— Vous êtes généreuse et vous aimez recevoir. Grâce à vous, cette pauvre jeune fille aura eu un mariage convenable… ou plutôt digne de ce nom.
— Vous avez raison de rectifier, car en ce qui me concerne, je le trouve de moins en moins convenable. Quand ils sont sortis de l’église tout à l’heure, j’ai cru voir la Mort emmener une pauvre âme en peine… Brrr !… J’en ai encore froid dans le dos !
À cet instant, par-dessus l’épaule de son hôtesse, Guillaume aperçut Rose qui lui faisait signe depuis une porte-fenêtre ouverte sur le petit jardin. Il s’excusa et rejoignit la jeune fille.
— Venez ! dit-elle, Agnès veut vous parler.
— À moi ? L’endroit et le moment me paraissent mal choisis !
— Il n’y en a que pour un instant. Elle est là-bas, derrière le buisson de pivoines qui est à droite du vieux puits.
— Elle devrait être en train de s’habiller. Et que fait le noble époux pendant ce temps-là ?
— Après une si dure journée, une jeune épousée a bien le droit de demander à respirer l’air frais d’un jardin…
— Une si dure journée ? J’ai l’impression que le plus dur est à venir ! ricana Tremaine.
Rose haussa les épaules.
— Vous y allez ou vous n’y allez pas ? Le temps presse !
— Soyez sans crainte : j’y vais !
Le jardin était petit. En quelques enjambées, Guillaume eut rejoint Agnès. Elle se tenait assise sur un petit banc de pierre mais se leva au bruit de ses pas. Elle portait encore sa robe de mariée sur laquelle le voile était remplacé par un petit collet de dentelle masquant son décolleté. Tout dans son attitude disait la lassitude et – peut-être était-ce l’ombre de l’arbuste fleuri ? – de larges cernes marquaient à présent ses yeux. Guillaume s’arrêta à quelques pas d’elle.
— Je croyais que nous n’avions plus rien à nous dire ? fit-il.
— Il reste une chose. Comme il s’agit d’un secret de famille, je dois vous demander de le recevoir comme tel…
— Vous avez ma parole, mais pourquoi me confieriez-vous ce secret ?
— Parce que je pense qu’il vous intéressera. Cependant, avant d’en faire état, je tenais à ce que tout soit révolu. C’est chose faite à cette heure, et je peux parler. Sachez donc ceci, monsieur Tremaine : je ne suis pas la fille du comte de Nerville. Pendant l’un de ses interminables séjours à Versailles, ma mère, laissée seule à Nerville, a aimé un autre homme, un officier de la Marine royale.
— Qu’est-ce que vous dites ? articula Guillaume, atterré.
Elle l’interrompit d’un geste net.
— Laissez-moi parler ; je n’ai pas beaucoup de temps. Elle l’a aimé donc, assez pour vouloir conserver son enfant tout en sachant le danger qu’il lui ferait courir. Je suis donc née et ma mère est morte quelques mois plus tard… mais ce n’est pas sa grossesse qui l’a tuée.
— C’est lui, encore lui, ce misérable ?…
— Peut-être ! Seule Pulchérie connaît la vérité, mais là où il est M. de Nerville n’a plus de comptes à rendre à personne sinon à Dieu ! Voilà ce que je voulais vous apprendre. À présent, je vous donne le bonsoir !
— Non ! Ne partez pas !… Mais pourquoi n’avoir pas parlé plus tôt ?
Elle eut un étroit sourire qui ne monta pas jusqu’aux yeux.
— Vous avez dit que vous m’aimiez et j’en étais certaine. Mais je voulais juger de la qualité de votre amour… J’en ai jugé. Adieu !
Ramassant l’ampleur de sa robe, elle quitta en courant l’abri du buisson de pivoines, y laissant un Tremaine abasourdi, tellement assommé qu’il n’eut même pas le réflexe de courir après la jeune femme. Pour quoi faire d’ailleurs ? Il était beaucoup trop tard à présent : Agnès était perdue pour lui et par sa seule faute…
Il réussit l’exploit de quitter l’hôtel Mesnildot sans voir personne, courut s’enfermer dans la chambre qu’il gardait à l’année au Grand Turc avec défense de le déranger sous quelque prétexte que ce soit. Et là, en la seule compagnie de quelques flacons, il entreprit de s’enivrer méthodiquement, refusant même d’entendre Félix qui vint secouer la porte et le supplier de lui ouvrir, jusqu’aux approches du matin, où il s’écroula enfin ivre mort. C’était pour lui le seul moyen de faire taire son imagination et de chasser les images intolérables qu’elle ne pouvait manquer de lui offrir…
Ce fut seulement au bout de vingt-quatre heures que Varanville réussit enfin à entrer. Encore dut-il emprunter une échelle au jardinier et passer par la fenêtre…
Troisième partie
LA GRANDE MAISON
1786
X
PREMIERS VISITEURS…
Les deux hommes et la jeune femme achevèrent le tour de la maison. Ils se dirigèrent vers la table et les fauteuils de rotang venus de Malaisie, disposés près du grand chêne que Guillaume avait tenu à épargner lors du défrichage pour en faire l’ornement du tapis d’herbe étalé devant la façade. C’était d’ailleurs la seule partie du jardin qui fût présentable, le reste n’étant pas encore complètement dessiné ni planté. On pouvait néanmoins se faire une idée générale de ce qu’il deviendrait.
Mme de Bougainville s’installa dans l’un des fauteuils garnis de coussins de perse, étala son ample robe de mousseline blanche rayée de bleu Nattier, leva son joli nez en penchant la tête pour mieux considérer l’ensemble de la maison et déclara :
— C’est une très jolie demeure, monsieur Tremaine, et je vous fais mon compliment bien sincère. J’aimerais assez avoir la même !
Son mari se mit à rire.
— Vous seriez bien la première femme qui, face à une maison neuve, ne soit pas saisie par l’envie de la posséder. Je reconnais que celle-ci est séduisante mais vous en avez déjà trois et je ne vous ai jamais empêchée de refaire les peintures… Cela vous passera l’envie.
Le sourire qu’ils échangèrent révélait une totale complicité et ce fut au tour de Guillaume de les envier. Quel couple étonnant ! Trente ans de différence d’âge et cependant ils trouvaient le moyen d’être parfaitement assortis…
Fraîche comme une branche de lilas odorant, aussi mince et flexible, Flore de Bougainville née de Montendre était vraiment ravissante avec ses cheveux d’or moussant autour de son visage spirituel et ses yeux aussi bleus qu’un ciel d’été. Quant au mari, la rude vie sur mer et l’habitude des exercices physiques semblaient devoir le préserver indéfiniment de la vieillesse. Sur un corps toujours aussi délié et vigoureux, il conservait un visage jeune aux yeux vifs et sa bouche, toujours prête au sourire, s’ouvrait sur des dents solides. En somme, il ressemblait encore beaucoup à ce jeune officier qui fréquentait la maison du docteur Tremaine, au coureur des bois devenu membre d’une tribu indienne et dont Guillaume conservait le souvenir.
Un souvenir fâcheusement terni, d’ailleurs, par les derniers moments passés à Québec et l’embarquement forcé pour la France dont l’enfant rendait Bougainville responsable : il considérait que cet ami avait trahi sa confiance et qu’en l’obligeant à quitter le pays tant aimé, il avait commis une mauvaise action…
Son attitude s’en ressentit lorsqu’au mariage de Félix et de Rose qui avait eu lieu cinq jours plus tôt, il se retrouva devant l’ancien avocat au Parlement de Paris devenu d’abord colonel d’infanterie puis, grâce à un étonnant voyage autour du monde, un véritable marin comme il l’avait toujours souhaité, et même chef d’escadre. Son abord s’avéra courtois mais d’une froideur polaire alors que Bougainville ne cachait pas sa stupéfaction.
— Guillaume Tremaine ? Serait-il possible que vous soyez le petit garçon que j’ai connu jadis au Canada et qui aimait tant la mer ? Vous lui ressemblez de façon étonnante, ou plutôt c’est lui qui vous ressemblait, comme une ébauche ressemble à un portrait achevé.
— Je suis l’un et l’autre, monsieur… et très heureux de cette occasion de vous féliciter pour vos grands succès ! Vous avez complètement réalisé vos rêves, à ce que l’on dirait ?
Bougainville possédait trop de finesse et d’habitude du monde pour ne pas saisir la sécheresse du ton, la raideur du maintien et l’hostilité de ce regard dont il n’avait jamais rencontré le semblable.
— J’ai peine à croire, fit-il avec lenteur et tout en scrutant le visage maigre si puissamment sculpté, que vous ayez vraiment été cet enfant attachant. Nous étions amis…
— Je m’en souviens parfaitement, monsieur. Je me souviens aussi d’avoir demandé votre aide et, en retour, d’avoir été chassé de Québec avec ma mère sans espoir de jamais revenir.
— Et vous m’en voulez ?
— Oui. Comme j’en veux aux Anglais ; comme j’en veux aux Américains qui après nous avoir poignardés dans le dos ont eu le front de demander l’aide du roi de France ; comme j’en veux…
Bougainville posa sa main sur le bras de Guillaume.
— Calmez-vous, je vous en prie ! Il faut que nous parlions longuement de tout cela afin que vous compreniez qu’il n’y avait pas d’autre solution pour vous et Mme Tremaine… Plus tard, peut-être, après la cérémonie…
Bien charmante, cette cérémonie qui eut pour cadre le château de Chanteloup entouré de toute la grâce bon enfant d’un mariage à la campagne, d’où l’élégance n’était pas absente. Rose qui, pour plaire davantage à celui qu’elle avait su conquérir de haute lutte, s’était affinée, rayonnait sous une couronne de fleurs blanches d’où jaillissaient pêle-mêle un petit voile de dentelle et sa luxuriante chevelure rousse. Félix était superbe dans son uniforme bleu et rouge d’officier de la Royale. Une marine où il allait reprendre du service. Et c’était le triomphe d’une fiancée poussant l’amour jusqu’à l’abnégation que de l’en avoir convaincu.
— Vous êtes fait pour être cultivateur comme moi pour être dame abbesse ! lui déclara-t-elle un jour. Lorsque vous contemplez la mer, vous avez le regard d’un épagneul qui a perdu la voie. Retournez à elle ! Je la préfère comme rivale à ces femmes vers qui le désenchantement pourrait vous attirer.
— Faites-vous donc si peu de cas de mon amour pour vous ? demanda le jeune homme qui n’en croyait pas ses oreilles.
Mlle de Montendre lui offrit alors son sourire le plus chaleureux.
— Vous m’aimez, mon ami, et je n’en doute pas, mais je crois que je vous aime plus encore. C’est donc à moi de veiller à vous rendre heureux avec le plus de constance. Notre bonheur s’en trouvera conforté…
Bien plus qu’elle ne l’imaginait.
En acceptant le poids d’angoisses et de solitude des femmes de marin, Rose avait conquis pour jamais l’amour et le respect de son époux. Tandis qu’il serait en mer, elle s’installerait à Varanville dont elle comptait s’occuper activement afin d’y créer le foyer douillet qu’il aimerait retrouver, tout en faisant fructifier le domaine et en développant la fortune du ménage. Avec l’aide certaine de Guillaume qui était fermement décidé à intéresser son ami à ses propres affaires.
Ce jour-là donc, tandis que les jeunes époux ouvraient le bal sous la grande tente disposée devant le château, Tremaine et Bougainville se retrouvèrent sous les arceaux paisibles de la roseraie pour cet entretien que le navigateur jugeait si nécessaire. Ce fut celui-ci qui parla le premier.
— Je suis navré, croyez-le bien, Guillaume, que vous ayez interprété mes intentions de cette façon, mais je n’en suis pas autrement surpris. Vous n’étiez qu’un enfant alors et l’étendue de la catastrophe qui s’abattait sur la Nouvelle-France vous échappait tout naturellement. Pourtant souvenez-vous ! Votre père venait d’être tué avec son ami Adam Tavernier, votre mère n’échappait à la mort que de justesse. Votre maison était détruite…
— Par moi ! coupa Tremaine avec véhémence. C’est moi qui ai mis le feu aux Treize Vents ! Je ne voulais pas les laisser à Richard !
— Ce n’est pas moi qui vous le reprocherai, mais ce même Richard vivait encore, il faisait cause commune avec l’envahisseur et celui-ci l’emportait. Moi, je ne pouvais pas veiller sur vous : je devais me rendre à Jacques-Cartier puis rejoindre à Montréal le chevalier de Lévis qui s’efforçait de rassembler toutes nos forces. Mieux valait vous renvoyer en France où d’ailleurs Mme Tremaine souhaitait rentrer : tôt ou tard, Richard vous aurait tués…
— Ce n’est pas certain. Derrière moi, j’ai laissé un ami sur, un homme fermement décidé à venger nos morts et à faire justice.
— Vous parlez de Konoka, n’est-ce pas ?
— En effet.
— Il a tenu sa parole et aujourd’hui je ne saurais vous dire si votre demi-frère est encore vivant. Il n’avait plus que le souffle lorsqu’on l’a retrouvé sur le bastion Saint-Louis où l’Indien l’a poignardé.
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