— Oui, mon frère n’est pas bien. Il s’agite beaucoup et il a un peu de fièvre. Je venais demander à Mme Bellec si elle n’aurait pas un peu de tilleul et aussi du miel…

— Que n’avez-vous appelé Mlle Lehoussois ? Elle viendrait à votre aide bien volontiers… en admettant que vous n’ayez pas de voisins serviables ; ce qui m’étonne.

La figure plate d’Adèle se teinta d’une grande mélancolie :

— Oh, les voisins ! Vous savez comment sont les gens ! On ne comprend pas pourquoi nous avons quitté la mère, Adrien et moi…

— Seraient-ils plus royalistes que le Roi ? Il me semble que celle-ci n’a pas fait d’objection ?

— Elle s’est contentée de nous maudire, fit la cousine avec un petit rire désagréable, mais en fait elle est plutôt contente de ne plus avoir à nous nourrir. Quant à Mlle Lehoussois, je ne suis pas sûre qu’elle nous aime beaucoup.

— Elle n’est pas très expansive mais ne refuse jamais de secourir quelqu’un qui souffre. Au fait, ne proposiez-vous pas il y a un instant de nous aider à manger cette tourte ? Est-ce que votre frère ne trouverait pas votre absence un peu longue ?

— De toute façon, il la trouvera trop longue, soupira-t-elle. Lui a le droit de sortir, mais moi je devrais rester toujours à la maison…

— Raison de plus pour ne pas le contrarier davantage s’il ne se sent pas bien ! intervint Clémence. Tenez ! Je vous mets dans cette petite corbeille une botte de tilleul, un pot de miel et du bouillon que j’ai fait ce matin. Vous n’aurez qu’à battre un ou deux œufs dedans et il se sentira plus gaillard, votre malade !

Ainsi nantie, il fallut bien qu’Adèle se résignât à quitter la place. Elle remercia, prit le panier mais s’arrêta devant Guillaume pour lui offrir un sourire mouillé.

— Je plaisantais, tout à l’heure, à propos de la tourte, mais c’est tout de même drôle que nous n’ayons encore jamais partagé le pain et le sel ensemble, bien que nous soyons cousins ?

— Ne vous ai-je pas proposé de partager mon repas à l’auberge de Quettehou ?

— Ce n’est pas la même chose que de dîner ensemble. Ici par exemple… ou chez nous ?

— Vous venez de constater que je ne suis guère inviteur puisque Mme Bellec me le reproche, fit Tremaine qui commençait à perdre patience. Quant à aller chez vous, nous verrons plus tard ! Merci de l’invitation, s’obligea-t-il à ajouter.

Lorsque Adèle quitta la cuisine, Clémence la suivit un instant d’un regard apitoyé.

— Pauvre fille ! soupira-t-elle. Je ne suis pas sûre qu’elle soit très intéressante mais elle me fait pitié. Elle ne doit pas avoir une vie bien agréable. C’est pour ça qu’elle aime bien monter jusqu’ici, pour avoir un peu de compagnie…

— Elle s’est toujours satisfaite de celle de son jumeau : ils sont inséparables, fit Guillaume. En tout cas, faites-lui tous les petits plaisirs qu’elle voudra, Clémence, mais ne l’encouragez pas à multiplier ses visites et surtout ne lui demandez jamais de vous aider ! Nous ne pourrions plus nous en débarrasser. Et si nous revenions à la tourte ?

— Je la mets au four tout de suite mais vous devrez tout manger ! Tant pis si vous avez une indigestion…

— En ce cas, vous me soignerez ! J’espère que vous avez gardé du tilleul ?

Il était écrit cependant que Potentin ajouterait un couvert ce soir-là. On allait passer à table quand arriva Mlle Lehoussois dans la petite charrette à âne que Tremaine lui avait offerte : elle devait passer la nuit dans une des chaumières du voisinage où la fille d’une de ses vieilles amies était en train d’accoucher. Il s’agissait d’un premier enfant et le travail, peu avancé, promettait d’être long : elle en profitait pour venir passer un moment avec Guillaume et remiser chez lui son âne envers lequel elle éprouvait une véritable affection. En outre, elle avait quelque chose à dire et, tout en dégustant le chef-d’œuvre de Clémence, elle délivra une curieuse nouvelle.

— Hier, dit-elle, j’avais à faire à Morsalines où le docteur Tostain m’a demandé d’aller refaire le pansement d’un bûcheron blessé. Il m’a appris qu’on allait démolir le château de Nerville.

Guillaume posa brusquement couteau et fourchette sur son assiette qui résonna.

— Démolir ? Pourquoi ?

— C’est ce que mon bûcheron ne sait pas. Le jour de son accident, il abattait un arbre sur les hauts, pas loin du château. Il y avait là Gabriel, le dernier valet, qui causait avec un homme venu de Cherbourg. Un entrepreneur. Et tous deux prenaient date pour la démolition qui devrait commencer après-demain… Je reprends de ce pâté, il est sublime.

Et de se servir copieusement. Guillaume, lui, n’avait plus faim. Que l’on jetât bas le manoir de son ennemi ne pouvait que lui faire plaisir, mais il s’inquiétait surtout des raisons d’une telle décision. Prise par qui, d’abord ?…

L’idée qu’il était arrivé malheur à la jeune veuve et qu’un héritier quelconque se chargeait de faire disparaître une demeure dédaignée l’effleura et lui serra le cœur, pourtant ce devait être autre chose. Il est tellement plus commode de laisser la ruine faire son œuvre quand il vous échoit un legs de peu de valeur ! Et puis il était presque convaincu que s’il était arrivé malheur à Agnès, il l’aurait senti. D’un seul coup, par la simple magie de son nom prononcé par Anne-Marie, elle venait de chasser le joli souvenir de Mme de Bougainville : c’était elle et elle seule qui attirait Tremaine…

Sans perdre un coup de dents, la sage-femme observait l’étroit visage si durement buriné de son vis-à-vis. Elle savait qu’il pensait à Mme d’Oisecour et si l’idée de cet attachement ne lui plaisait guère, elle possédait assez de sagesse pour savoir que le mystère et l’absence sont peut-être les meilleurs alliés de l’amour. Tant qu’il ne saurait pas ce qu’était devenue Agnès, tant qu’il ne l’aurait pas vue sous l’habit d’une religieuse ou tout autre aspect trop quotidien pour y attacher un rêve, il ne serait pas délivré d’elle. C’est pourquoi, après une nuit de réflexion, elle s’était résolue à lui apporter la nouvelle.

— Eh bien ? fit-elle enfin. Qu’en penses-tu ?

— En vérité je n’en sais rien. Je ne comprends pas… Pourquoi donc Mlle de Nerville…

— Mme d’Oisecour, corrigea doucement Mlle Lehoussois.

— Si vous voulez. Pourquoi donc ferait-elle démolir la maison de ses ancêtres ? Pour construire un autre manoir à la place ? Ce serait le plus plausible, étant donné les souvenirs qu’elle doit garder de celui-ci. Mais alors, et si elle est entrée au couvent, que pourrait-elle faire d’une nouvelle maison ?

— Je pense que ce Gabriel devrait être au courant. Il lui est attaché autant et mieux qu’un chien. Un dévouement qui doit susciter la confiance.

— Et à Morsalines, que dit-on ?

— Des tas de choses qui ne veulent rien dire puisqu’on ne sait rien. Seulement les langues marchent et avant peu tout Quettehou et tout Saint-Vaast seront au courant. Les commères vont pouvoir s’en donner à cœur joie…

— Je m’en doute. Au fond, c’est sans importance puisque l’on n’y peut rien. Ce qui m’intéresserait c’est de savoir le nom de l’entrepreneur. En y mettant le prix, il serait peut-être possible de le faire parler…

— J’essaierai de savoir. À présent, veux-tu demander à Mme Bellec de me faire un peu de café ? Il faut que je retourne chez les Martin.

— Pourquoi continuer ce métier harassant ? demanda Guillaume. Vous êtes toujours par les chemins alors que vous pourriez vivre ici en toute tranquillité, jouir un peu de la vie et diriger cette maison…

— Tu as tout ce qu’il te faut pour ça… sans compter la jeune maîtresse de maison qui viendra un jour. Quant à moi, je te remercie de ton amitié mais j’aime cette existence ; je l’ai choisie et j’entends bien la poursuivre tant qu’il me restera des forces. Plus tard, peut-être…

Elle s’arrêta, reposa la tasse qu’elle venait de vider, se leva et considéra son hôte en souriant.

— Eh bien ? fit celui-ci.

— Il se peut que je vienne mourir chez toi quand je serai à bout de souffle… Ce doit être sublime de s’éteindre dans le luxe !

— Alors le plus tard possible…

Tandis que Potentin desservait la table et que Clémence s’attaquait à la vaisselle, Guillaume quitta la salle à manger, l’une des trois ou quatre pièces terminées et vraiment accueillantes de la maison avec ses boiseries d’un gris très pâle qui mettaient en valeur les grands rideaux et les sièges tendus de velours d’un jaune lumineux, ainsi que la collection de porcelaines chinoises, japonaises et, naturellement, Compagnie des Indes exposées dans les grandes armoires-vaisseliers en lambris de style récent, c’est-à-dire Louis XVI. Guillaume aimait les meubles de son époque pour leurs lignes nettes, leur élégance et leur simplicité tout apparente, le luxe se situant dans la qualité des bois rares et des bronzes.

Il traversa les deux salons encore sommairement garnis de très beaux tapis anciens, de quelques sièges et de plusieurs tableaux de marine. « Je n’ai aucun portrait d’ancêtre à accrocher, confia-t-il un jour à Félix. Ce sera le travail de mes descendants, si j’en ai, de s’en procurer.

— Encore faudrait-il les aider ! Tu devrais te faire peindre.

— On verra ça plus tard ! »

Enfin, il atteignit la bibliothèque dont il faisait son lieu de prédilection. Sa femme, s’il arrivait à se marier, arrangerait selon son goût les deux salons et les chambres qui étaient encore un peu élémentaires. Mais cette grande pièce d’angle, il la destinait surtout à devenir son lieu de travail, de détente et de réflexion. Aussi lui apportait-il un soin tout particulier, que ce soit dans le lambrissage en pin d’Amérique d’une chaude couleur rouge en accord avec le velours rubis des sièges et des rideaux, ou dans le choix de la grande table à écrire. Les rayonnages, encore plus qu’à moitié vides, s’ordonnaient autour d’une large cheminée de marbre noir et d’un petit escalier à vis qui, dans un coin, montait à un balcon suspendu autour de la pièce et desservant d’autres planches à livres. De légers pilastres coupaient les éléments de rangement et montaient jusqu’au plafond à caissons plats. Les ors de leurs bronzes discrets s’accordaient bien avec ceux des reliures déjà en place en attendant d’autres.

Depuis son retour en France, Guillaume, pris d’une véritable frénésie de savoir, achetait quantité de livres de toutes sortes : mémoires, histoire, géographie, littérature, sciences naturelles, poésie, même, afin de combler le vide laissé dans son esprit par la longue période entre son départ du collège de Québec et l’installation définitive à Pondichéry, puis à Porto-Novo. Certes, il n’ignorait pas grand-chose de ce qui touchait la mer, la navigation, la construction navale, la faune et la flore des pays où il avait vécu, mais revenu sur une terre hautement civilisée il sentait bien qu’il lui manquait nombre d’éléments de culture. Une lacune importante chez un homme qui voulait grandir.

À dire vrai, la chère bibliothèque était loin d’être en ordre, parce que précisément Guillaume s’en réservait le rangement. Des caisses encore clouées occupaient les abords immédiats de l’escalier et de hautes piles de livres neufs montaient à l’assaut de leur futur logement. Mais à cette heure crépusculaire, ces détails disparaissaient dans l’ombre grandissante laissée par les longues bougies allumées dans un candélabre dont la douce lumière caressait les cuirs, les bois et les velours de la pièce.

Insoucieux des papillons nocturnes attirés par les flammes, Tremaine alla prendre place dans le grand fauteuil tendu de cuir noir qui avait été celui de Jean Valette, et enferma dans ses grandes mains les têtes d’éléphant sculptées terminant les accoudoirs, comme il avait vu si souvent son père adoptif le faire lorsqu’un problème occupait son esprit. Puis il se laissa aller à la sérénité dégagée par l’heure et par le lieu.

Les hautes fenêtres, ouvertes sur la nuit pleine d’étoiles, laissaient entrer la douceur du soir avec le parfum presque trop fort des foins fraîchement coupés. L’aboiement d’un chien se fit entendre quelque part dans la campagne puis, plus proche, la voix de Potentin qui admonestait le jeune Victor. L’esprit de Guillaume s’évada pour rejoindre par-dessus bois et champs les hauts de Morsalines et le château qui allait mourir. Il fallait qu’il en sût la raison. Demain, il s’y rendrait et chercherait ce Gabriel jusqu’à ce qu’il se montre. Bien qu’il fût à peu près certain de se voir opposer un mutisme quasi minéral, il trouverait peut-être un moyen d’obtenir un ou deux renseignements. Le plus simple étant certainement le meilleur pour briser la méfiance du cerbère : un solide affrontement à poings nus, peut-être, car, pour l’argent, mieux valait n’y pas songer. Le garçon devait être incorruptible.