— Vous êtes blessée ?
— Oh, c’est presque guéri maintenant…
— Comment vous êtes-vous fait ça ?
Elle eut l’air embarrassé, jeta un coup d’œil à son frère dont les paupières commençaient à clignoter puis murmura, très vite :
— C’est la mère… avec un tisonnier ! Je… je lui avais cassé sa plus belle soupière… mais ne le répétez pas, je vous en prie !
Une soudaine vague de pitié balaya la méfiance de Guillaume. Depuis son enfance il gardait à Simone Hamel une solide rancune et la croyait bien capable de tout, sans aller toutefois jusqu’à une barbarie de ce genre. Si telle était cette mère, comment ne pas comprendre les bizarreries des jumeaux ? Il se promit d’en parler à Barbanchon et, de toute façon, cela ne lui coûterait guère de leur trouver un logis à eux. Leur mère ne l’en détesterait qu’un peu plus mais il n’en était pas à cela près, et quoi qu’il en soit Adèle et son frère étaient largement majeurs.
À ce moment, l’homme qui les avait amenés se levait et les cherchait visiblement dans la salle. Elle se hâta de faire de même et secoua son frère qui menaçait de s’endormir.
— Il faut que nous partions ! Vous ne m’en voulez pas d’avoir troublé votre dîner ? J’avais besoin… de me confier.
— Vous n’avez donc pas d’amies ?
— Guère ! On nous voit toujours ensemble, Adrien et moi, sauf quand il travaille bien sûr, mais alors je vais le chercher. Je crois qu’on se moque un peu de nous…
— Ne vous tourmentez pas ! Je verrai ce que je peux faire…
— Merci ! Oh merci !… Tu viens, Adrien, on nous attend !
Avant que Guillaume ait pu faire un geste, elle s’était penchée pour poser un baiser sur sa joue.
— Je n’ai pas à m’excuser, n’est-ce pas ? Entre cousins, ça se fait…
Elle était déjà au bout de la salle, entraînant son jumeau légèrement vacillant. Guillaume les vit rejoindre un homme en blouse qui abritait un visage rougeoyant sous un chapeau noir à large bord, et sortir avec lui de l’auberge. D’un geste machinal il essuya sa joue du revers de la main, n’ayant trouvé aucun plaisir à la caresse d’Adèle. Cette rencontre le laissait songeur et, s’il était toujours décidé à donner quelque assistance à ces deux êtres dont il avait un peu pitié, il se promit du moins de ne pas les installer à La Pernelle. À Rideauville, peut-être ? Il verrait ça avec l’abbé de La Chesnier…
Cela décidé, il pensa à autre chose, acheva son petit repas, paya son écot et s’en alla. Il était à cent lieues d’imaginer qu’au même instant, dans la carriole du voisin qui la ramenait à Saint-Vaast, Adèle se félicitait silencieusement de son esprit d’à-propos. Une idée de génie d’avoir songé à cette brûlure faite quelques jours plus tôt en sortant une tourte d’un four trop chaud ! Jusque-là le cousin ne paraissait pas très emballé de s’occuper de sa charmante cousine ! Il s’était montré beaucoup plus compréhensif dès l’instant où il avait pu croire que la Simone se livrait à des sévices sur sa malheureuse fille ! Restait à savoir s’il tiendrait sa promesse… Est-ce que s’occuper d’eux voulait dire qu’il allait leur donner une maison à eux ? La mère serait bien contente. Elle laisserait faire, car ce ne serait qu’un début. Même si Tremaine ne les installait pas à La Pernelle, même ! L’important était de se rapprocher de lui le plus possible. Ensuite, quand la maison existerait, on verrait à s’y introduire…
Comme elle se sentait d’excellente humeur, elle se mit à chantonner, ce qui eut l’avantage de couvrir les ronflements d’Adrien, lequel cuvait son rhum entassé dans un coin…
Trois semaines plus tard, dans l’ancienne collégiale Saint-Malo de Valognes, Gaétan d’Oisecour épousait Agnès de Nerville en présence d’une assistance nombreuse que la curiosité avait poussée hors de ses châteaux.
Le deuil de la mariée ne permettant pas de déployer le faste d’une véritable fête, le baron d’Oisecour choisit de s’installer au Grand Turc tandis que sa fiancée prenait logis chez Mme de Chanteloup. Mais ce fut Mme du Mesnildot, toujours serviable, qui se chargea d’organiser le repas de noces suivi d’une réception pour quelques intimes. Le soir même, les nouveaux époux partaient passer leur nuit de noces dans un manoir des environs, après quoi ils entameraient une tournée de visites dans toute la Normandie tandis que l’on effectuerait quelques travaux à Oisecour pour l’installation de la jeune baronne.
Bien qu’invité, ainsi qu’Agnès le lui avait annoncé, Guillaume voulut d’abord refuser. Il était fatigué de cette histoire et pensait, non sans raison, que moins il verrait Mlle de Nerville, mieux il se porterait. C’était compter sans Rose de Montendre.
— Personne n’a oublié qu’Agnès a clamé, chez nous, que vous vous aimiez. Si l’on ne vous voit pas aux noces, chacun pensera que vous cachez votre chagrin dans quelque coin.
— Je ne vois pas pourquoi j’aurais du chagrin ? Si cette jeune dinde tient à épouser ce vieillard, ça la regarde. Moi, je lui ai offert de la libérer de sa dette envers lui, fit-il d’un ton rogue.
— Pas de la façon qu’elle souhaitait ! Alors, montrez-vous ! Je sais plus d’une jolie femme à qui votre présence fera plaisir.
Aussi était-il là, debout à côté de Félix dans la nef gothique, contemplant les hauts piliers sans chapiteaux qui supportaient les ogives, la chaire à prêcher qui ressemblait à un œuf coupé en deux, les vitraux chatoyants, les précieuses boiseries Renaissance qui habillaient le vieux chœur roman, tout… et n’importe quoi pour éviter de poser ses regards sur le couple placé au centre dudit chœur. Jamais il ne s’était senti d’aussi mauvaise humeur et, s’il n’était pas l’homme « le plus malheureux de la terre » annoncé par Rose, il ne se sentait pas moins terriblement inconfortable avec, du côté du cœur, des pincements ressemblant beaucoup à des regrets.
Tout à l’heure, à son entrée dans l’église au bras de M. du Mesnildot, la splendeur de la mariée l’avait frappé en pleine figure. Elle s’avançait au long du tapis rouge dans le froissement soyeux de son énorme jupe de taffetas blanc chargée de dentelles d’où jaillissait la minceur de sa taille. Sa ligne élégante montait vers la corbeille de dentelle où reposaient comme dans un berceau les tendres rondeurs d’une gorge juvénile. Sous la coiffure en hauteur d’où partait un voile en point d’Alençon retenu par des roses blanches, le visage était d’une pâleur nacrée, lumineuse, mais dénué de toute émotion. Agnès regardait droit devant elle vers les grands cierges allumés qui couronnaient l’autel au pied duquel le vieux fiancé attendait, brillant de mille feux dans un habit pourpre abondamment brodé d’argent avec des boutons en diamants.
Derrière Guillaume, une femme chuchota :
— Regardez ! Elle ne porte pas le moindre bijou. Ce n’est pourtant pas ce qui manque chez Oisecour. Ma belle-mère me racontait jadis que sa première femme possédait le plus bel écrin de toute la province…
— Peut-être a-t-elle refusé de les porter ? On peut comprendre ça, étant donné qu’à elle il ne reste rien…
— Chut !… fit quelqu’un tandis que l’orgue se mettait à rugir, comme s’il prétendait faire entendre l’indignation du Seigneur face à un couple si disparate.
Tandis que, là-bas, Agnès prenait place auprès de celui qui, par contrat, était déjà son époux, aidée par Mlle de Montendre, fraîche et pimpante dans une robe de mousseline blanche ceinturée de vert et d’un gros piquet de roses pâles semblables à celles qui ornaient son grand chapeau, Tremaine se sentait de plus en plus triste. Agnès avait eu raison de refuser perles, diamants ou Dieu sait quoi : les dames en abusaient souvent au point de ressembler à des chevaux harnachés. Les roses blanches qui soulignaient son décolleté, sa coiffure et composaient son bouquet ne dissimulaient pas la ligne pure de son cou ni la grâce de sa nuque. Elles la rendaient seulement plus belle… et Guillaume plus malheureux. Quelqu’un s’en aperçut.
— Tu ne vas pas provoquer le vieil Oisecour en duel tout à l’heure, au moins ? souffla Félix, inquiet.
— Où vas-tu chercher cette idée-là ?
— Sur ta figure. Et encore, je ne bénéficie que d’un profil…
— Qu’est-ce qu’elle a, ma figure ?
— Tu as l’air d’un loup qui guigne un vieux bélier. Tes yeux lancent des flammes et je m’attends à te voir te lécher les babines !
— Rassure-toi, je ne dévorerai personne. Après avoir présenté mes vœux de bonheur aux jeunes époux, j’irai faire un tour à Saint-Malo. J’ai envie de revoir ma petite maison des bords de la Rance et mon sage Potentin avec qui j’ai d’ailleurs des dispositions à prendre.
— Pas une mauvaise idée !…
Un nouveau « Chut ! » mit fin au dialogue et la cérémonie continua de dérouler ses rites traditionnels. De son côté, Mme de Chanteloup prouva qu’elle entendait respecter les siens en s’évanouissant avec un affreux gémissement quand, à la sortie, l’incroyable couple passa devant elle.
— Je n’aurais jamais cru qu’il me serait donné de contempler pareil spectacle ! soupira-t-elle quand les sels l’eurent ramenée à la conscience et que trois paire de bras vigoureux l’eurent extraite des profondeurs obscures de sa volumineuse jupe de satin noir. Il m’a semblé que cette pauvre petite donnait la main à un énorme vieux lézard à langue rouge ! C’était atroce et dégoûtant !
— Voulez-vous rentrer tout de suite à Chanteloup, ma tante ? proposa Rose. Il vaut mieux ne pas exposer votre sensibilité à une nouvelle rencontre et…
— Tut, tut, tut !… Ma sensibilité s’accommodera à merveille d’une aile de volaille et d’une flûte de vin de Champagne. Et celui de Jeanne est de tout premier ordre ! Offrez-moi donc votre bras, monsieur Tremaine ! Vous êtes exactement le rempart dont mes émotions ont besoin…
Il fallut bien que Guillaume s’exécutât. À son grand regret, car il pensait sérieusement fausser compagnie à tout ce monde. Bon gré mal gré, il dut saluer, causer, rire même avec une cohorte de jeunes filles qui entreprirent de l’assiéger dès qu’il eut confié Mme de Chanteloup aux moelleuses profondeurs d’une bergère bleue. Le drame auquel il venait d’être mêlé augmentait son prestige d’autant plus qu’on ne savait pas vraiment ce qui s’était passé entre lui et Agnès de Nerville. C’était à qui retiendrait un instant son attention, à qui lui offrirait une friandise ou trinquerait avec lui. Souriant, courtois, un peu distant tout de même, il devinait sur toutes ces lèvres roses des questions qu’elles n’oseraient pas formuler et parfois une invite ingénue dans un regard plus hardi que les autres ; il n’encourageait ni ne décourageait personne, bénissant même ce cercle frivole, caquetant et parfumé qui le tenait éloigné de la trop belle mariée.
Tout à l’heure, il s’était incliné devant elle avec un rien d’affectation, offrant machinalement des vœux conventionnels auxquels la nouvelle Mme d’Oisecour répondit de façon tout aussi impersonnelle. Leurs mains ne s’étaient pas touchées, leurs regards ne s’étaient pas croisés. Ils se tenaient face à face, comme deux statues placées de part et d’autre d’un ravin dont le fond ne cessait de se creuser et que seule une secousse tellurique pourrait peut-être combler, mais à la seule condition de briser les deux images de pierre. Pourtant Tremaine, à cet instant, dut lutter sauvagement contre le désir violent qui lui venait de s’emparer de cette femme et de l’emporter avec lui jusqu’aux confins de la terre…
Ce ne fut qu’un instant. D’autres étaient là qui tenaient à offrir leurs félicitations, peu sincères de toute évidence, et teintées pour la plupart d’une ironie subtile. D’ailleurs, en dépit des efforts méritoires déployés par Jeanne du Mesnildot, la réunion demeurait compassée, un rien solennelle, et le babil des jeunes filles autour de Guillaume était la seule note joyeuse de ce mariage.
Soudain, l’atmosphère s’allégea : les époux se retiraient. Chacun d’eux gagnait une chambre mise à sa disposition par Mme du Mesnildot afin d’y changer de vêtements. Pour plus de tranquillité, en effet, M. d’Oisecour avait décidé de passer les trois premiers jours de sa lune de miel dans un petit domaine qu’il possédait près de Cherbourg. Naturellement, Mlle de Montendre accompagna son amie pour l’assister. Dès qu’ils eurent quitté le salon, les conversations se firent plus alertes, les rires plus nombreux et la réception prit enfin une véritable allure de fête. L’hôtesse, qui arborait jusque-là un sourire plutôt figé, tendit un verre à Guillaume.
— Ouf ! fit-elle joyeusement. La corvée est terminée. Ou presque : les adieux seront discrets ! Quelle diable d’idée ai-je eue de me charger de ces « réjouissances » qui le furent si peu !
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