Lentement, le jeune garçon monta le chemin herbu qui rejoignait la maison bâtie sur une petite éminence. Deux grands sapins dans lesquels il adorait grimper en marquaient le début. D’ordinaire, il ne manquait jamais d’en caresser une branche mais cette fois il passa outre. Le poids qu’il avait dans la poitrine semblait se faire plus lourd d’instant en instant. Il ralentit même le pas, respira à fond trois ou quatre fois pour essayer de se retrouver lui-même. Il fallait à tout prix qu’il dissimule son chagrin au tendre regard de sa mère : elle avait déjà bien assez de soucis sans qu’il l’encombrât des siens.
Si jeune qu’il soit, Guillaume savait, sans d’ailleurs qu’elle lui en ait jamais rien dit, que la vie de Mathilde était difficile. Pas vraiment malheureuse mais… difficile : c’était bien là le mot qui convenait…
Entre elle et son époux existait une différence d’âge de vingt-sept ans. Pourtant jamais la pensée de leur fils ne s’y était arrêtée. À cinquante-cinq ans, son père était sans doute un homme presque trop mûr mais il n’y paraissait guère. Robuste comme un chêne, Guillaume l’Aîné ne montrait pas le moindre fil blanc ou même seulement gris dans son épaisse chevelure brune qui se contentait de refluer un peu vers l’occiput, agrandissant le front à la manière délicate d’une marée abandonnant lentement la grève.
Lorsqu’il se tenait auprès de sa femme, le couple qu’ils formaient ne paraissait pas disparate et moins encore choquant. Mathilde possédait cette beauté grave qui fait paraître une jeune fille plus âgée qu’elle ne l’est mais qui demeure étale et résiste d’autant mieux au temps. C’était l’une de ces grandes Normandes blondes, de ce blond chaud du blé bon à moissonner qui accompagne si bien le bleu tendre d’un œil et la fraîcheur rose d’une peau jeune. Cependant, l’enfant, avec sa sensibilité de petit animal de plein vent, sentit très vite qu’entre ces deux êtres il manquait quelque chose, sans parvenir vraiment à le définir. Il n’était, après tout, qu’un petit garçon…
Mathilde vouait à son époux un respect attentif, un dévouement certain, et sans doute une manière d’affection, mais peut-être plus filiale que conjugale. Son regard ne s’illuminait jamais à son approche comme à celle de son fils. Dans la maison du médecin, elle était une présence diligente, efficace et soigneuse mais discrète, pour ne pas dire silencieuse. Elle ne riait jamais, souriait rarement. Pourtant Guillaume était certain que son cœur débordait d’amour pour lui. Un amour qu’il lui rendait bien.
Le sentiment qu’il éprouvait pour son père était d’une autre essence et ressemblait un peu à celui qu’il vouait à Dieu : il le vénérait, l’admirait, et en avait une peur bleue. Non que le docteur se montrât violent, brutal ou simplement menaçant, mais il avait une façon de regarder son fils, lorsque celui-ci avait quelque chose à se reprocher, qui donnait à l’enfant le désir éperdu de se trouver changé en musaraigne pour disparaître dans quelque trou… En outre, il revêtait la majesté d’un grand prêtre lorsqu’à la table familiale il prononçait les grâces avant chaque repas. Et, surtout, ses yeux s’emplissaient parfois d’une tristesse infinie s’ils venaient à se poser sur Mathilde occupée à quelque ouvrage. En grandissant, Guillaume en vint à se demander si son père n’éprouvait pas pour sa mère plus d’amour qu’elle ne lui en portait…
Cependant, chacun gardant pour soi ses sentiments, la famille eût vécu dans une certaine harmonie s’il n’y avait pas eu Richard, le fils aîné…
Celui-là provenait du premier mariage contracté par le docteur Tremaine en 1739 avec Madeleine Duhaut, fille unique d’un menuisier de la Basse-Ville. Richard n’avait que cinq ans lorsque sa mère mourut, emportée par la variole, et c’est un peu pour lui que Guillaume l’aîné se chercha une autre épouse. Malheureusement il la chercha en France, dans le Cotentin qui était son pays d’origine, et Richard, déjà attaché à la voisine qui s’occupait de lui, n’accepta jamais celle qui demeura pour lui une intruse.
En dépit de la bonne volonté de Mathilde, des soins qu’elle s’efforça de prodiguer à ce garçon hargneux et méprisant, les choses allèrent en empirant à mesure qu’il grandissait. À présent qu’il était presque un homme, sa haine pour sa belle-mère devenait quasi palpable, tout comme son animosité envers son jeune frère, ce qui n’allait pas sans inquiéter Mathilde et creuser bien souvent un pli soucieux entre les sourcils de son époux.
À dix-huit ans, Richard était un garçon lourdement charpenté, comme son père, mais moins puissant quoique aussi épais. Les muscles qui bosselaient les vestes de Guillaume l’aîné n’étaient chez lui que grasse mollesse car il était loin de mener une existence aussi active.
Peu attiré par la vie sauvage des bois, corollaire habituel du trafic commercial, moins encore par les métiers de la mer et pas du tout par la médecine à laquelle d’ailleurs son égoïsme le rendait tout à fait impropre, il avait obtenu, à sa sortie du collège des Jésuites, d’entrer comme clerc chez le notaire royal de Québec et se passionnait pour la paperasse, les méandres de la chicane et les perspectives financières qu’il comptait bien voir s’ouvrir un jour devant lui, même si, à son poste d’apprenti, il ne gagnait pas encore des fortunes. Mais il appartenait au monde de la Haute-Ville et soignait sa mise pour mieux le faire sentir, portant ordinairement un habit brun à boutons d’argent, un long gilet discrètement brodé, une chemise sur la blancheur de laquelle il se montrait intraitable et une perruque à queue courte qui avait parfois bien du mal à tenir en équilibre sur le chaume rebelle de ses cheveux.
Il ne déplora l’arrivée des Anglais que pour une seule raison : Fromentine, la dévouée servante de la famille, descendue au port se procurer quelques victuailles, fut l’une des premières victimes de la mitraille britannique ; encore son chagrin fut-il uniquement intéressé : c’était elle qui veillait à son linge, ses habits et ses souliers… Ayant eu le tort de laisser voir le fond de sa pensée, il déchaîna contre lui l’une des rares colères d’un père qui, conscient de l’avoir blessé en épousant Mathilde, s’efforçait généralement de le ménager. Ce jour-là, le docteur Tremaine songea sérieusement à jeter hors de chez lui ce garçon au cœur dur. Ce fut Mathilde qui l’en empêcha et qui ramena la paix ; elle aurait désormais à se charger de tout le linge de la maison et n’entendait pas faire de discriminations : elle veillerait à celui de Richard comme à celui de son époux, de son fils et même celui d’Adam Tavernier puisque l’on était désormais installés aux Treize Vents. Bien loin de remercier sa belle-mère, le fils aîné considéra qu’elle n’accomplissait que son devoir… et l’en détesta un peu plus.
Pour sa part, le petit Guillaume s’efforçait de se tenir à l’écart de ce demi-frère dont il savait depuis longtemps qu’il n’avait à en attendre que rebuffades et mauvais procédés. Cependant, et pour ne pas aggraver une tension devenue permanente, il s’obligeait envers Richard à une exacte politesse – la tâche n’était pas toujours facile mais ses parents, l’un comme l’autre, n’eussent pas admis qu’il se montrât insolent envers son aîné –, ce qui ne l’empêchait d’attendre en secret sa revanche. Quand ses poings seraient devenus assez gros pour entrer joyeusement en contact avec la personne qu’il détestait le plus au monde, juste avant le frère Gratien qui, au collège, lui distribuait toujours plus de « cinglements » qu’il n’en avait mérité.
Avant d’entrer dans la maison, Guillaume prit soin de racler ses semelles au grattoir disposé près du petit porche ; il savait à quel point Mathilde tenait à la propreté de son intérieur, même lorsqu’il s’agissait de celui, plutôt rustique, de la vieille ferme.
Alors que l’habitation de la rue Saint-Louis présentait quelques-unes des élégances d’une demeure bourgeoise européenne – salon, salle à manger, cuisine séparée, parquets cirés, lustres à cristaux et sièges tendus de tissus –, celle de Sillery se contentait, au rez-de-chaussée, d’une grande salle commune flanquée d’une soupente. Un vaste foyer de pierres noires marquait le centre névralgique d’une pièce dont les murs étaient revêtus d’un crépi blanc et dont le plancher d’épaisses lattes de bois franc devait bénéficier de soins incessants pour conserver un aspect convenable, car il absorbait la cire à la vitesse d’une éponge posée sur une flaque d’eau et n’en restituait que fort peu. Konoka, chargé pendant l’hiver de la corvée d’entretien, s’en arrangeait en étendant à terre quelques nattes indiennes qui, d’ailleurs, finirent par rester en place pendant l’été, Mathilde ayant trouvé qu’elles faisaient bon effet. Elle ajouta même, aux fenêtres, des rideaux de couleurs assorties. Quant au plafond, que l’on appelait le « plancher du haut », il reposait sur de fortes poutres et, dans un coin, adossé à un mur, un escalier sans rampe se perdait dans les hauteurs de la maison.
Le mobilier était simple mais de bonne facture. L’oncle Richard l’avait commandé à l’un de ces compagnons itinérants qui, formés à l’école de Saint-Joachim du cap Tourmente puis du petit séminaire où enseignaient les maîtres, prenaient leur bâton de pèlerin et s’en allaient par le pays afin d’y poursuivre la tradition de « la belle ouvrage ». Ils adoptèrent un style approchant le Louis XIII, caractérisé par de grandes surfaces, de rares motifs en losange. Il y avait ainsi aux Treize Vents deux majestueux fauteuils, placés de part et d’autre de l’âtre, dont Mme Tremaine adoucissait la raideur au moyen de coussins rouges. Les hommes y prenaient place : en l’occurrence le docteur et Adam Tavernier, ce qui ne faisait qu’entretenir une colère latente dans le cœur du fils aîné, obligé de se contenter, comme Mathilde ou Guillaume, d’un banc, d’une chaise ou d’un tabouret.
Avant même de pousser la porte, Guillaume sut qu’il trouverait sa mère à son rouet : à chaque tour de roue, l’instrument émettait un couinement caractéristique. Mathilde s’occupait en effet à filer la laine d’une grosse quenouille retenue par un ruban bleu, assorti à la couleur de sa robe garnie de minces bandes de velours noir. Un bonnet à bavolet de dentelle encadrait son beau visage grave, l'éclairant d’une lumière douce que renvoyait le fichu de mousseline drapé autour de ses épaules.
Comme tous les petits garçons, Guillaume estimait que sa mère était la plus belle dame qui soit au monde, tout comme Marie-Douce était la plus ravissante des petites filles. Il l’admirait d’autant plus qu’il lui trouvait une ressemblance avec la sublime image de sainte Anne, telle qu’on pouvait la voir dans l’église de Beaupré, et dont la reproduction ornait le manteau de la cheminée entre deux bougeoirs de cuivre. En réponse au sourire tendre qu’elle lui offrit, il courut se jeter dans ses bras, avide de sa tendresse et de sa chaleur. Il la serra même si fort qu’elle eut un petit rire et le détacha d’elle avec douceur.
— Eh bien, mon Guillaume ? Est-ce que tu cherches à m’étouffer ? Où es-tu allé pendant tout ce temps ?…
Il eut un geste vague :
— Par là… Je suis resté à regarder notre fleuve… et aussi les oiseaux…
— Et où sont donc les murons2 que tu promettais de rapporter pour que je puisse essayer de vous faire un peu de dessert ? Est-ce que tu les aurais oubliées ?
Le gamin devint écarlate mais ne songea pas un instant à se chercher une excuse qui eût été un mensonge : naturellement franc il ne mentait jamais, quelles qu’en puissent être les conséquences.
— J’ai oublié, fit-il en écho. Et même je ne sais plus du tout où j’ai laissé le panier…
Comme tout à l’heure l’officier, Mathilde considéra l’étroit visage de son fils, ses yeux qui montraient encore la trace des larmes. De sa fenêtre, attirée par les cris de Marie-Douce, elle avait assisté sans être vue au départ tumultueux de Mme Vergor et se doutait que le petit aurait du chagrin. Il y avait, au fond de son cœur, un coin caché qui pouvait faire écho à une peine d’amour. Elle passa une main apaisante sur la joue du petit.
— C’est sans importance, mon Guillaume. Nous mangerons la sagamite sans rien d’autre, voilà tout !
— Encore ! fit l’enfant en jetant un regard plein de rancune à la marmite qui bouillait doucement dans la cheminée. Celle-ci contenait cette espèce de bouillie de maïs écrasé et mélangé d’eau à laquelle on ajoutait quelques émincés de viande de caribou fumée ou de morue séchée, suivant ce qu’il restait dans la réserve. Ce soir apparemment – le nez sensible et dégoûté du gamin le renseignait sans peine – ce serait de la morue… Ce plat indien dont raffolaient les Iroquois paraissait trop souvent, à son gré, sur la table familiale. Une table où l’on mangeait de si bonnes choses avant l’arrivée de ces maudits Anglais !
"Le voyageur" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le voyageur". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le voyageur" друзьям в соцсетях.