Le gris froid de l’aube se teinta de rose, éclairant le satin uni de la mer nacrée comme une gorge de pigeon. Une légère brume flottait que disperserait tout à l’heure la brise matinale. Elle suffisait pourtant à gommer le fort de Tatihou et à parer d’une grâce inattendue la tour arrogante de La Hougue. La marée descendait depuis une demi-heure environ, abandonnant une bande de sable qui triplait presque le mince croissant bordé de tamarins où Mathilde était tombée, dix ans après la fille Simon, et où Guillaume avait failli trouver la mort.

Lorsque celui-ci arriva, M. de Rondelaire, plus grave que jamais sous sa perruque magistrale et son tricorne noir, se trouvait en compagnie du médecin des forts et s’occupait à mesurer le terrain. En voyant les deux hommes, il salua et consulta la grosse montre de son gousset.

— Votre exactitude est militaire, monsieur Tremaine. Je n’en dirai pas autant de votre adversaire. Je n’entends même pas les chevaux, ajouta-t-il avec mécontentement…

— Il est peut-être souffrant, hasarda Félix mi-figue mi-raisin.

L’officier de justice haussa les épaules.

— Je ne le lui conseille pas : son honneur… ou ce qui lui en reste, ne s’en relèverait pas…

Inquiétude vaine. Un instant plus tard, le roulement d’une voiture se faisait entendre. Peu après, Nerville et Oisecour franchissaient les buissons et descendaient sur le sable. Avec une satisfaction cruelle, Tremaine constata que la lumière encore faible accusait l’âge de l’un et la mine défaite de l’autre. Les yeux du comte allaient et venaient comme ceux d’un animal inquiet et, visiblement, il eût cent fois préféré se trouver autre part.

Pour éviter la foule, le commandant des forts avait placé un cordon de ses vieux soldats choisis parmi les moins handicapés afin d’interdire l’accès de la digue. Cette circonstance, qui rompait heureusement la monotonie de leur existence, les remplissait de joie et c’était plaisir que les voir redresser l’échine en s’appuyant des deux mains à leurs mousquets, la crosse posée sur le sol entre leurs jambes martialement écartées. À leur regard assuré, on sentait qu’ils feraient feu sans hésiter sur quiconque oserait venir troubler la rencontre des six hommes vêtus de noir jusqu’au menton et qui, découpés sur cette aurore en train de s’épanouir, ressemblaient à de grands corbeaux attendant le soleil…

Pas de prêtre pour assister ces hommes dont l’un, au moins, allait mourir, si ce n’était les deux… Cela s’était déjà vu. Mais avant de venir sur le terrain, Guillaume s’était arrêté à l’église où l’attendait M. de Folleville. En ce qui le concernait, sa paix avec Dieu était faite.

Tandis que l’Angélus égrenait ses notes claires dans le matin calme, on termina les formalités. Les pistolets furent vérifiés, les places tirées au sort, puis M. de Rondelaire prit la parole :

— Messieurs, les lois du duel m’obligent à vous demander si vous souhaitez vous réconcilier sur le terrain. Je ne pense pas que ce soit dans vos intentions ?

Tremaine refusa d’un dédaigneux mouvement de tête. Son adversaire se contenta de garder le silence, mais son regard exprimait au fond une vague interrogation à l’adresse du directeur du combat qui se hâta d’ajouter :

— S’il en allait autrement, sachez que, considérant ceci comme une épreuve de justice, j’aurais l’honneur de refuser tout accord. À présent, messieurs, veuillez aller prendre vos places…

Tremaine gagna la sienne rapidement. Le sort ne le favorisait pas : il allait avoir à compter avec le soleil. Il gardait néanmoins confiance. Avec une grande froideur, mais toute haine soudain apaisée comme il se doit lorsque l’on assume le rôle de l’exécuteur, il observa la silhouette noire de son ennemi en train de prendre position d’un pas pesant. Quelques instants encore, et chacun d’eux étendrait le bras pour faire feu. La double détonation ferait envoler les mouettes qui péchaient en troupe vers la porte des Dames et l’une des deux marionnettes sombres s’écroulerait. Peut-être les deux ensemble ?…

La voix de Rondelaire s’éleva, sèche et précise :

— Êtes-vous prêts, messieurs ?

Aucun des duellistes n’eut le temps de répondre. Surgie d’un buisson, une grande forme velue qui ressemblait à un ours bondit sur le comte de Nerville, le maîtrisa d’un seul bras tandis que sa main libre appuyait un pistolet contre sa tempe.

— Arrière, vous tous ! Ou bien je le tue tout de suite… Cet homme m’appartient !

— De quel droit ? cria le juge du combat.

— De celui des victimes ! Je suis Albin Perigaud et j’ai décidé qu’aujourd’hui ce misérable gagnerait l’enfer en ma compagnie !

Sans un mot de plus, l’ancien forçat entraînait Nerville à la poursuite de la mer, mais à reculons, afin de pouvoir observer ceux qui le regardaient.

Lentement, Tremaine abaissa son pistolet. Il venait de reconnaître l’inconnu de La Pernelle, celui que l’on appelait l’Ermite, ou le Vieux…

— Ne faites pas de sottises ! cria Rondelaire. Vous allez vous charger d’un nouveau crime et vous serez pendu…

Un éclat de rire lui répondit, déjà plus lointain.

— Vous n’aurez pas cette peine. Je vous ai dit que je le conduisais en enfer…

— Allons donc ! Vous espérez vous sauver à la nage mais je vous avertis : il y a là-bas des sables mouvants…

— C’est justement là que je vais !… Adieu, messieurs !

À présent, Nerville qui employait toute sa force à tenter de se dégager se mit à hurler, à appeler à l’aide et même à supplier Perigaud de le lâcher en lui promettant de l’or… Ceux de la rive étaient déjà trop loin pour entendre autre chose que des cris indistincts. Aucun d’eux, d’ailleurs, ne tentait le moindre geste, fascinés qu’ils étaient par le drame en train de se dérouler sous leurs yeux.

— J’aurais pu, murmura Guillaume, le tuer d’une balle et libérer Nerville, mais je m’en serais voulu toute ma vie !

M. de Rondelaire le regarda droit dans les yeux.

— J’aurais pu vous en prier… ou même vous l’ordonner. Mais j’estime que cet homme, du moment qu’il sacrifie sa vie, a le droit d’assouvir sa vengeance. Voyez-vous, si Dieu lui a permis de vivre durant des années et des années dans l’horreur d’un bagne, c’est sans doute pour lui accorder ce moment-là !

— Pourquoi a-t-il attendu jusqu’à ce jour ? J’avoue ne pas comprendre…

Rondelaire, incapable de répondre, se contenta de hausser les épaules.

— Regardez ! dit-il seulement. Pour que son ennemi subisse une mort atroce, ce malheureux n’a pas hésité à se l’infliger à lui-même. C’est effrayant…

Le justicier et sa victime se trouvaient désormais à l’endroit dangereux, signalé par des piquets. Plus petit qu’Albin, Raoul de Nerville s’enfonçait aussi plus vite que lui. La lise blonde et mortelle l’enserrait déjà jusqu’au bassin alors que la casaque en peau de chèvre était encore visible tout entière. Plus il se débattait, plus il essayait de s’arracher, plus la terrible succion s’accélérait. Perigaud n’avait même plus besoin de le maintenir. Les bras croisés, il le regardait s’enfouir dans un déchaînement de sanglots et de hurlements désespérés. Lui-même ne bougeait pas, se tenant très droit, la tête haute, aussi immobile qu’une statue. Seule, dans le vent qui se levait, la masse de ses cheveux semblait encore vivante.

Quand l’autre eut disparu dans un dernier gémissement, il fit un grand signe de croix et se laissa ensevelir à son tour. La mince couche d’eau jaunâtre ne se rida qu’à peine. Sur la plage, ceux qui regardaient s’agenouillèrent d’un même mouvement et se signèrent. À présent, tout était fini…

Varanville tira son mouchoir pour éponger son front et tourna les yeux vers son ami dont la main avait laissé glisser le pistolet. Le visage de Guillaume semblait plus que jamais taillé dans le bois. Félix pensa que ce grand nez arrogant et ce profil acéré pouvaient convenir aussi bien à une figure de proue qu’à la statue d’un de ces chefs iroquois dont il avait pu voir des portraits rapportés par des combattants d’Amérique. Il était tout aussi indéchiffrable. Félix posa sa main sur un bras qui lui parut aussi dur que la pierre. Pourtant, à sa surprise, il vit une larme couler le long de la joue tannée…

— Regrettes-tu à ce point que l’on t’ait volé sa mort ?

— Non. Le droit d’Albin Perigaud précédait le mien. Mais c’est lui que j’ai rencontré la première fois que j’ai vu La Pernelle, et il me semble que je viens de perdre un ami… Peut-être m’a-t-il sauvé la vie.

— Peut-être, sans compter que grâce à son sacrifice la maison des Tremaine va pouvoir naître et croître dans la paix et la sérénité. Tu n’imagines pas à quel point j’en suis heureux !

— Heureux ? Alors pourquoi pleures-tu toi aussi ?

Félix détourna les yeux et eut un vague haussement d’épaules.

— Ce doit être le soulagement. Voilà cinq jours que je ne vis plus. J’ai eu très peur, tu sais ?

Pour toute réponse, Guillaume prit son ami aux épaules et l’embrassa. À cet instant M. de Rondelaire les appela :

— Je conçois votre émotion et votre joie, messieurs, mais consentiriez-vous à faire avancer la voiture de M. d’Oisecour ? Nous avons là un nouveau problème…

En effet, au même moment, le chirurgien s’efforçait de ramener à la conscience le vieux gentilhomme, si commotionné par la mort de son futur beau-père qu’il s’était écroulé comme un château de cartes et gisait à présent sur les cailloux mêlés de varech, aussi gris que sa perruque, le nez pincé et la respiration difficile.

— Est-ce qu’il va mourir, lui aussi ? demanda Guillaume.

— Je ne pense pas, opina l’homme de l’art, mais il vient d’être fort secoué. Quel spectacle pour un homme de son âge !

— Celui qu’il s’apprêtait à nous offrir en épousant une jouvencelle de dix-huit ans était aussi choquant à mon sens, fit Tremaine, impitoyable. Espérons que la peur lui en aura fait passer l’envie ! En attendant, je vais chercher la voiture…

Quand, un moment plus tard, lui et Félix rejoignirent leurs chevaux près desquels une petite foule s’était assemblée, ils furent reçus par un feu roulant d’acclamations.

Louis Quentin, en dépit de sa mauvaise jambe, prit le bailli de vitesse, lâcha son bâton et se jeta dans les bras de Guillaume, pleurant et riant tout à la fois.

— Vous pouvez pas savoir c’qu’on est heureux, m’sieur Tremaine…

— Appelez-moi donc Guillaume ! Vous savez bien que je suis des vôtres.

Le vieux s’empourpra comme un coucher de soleil et se mit à sangloter de joie et d’émotion… Le bailli Renouf en profita pour prendre la parole.

— Il dit vrai. De la vieille redoute du cimetière, nous avons tout vu. C’est un beau jour pour Saint-Vaast que celui où disparaît le dernier des Nerville. Nous vous en sommes tellement reconnaissants !

— Si vous avez tout vu, vous savez à qui doit aller votre gratitude… et vos regrets ! Un innocent a été envoyé aux galères il y a trente ans, et c’est lui qui vient de se sacrifier pour vous débarrasser de votre mauvais génie.

— Nous ferons dire des messes auxquelles tous assisteront, regrettant seulement de ne pouvoir faire plus. Nous l’avons déjà dit à M. de Folleville qui était avec nous et qui, du haut du parapet, a béni la baie et donné l’absolution à cet homme si courageux. Il est allé jusque chez lui chercher quelque chose… mais le voilà qui nous revient !

Le curé, en effet, accourait, la soutane relevée à deux mains découvrant les jambes un peu arquées d’un cavalier et de grands pieds véloces chaussés de souliers à boucle.

— Quelle horrible mort ! fit-il, un brin essoufflé. Il arrive, décidément, que la justice du Seigneur prenne de drôles de chemins ! Quoi qu’il en soit, ce qu’il fait est bien fait. Tenez ! J’ai ceci à vous remettre.

De sa vaste poche, il tira une lettre qu’il tendit à Tremaine.

— L’homme qui vient de se sacrifier est venu chez moi hier à la nuit close me demander de l’entendre en confession et me donner ce billet en insistant pour qu’il vous soit remis ce matin, après le duel. Naturellement j’ai accepté mais pour la confession j’ai dit qu’il ferait mieux de venir à l’église avant la première messe. Il m’a répondu qu’il devait partir pour un très long voyage et qu’il voulait être en paix avec Dieu avant de prendre la route. J’ai accédé à son désir et voici la lettre !… Non, ne l’ouvrez pas maintenant : ce malheureux désirait expressément que vous soyez seul lorsque vous la liriez.

Guillaume acquiesça d’un hochement de tête, remercia le prêtre, empocha le billet, alla serrer des mains mais refusa de se laisser entraîner à l’auberge. Il comprenait que ces gens souhaitent célébrer la disparition d’un homme détesté, mais c’eût été fêter aussi celle de l’ancien galérien et cela, Tremaine ne le voulait à aucun prix. Au contraire, il aspirait à se retrouver dans la solitude de sa chambre pour y penser à cet homme que sa mère aimait et pour tenter de le mieux connaître à travers les mots qu’il lui laissait…