait à La Pernelle, et ce fut le tour de la vieille demoiselle de s’épanouir. Il ne resta plus que trois irréductibles autour de la Veuve Dubost qui eut la désagréable surprise de voir sa fille se joindre aux autres, en dépit de la résistance qu’opposa son frère.
— Tu n’as aucune raison d’y aller puisque moi je veux rester avec la mère ! fit-il en essayant de la retenir.
Mais Adèle semblait bien déterminée.
— Ce que tu peux être bête ! siffla-t-elle entre ses dents. Tu ne crois pas qu’il serait temps de faire la paix avec le cousin ?
— J’vois pas pourquoi ? ricana Adrien. Ou alors, c’est qu’il te plairait plutôt ?
— Il n’est pas désagréable à regarder… et puis je ne vois pas pourquoi on n’essaierait pas, nous aussi, de profiter un peu de cette fortune qui va s’installer sur nos têtes. De toute façon, on était trop jeunes pour avoir droit à la parole, à l’époque, et il n’a aucune raison de nous en vouloir. Alors fais ce que tu veux mais moi j’y vais.
— Ouais… mais si j’y vais, il faut que j’aille avec les hommes ?
— Ce n’est peut-être pas une mauvaise idée ! Qu’est-ce que tu es d’autre ?
Comme si le ciel pensait vraiment que le temps des rémissions venait d’arriver, les nuages gris se déchiraient, s’enfuyaient vers l’est, laissant paraître des éclats bleutés. On pouvait supposer que les grands parapluies verts ou rouges dont certains s’étaient munis ne serviraient pas à autre chose que mettre de joyeuses notes de couleur dans cette funèbre procession.
Tandis que, par le hameau aux Serpents et La Pierrepont, on s’en allait vers la tour carrée de Rideauville où le clergé attendait avec M. de La Chesnier, le père Quentin attaquait Guillaume sur quelque chose qui lui tenait à cœur.
— C’est vrai c’qu’on dit ? Vous allez vous battre avec le comte de Nerville ?
— Oui. Demain à l’aube… mais comment savez-vous ça ?
— Les nouvelles vont vite par chez nous. Le vent qui souffle presque tout le temps a tôt fait de les porter, mais j’dois dire que celle-là fait plutôt plaisir à quelques-uns… Le comte de Nerville, c’est un mauvais homme. Y en a beaucoup qui pensent qu’y pourrait ben être pour quéqu’chose dans les crimes du Cul-de-Loup. Plus que l’moine de Saire en tout cas !…
— Si l’on croyait tant à ce moine fantôme, pourquoi donc un homme a-t-il été condamné il y a trente-cinq ans ?
— Ah !… L’Albin Perigaud s’est trouvé là où y fallait pas et y avait personne pour dire le contraire. Alors…
Il eut de la main un geste qui traduisait toute la fatalité d’un univers éloigné où la puissance du seigneur restait redoutable. Il s’en expliqua d’ailleurs aussitôt.
— Faut dire, voyez-vous, que dans tout not’coin, de Morsalines à Reville, tout l’monde craignait le vicomte Raoul.
— Comment expliquez-vous ça ? Sur ce territoire on ne reconnaît que deux pouvoirs en sus de celui du Roi : M. l'Amiral, qui gère la région militaire, et l’abbé de Fécamp… Alors ?
— Alors… vous savez où c’est, Fécamp ? À je ne sais trop combien de milles marins. Trop loin pour que les moines s’occupent d’la mort d’une pauvre fille. Quant à M. l’Amiral, j’ai pas dû l’voir deux fois dans ma vie. L’est plutôt près du Roi… encore plus loin.
Perdu dans ses pensées, le fournier trébucha sur une pierre du chemin mais la main ferme de Tremaine le retint avec sollicitude. Guillaume connaissait assez son ennemi pour concevoir pleinement la peur d’hommes par ailleurs courageux face à la sourde mais réelle menace qu’il représentait aux yeux de tous ces gens. Qu’aurait pesé d’ailleurs la parole de l’un d’entre eux contre celle d’un comte ? En saisissant l’occasion d’envoyer sa fille au loin, le grand-père avait fait preuve de sagesse…
— Et… le galérien ? Savez-vous ce qu’il est devenu ?
— Non, on ne sait rien. Son père est mort de chagrin cinq ou six ans après la condamnation. Il savait bien qu’il ne le reverrait jamais. Vingt ans d’bagne, ça n’pardonne pas. L’Albin, il a sûrement succombé à la peine…
— S’il était sur une galère, sans doute, mais il n’y a plus de galères…
— Y en avait encore y a pas si longtemps ! Dans les années soixante, justement, les messieurs de Malte en ont amené à Brest, pour voir c’que ces fins navires des mers barbaresques pouvaient faire dans l’océan et par chez nous. Sont allées ensuite à Cherbourg et même à c’qu’on dit chez un roi du Nord. De toute façon, les Nerville ont dû s’arranger pour qu’y revienne pas, l’Albin… Pour trouver quoi d’ailleurs ? À la mort du père, le comte a vite repris la maison et le p’tit clos donné par son aïeul aux Perigaud… Chez nous, on a souvent prié pour eux. C’étaient de braves gens… tout comme vot’ grand-père. Le chiendent, c’est que c’est toujours ceux-là qui ont le plus d’malheur.
— Encore une question ! Pourquoi m’avez-vous dit que l’on se réjouissait de ma rencontre de demain ? Ce n’est peut-être pas moi qui l’emporterai ? Je peux être tué !
— Vous êtes jeune et plein d’vigueur. Lui, il a passé largement la cinquantaine. Tout comme moi, sauf que ses deux jambes sont bonnes.
— Cela ne veut rien dire. Nous nous battrons au pistolet. Il y est, paraît-il, très habile…, fit Guillaume négligemment.
Louis Quentin serra son bras de toute sa force qui était encore réelle.
— Même si c’est l’Mauvais qui guide sa balle, elle vous f’ra pas d’mal parce que la vôtre, va falloir que Dieu s’en charge. Ou alors, c’est qu’y faudra plus compter sur aucune justice en c’bas monde !
À présent, Mathilde reposait sous une terre douce surmontée d’une belle croix de pierre en attendant le caveau que Guillaume, si Dieu lui prêtait vie, était bien décidé à faire creuser pour elle, lui-même et ses descendants. Tous ceux qui l’avaient accompagnée étaient redescendus, emmenés par Félix de Varanville, Mlle Lehoussois et les différentes voitures disponibles jusqu’à l’auberge de Rideauville où une solide collation attendait, comme il se devait les jours de funérailles. Félix, en passant, s’était chargé de la commander selon le désir de Guillaume. Mais personne ne trouva surprenant que celui-ci s’attardât au cimetière. Tous comprenaient fort bien que, son pieux devoir accompli, l’homme qui le lendemain allait risquer sa vie pour le repos de l’âme de sa mère choisît de rester un peu plus longtemps auprès d’elle.
Le cœur en paix désormais, Guillaume redécouvrait l’éclat d’un vrai printemps septentrional, et celui-là promettait d’être radieux. La luminosité d’un ciel bleu tendre ne rappelait guère l’impitoyable incandescence de ceux qui régnaient entre le tropique et l’équateur. De rapides hirondelles le rayaient fugitivement et même, sur le haut pignon de l’église, une mouette s’était posée comme sur le mât d’un navire. Un énorme buisson d’aubépine neigeait sur la tombe de Mathilde que de grands arbres protégeaient des vents d’ouest, mais celui qui caressait le visage de son fils mêlait une vivifiante senteur marine à celle de la terre en devenir. Pour mieux s’en imprégner, Guillaume arracha sa cravate et ouvrit sa chemise. Sa main alors rencontra la griffe de loup donnée jadis par Konoka et qui ne l’avait jamais quitté à l’exception des brèves heures nécessaires passées chez l’orfèvre auquel Père Valette l’avait confiée quand, le lien de cuir s’étant usé, le jeune homme avait failli la perdre…
D’un geste familier, il referma son poing sur la corne acérée dont la pointe, un peu émoussée, s’enfonça dans sa paume à l’endroit précis où elle avait coutume de se loger. Comme d’habitude, le charme opéra : Guillaume se sentit à la fois plus fort et plus confiant pour affronter ce qui allait venir. Non qu’il craignît la mort, mais en atteignant les premiers buts qu’il s’était fixés, il sentait l’envie d’en atteindre d’autres. Ce serait tellement dommage que tout s’achevât demain par une balle trop bien ajustée ! Certes, on l’apporterait ici et jusqu’au Jugement dernier il pourrait, en compagnie de sa mère, contempler à loisir le prodigieux décor qu’il s’était choisi. Mais comment son âme pourrait-elle dormir en paix, sachant que Raoul de Nerville poursuivait avec plus d’ardeur que jamais sa vie malfaisante et qu’une malheureuse jeune fille achevait sa descente aux enfers ?
Ce n’était pas la première fois que la pensée d’Agnès revenait vers lui, après la colère suscitée par son attitude si étrange. Durant sa chevauchée forcenée vers Coutances et celle du retour, il avait eu largement le temps de penser à leur curieuse entrevue et de retrouver le goût de son baiser à la fois frais comme un melon d’eau et brûlant comme un morceau de piment rouge. Si brûlant, même, qu’un instant il l’avait désirée ardemment. Presque au point de prononcer les mots qu’elle attendait. Grâce à Dieu, il s’en était gardé, déclenchant une assez naturelle réaction de dépit… qu’à présent il lui pardonnait bien volontiers. D’autant qu’il s’avouait honnêtement qu’en d’autres circonstances il eût aimé lui tendre la main pour faire d’elle la maîtresse des Treize Vents.
Sans doute à cause de ce que l’on devinait en elle de farouche et de fragile à la fois…
Arpentant une dernière fois l’emplacement où il rêvait de voir surgir sa maison avant de rejoindre Ali qu’on lui avait amené, Guillaume finit par conclure que le jugement des armes serait après tout le bon, puisqu’il déciderait de l’avenir des Tremaine. Si Guillaume mourait, la question serait entendue. S’il vivait, il faudrait trouver la génitrice idéale et, dans l’état actuel des choses, Guillaume en venait à considérer cela comme une sorte d’impossible exploit. Rose de Montendre lui plaisait de plus en plus mais elle était irrévocablement amoureuse de Félix, et à voir la façon dont, tout à l’heure, il lui tenait l’étrier, on pouvait se demander si la charmante fille n’était pas en train de gagner la partie…
Soudain, Guillaume tendit la main, arracha une menue branche d’un vieux chêne dont il espérait bien faire l’une des gloires de son parc à venir et la mit contre sa poitrine.
— Les Indiens prétendent que tu portes bonheur, dit-il au grand arbre. Nous verrons bien demain s’ils ont raison…
Il referma sa chemise, noua négligemment sa cravate puis s’en alla rejoindre ses nouveaux amis qui l’attendaient à l’auberge de Rideauville… Une fois les femmes rentrées chez elles, on but et on mangea entre hommes jusqu’à la chute du jour. Mais après une bonne nuit d’un sommeil profond, presque sans rêves, Guillaume se trouva en pleine possession de ses moyens lorsque vint le moment de gagner, en compagnie de Félix, le lieu de la rencontre.
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