— Encore une… impulsion, sans doute ?

— Non. C’est beaucoup plus sérieux : je ne supporte pas l’idée de ce mariage. Depuis le drame que vous savez, je vivais tranquille en pensant que vous aviez trouvé, chez Mme de Chanteloup, le refuge et la paix dont vous aviez tant besoin. Lorsque nous avons déposé M. d’Oisecour plus mort que vif dans sa voiture, nous étions tous persuadés qu’il était désormais bien éloigné de toute intention conjugale. Moi, je vous l’avoue, je me consacrais à ma future maison avec la sérénité que donne un esprit libéré de toute haine comme de toute rancœur. Et puis Mlle de Montendre est accourue tout à l’heure à Varanville. Et me voilà !…

Agnès se leva et, croisant les bras sur sa poitrine, marcha lentement vers la fenêtre. Sa mince silhouette noire s’inscrivit comme un dessin à l’encre de Chine sur le vert doux des fleurs tissées dans la soie ancienne. Guillaume ne vit plus d’elle qu’un profil perdu à travers le volant de mousseline et la lourde tresse plusieurs fois retordue sur son cou.

— Allez-vous-en ! dit-elle. Je ne veux pas de votre argent puisque vous ne voulez pas de la seule chose que je puisse vous offrir en échange…

Guillaume se leva à son tour, sans oser aller vers elle.

— De quoi parlez-vous ?

— De moi… de ma personne ! Ce que l’on ne saurait accepter d’un étranger, il est peut-être doux de le recevoir d’un…

Elle hésita sur le mot. Tremaine alors osa souffler :

— D’un… amant ?

Elle s’empourpra. Ses prunelles grises chargées soudain de nuages lancèrent un éclair.

— Moi, votre maîtresse ? Qui vous a donné le droit de m’insulter ? Le comte de Nerville dont je porte le nom était sans doute un criminel, un homme méprisable, mais ses ancêtres ont combattu en Terre sainte aux côtés de Tancrède et de Bohémond. Les vôtres…

— Y étaient peut-être aussi, fit Tremaine avec un sourire. Dans la piétaille, sans doute, mais quel chef pourrait conquérir un royaume sans le secours d’une armée ? La noblesse n’est, après tout, qu’un coup de chance advenu à quelqu’un qui se trouvait au bon endroit et au bon moment…

Elle se calma aussitôt.

— Pardonnez-moi !… Vous avez sans doute raison mais veuillez admettre à votre tour ce qu’avait de blessant le mot que vous venez de prononcer !

— Si vous m’aimiez, il ne vous blesserait pas.

Cette fois, elle se retourna tout à fait et lui fit face.

— Si vous m’aimiez, vous m’épouseriez ! riposta-t-elle, et ce fut au tour de Guillaume de détourner les yeux.

— Je vous aime… mais je ne vous épouserai pas. Je ne peux pas.

— Dites que vous ne voulez pas ! fit-elle avec amertume.

— C’est vrai aussi… et pourtant j’en meurs d’envie ! Mais vous devez comprendre… si offensant que cela puisse vous paraître, que je veux fonder une famille, avoir des enfants, et qu’il m’est impossible de leur donner pour grand-père l’assassin de leur grand-mère. En outre…

— L’homme vertueux que vous êtes redoute les instincts pervers que je porte peut-être en moi ? lança-t-elle avec un rire sarcastique. Brisons là, monsieur ! Allez vous occuper de votre maison et laissez-moi donc vivre à ma façon. M. d’Oisecour, lui, est dépourvu – Dieu merci ! – de vos prudences de petit-bourgeois et j’aurai plaisir à vous inviter à notre mariage… Pulchérie !

La vieille ne devait pas être loin car elle apparut avec une étonnante rapidité.

— Reconduis M. Tremaine ! ordonna Agnès. Et préviens Gabriel que ma porte lui est désormais condamnée !

Mortifié au-delà de l’exprimable mais décidé à ne pas lui laisser le dernier mot, Guillaume lança, soudain glacial :

— Vos consignes sont inutiles, mademoiselle ! Le diable m’emporte si je franchis jamais le seuil de cette maison. Je vous souhaite beaucoup de bonheur… et beaucoup d’enfants dont je ne doute pas qu’ils seront tous le vivant portrait de M. d’Oisecour !

Un bref salut et il quittait la pièce en faisant sonner les vieux parquets sous le talon de ses bottes. Une fois dehors, il prit une grande inspiration comme s’il venait de nager longtemps en profondeur. La pluie avait cessé et de grandes déchirures claires se montraient entre les nuages devenus plus légers. Les oiseaux pépiaient de nouveau… À sa surprise, il trouva Ali attaché près de la porte. Visiblement, le grand cheval moreau avait été soigneusement bouchonné, et sa couverture roulée et remise à sa place. Gabriel, cependant, était invisible, laissant ainsi entendre son dédain de toute gratification alors qu’il n’était certainement pas loin. Doué depuis l’enfance d’un instinct de chasseur quasi animal, Tremaine sentait sa présence malveillante et se garda bien d’avoir l’air de la chercher. Tranquillement, il se mit en selle, tira de sa bourse un louis d’or qu’il jeta sur les marches du château puis, après avoir flatté l’encolure d’Ali :

— On rentre ! fit-il seulement en resserrant les genoux, et l’animal partit comme une flèche vers le tunnel de verdure qui menait à la route.

Il s’aperçut alors qu’il mourait de faim. L’heure du repas était passée depuis un moment déjà. Un instant, il caressa l’idée de descendre à Saint-Vaast pour aller demander aux Quentin un morceau de pain frais et un verre de cidre mais il songea qu’il les dérangerait, que cette heure devait être celle de repos. Il choisit alors d’aller manger un morceau sur son parcours à l’auberge de Quettehou.

Ce n’était pas non plus une bonne idée, car on était mardi, jour de marché. Un marché qui se désagrégeait mais emplissait à la faire déborder l’auberge du Lion d’Or où l’on menait grand bruit. Guillaume hésitait à plonger dans ce tintamarre, mais les odeurs dégagées par la grande cheminée où rôtissaient encore quelques poulets le décidèrent. Au surplus, ne connaissant personne dans la petite ville, il ne risquait pas d’être dérangé. Ce en quoi il se trompait.

Il venait à peine de commander une omelette au lard, un fromage et du cidre qu’une double silhouette, sortie de l’assemblée de bonnets de coton et de coiffes – ces dernières se montrant plus rares que ceux-là ! – qui tapissaient la salle, vint se planter devant lui. Avec ennui, il reconnut les jumeaux Hamel.

— Dieu me pardonne, fit Adèle de sa voix pointue, si ce n’est pas là notre cousin Guillaume ? Vous nous reconnaissez, j’espère ?

S’ils ne lui plaisaient guère, Tremaine n’avait rien à leur reprocher : ils étaient plus jeunes que lui au moment où leur mère les avait chassés, Mathilde et lui. En outre, ils avaient fait preuve de courage, l’autre jour, en suivant jusqu’à La Pernelle le cortège funèbre. Aussi se leva-t-il comme il le devait en face d’une femme.

— Vous êtes tellement semblables, tous les deux, qu’il est difficile de ne pas vous reconnaître, surtout lorsque vous êtes ensemble.

— On est toujours ensemble, précisa le garçon sans trop d’amabilité. Tu viens, Adèle ? Maintenant qu’on lui a dit bonjour, on en a assez fait !

— Ce que tu peux être grossier, mon garçon ! Pardonnez-lui, cousin. Il est comme ça avec tout le monde. Je veux dire lorsque je parle à un homme…

— Tu n’aimes pas non plus que je parle à une fille !…

La servante, en apportant la commande, coupa court au début de querelle et Tremaine ne put moins faire qu’offrir à ses « cousins » de s’asseoir et de prendre quelque chose. Ce geste eut le don d’adoucir considérablement Adrien qui s’attabla sans plus tarder en réclamant du rhum « et du bon ! ». Sa sœur ouvrit la bouche pour protester mais pensa sans doute que le moment était mal choisi et remit la chose à plus tard. Par la suite, Guillaume devait constater chez Adrien une solide tendance à la boisson avec une préférence marquée pour le rhum, lorsqu’il rencontrait quelqu’un susceptible d’offrir mieux que du cidre. Lorsqu’il fut servi, il mit son nez dans son verre et se désintéressa des deux autres.

Adèle garda le silence un moment après avoir prié le cousin de ne pas « laisser refroidir l’omelette qui ne vaudrait plus rien ». Le petit doigt en l’air, elle buvait son cidre à petits coups précautionneux comme s’il eût été brûlant, et paraissait réfléchir profondément.

— C’est une vraie chance de vous trouver là, dit-elle enfin lorsque Guillaume fut sur le point d’attaquer le fromage qui, lui, ne risquait pas de refroidir. Depuis ce triste jour où nous nous sommes revus, nous cherchons un moyen de vous rencontrer. Vous ne venez pas souvent à Saint-Vaast, on dirait ?

— Tant que ma maison n’est pas construite, je n’ai guère de raisons d’y aller sinon pour rencontrer mes amis. Mais si vous désirez me parler, vous savez où j’habite. Bien que je m’absente assez souvent, se hâta-t-il d’ajouter prudemment.

— Nous savons que vous êtes au château de Varanville et nous n’oserions pas nous y présenter. En outre, c’est assez loin, et nous n’avons pas de voiture… Quand nous venons au marché d’ici, c’est un voisin qui nous emmène… Nous n’avons d’ailleurs pas beaucoup de temps : il est là-bas en train de discuter l’achat d’un veau.

— En ce cas, si vous avez quelque chose à me dire, il faut me le dire vite !

— Je vais essayer. Ce… ce n’est pas facile… à cause du souvenir que vous gardez de notre première rencontre…

— Vous étiez des enfants, je ne vois pas ce que vous auriez pu faire…

— Merci. Vous m’ôtez un grand poids…

Puis, jetant un coup d’œil au « voisin » qui avait l’air de s’agiter, elle se lança.

— Voilà !… Nous voudrions, Adrien et moi, pouvoir quitter notre maison où nous ne sommes pas heureux. Son mariage avec Dubost n’a pas enrichi la mère. Elle a même vendu notre part de la saline à cause de mon frère qui n’est pas assez fort pour y travailler.

L’œil appréciateur de Guillaume se posa sur Adrien qui ne semblait toujours pas concerné par la conversation. Sans même en avoir demandé la permission, il avait commandé une autre ration de rhum qu’il s’occupait activement à faire disparaître. Lui et sa sœur se ressemblaient d’étonnante façon : même visage rond au nez court, sans grande expression, mêmes yeux bleu porcelaine, mêmes cheveux épais d’un blond plus foncé qu’autrefois, mêmes traits aussi, mais ce qui pouvait passer chez la fille pour une marque de féminité assez séduisante paraissait franchement mou chez le garçon.

— Il n’a pas l’air en mauvaise santé, pourtant ? remarqua Guillaume en évaluant les épaules replètes d’Adrien et l’épaisseur de ses bras.

— Non, mais les salines, c’est très dur. N’allez pas imaginer qu’il ne fait rien : il travaille chez Barbanchon, le menuisier, et comme nous savons tous que vous faites construire, nous avons pensé que vous auriez peut-être à l’employer.

— Barbanchon doit, en effet, travailler pour moi aussi bien à la maison qu’au chantier naval qui sera construit en même temps. Avec d’autres artisans, bien sûr, mais votre frère en aura sa part.

— Oui, mais ce n’est pas cela exactement que nous voudrions…

— Quoi alors ?

— Nous souhaitons quitter la maison de la mère où elle nous fait une vie impossible. On n’en fait jamais assez pour elle et nous ne sommes guère plus que des domestiques. Si nous pouvions lui dire que nous allons travailler pour vous… tous les deux, et que nous aurons un logis près de chez vous, elle accepterait peut-être de nous laisser partir.

— Vous voulez travailler pour moi, vous aussi ? Mais c’est impossible, voyons ! Vous êtes ma cousine, et je ne vais pas vous employer comme domestique !

Adèle leva sur lui un regard suppliant d’où les larmes commençaient à glisser.

— Personne ne serait surpris, vous savez ? Il n’est pas rare par chez nous que des parents pauvres travaillent pour d’autres plus riches. Et moi je sais faire beaucoup de choses : la couture, la broderie, l’entretien du linge… Je repasse comme personne. Je crois que je serais même capable de tenir votre maison…

Les pleurs coulaient à présent mais le sourire apparut au milieu et se fit enjôleur. Guillaume s’en trouva gêné et mit tout de suite les choses au point.

— Sans vouloir vous offenser, cousine, je ne crois pas. La maison sera lourde et j’ai déjà pour elle un majordome, un homme que je connais depuis longtemps et qui est revenu des Indes avec moi. En outre, je pense lui adjoindre une gouvernante. Je ne dis pas que vos talents n’y trouveraient pas place mais je vous rappelle que l’on n’a même pas encore procédé aux fondations…

— Je sais, mais en attendant, et puisque M. Barbanchon et Adrien vont travailler pour vous, est-ce que vous ne pourriez pas nous trouver une maison… du côté de La Pernelle ?

Très ennuyé, Tremaine ne savait que répondre. Adèle, dont les larmes coulaient encore plus dru, tira un mouchoir de la poche de son tablier et s’essuya le visage. Dans ce geste, elle laissa découvrir sur le dessus de sa main une trace de brûlure encore rouge, de façon si évidente que son interlocuteur ne put faire autrement que la remarquer.