XI

LA MAGIE D’UNE NUIT D’ÉTÉ…

La pierre qui roula sous les sabots du cheval tira Gabriel de sa contemplation. Il s’était couché dans l’herbe pour regarder une dernière fois, bien à son aise, la vieille bâtisse qui, demain, perdrait sa forme et s’affaisserait lentement sur la terre, à la manière d’un homme touché à mort qui plie les genoux et s’écroule pour ne plus se relever. Quelqu’un venait. Aussitôt Gabriel fut debout comme on se met en garde. À l’approche d’un être humain, il avait toujours envie de fuir mais il y résista lorsqu’il vit le grand cavalier roux. Il reconnut en lui le dernier visiteur de Mlle Agnès, celui après le départ de qui elle avait tant pleuré que Pulchérie dut passer des heures à lui bassiner les yeux.

D’instinct Gabriel détestait cet homme dont la figure ressemblait à celle d’un saint de bois taillé à la serpe et en qui l’on sentait une force dangereuse malgré sa maigreur. Pour qu’Agnès ait pleuré, il fallait qu’il l’intéresse et c’était assez pour lui valoir la haine du serviteur. Dans son échelle de valeurs, Guillaume Tremaine prenait place tout de suite après le vieux Oisecour, mais juste avant le Diable ! Démon, il fallait d’ailleurs bien qu’il le fût un peu pour posséder ce magnifique cheval noir comme l’enfer que Gabriel lui enviait plus que le reste de sa fortune.

La pensée que cet ennemi voulait sans doute pénétrer dans la demeure condamnée lui fut intolérable et, en trois sauts, il se tint au milieu du chemin qu’il barra de ses bras étendus.

— Où allez-vous ? fit-il rudement.

— Ce chemin ne mène qu’à un seul endroit.

— Alors que cherchez-vous ?

— Personne d’autre que vous. Je désire vous parler.

— Pas moi !

Calmement Tremaine mit pied à terre sans prendre la peine de garder la bride : il savait qu’Ali ne bougerait pas. Sous l’arc bombé des sourcils, ses yeux se plissèrent et sa bouche esquissa un sourire narquois.

— Vous n’êtes pas obligé de me répondre mais je crois que vous auriez tort. C’est d’affaires qu’il s’agit.

Le mot, inattendu, apaisa un peu la hargne du garçon.

— D’affaires ? Vous et moi ?

— Pourquoi pas ? J’ai appris que ce château va être démoli. D’autre part, je viens, moi, de construire une maison et je voudrais savoir si le propriétaire a déjà disposé de certaines boiseries que j’aimerais acheter. Je suis disposé à en offrir un bon prix.

Gabriel perdit pied. Visiblement le sujet le dépassait.

— Je ne sais pas quoi vous répondre. On n’a encore touché à rien dans l’intérieur. Sauf les meubles qui ont été enlevés, bien entendu.

— Qui s’en est chargé ?

— Le notaire de Mme la Baronne.

— Et il n’a été question ni des lambris ni des cheminées ?

— Mon Dieu… non !

— Ce serait dommage de les détruire : ce sont de belles choses et je ne supporte pas de voir détruire les belles choses…, fit Guillaume d’un air grave et pensif qui eut son effet.

— Mais au fait, dit Gabriel, comment savez-vous que l’on va démolir ?

Tremaine se garda bien de donner ses sources d’information. Il haussa des épaules désinvoltes.

— Par le plus grand des hasards. Je me trouvais hier à Cherbourg où je m’étais rendu pour faire quelques achats après une visite à la glacerie de Tourlaville, et j’ai rencontré l’entrepreneur chargé de la mise à bas du château. Monsieur…

Sourcils froncés il faisait mine de chercher le nom comme s’il l’avait sur le bout de la langue et son interlocuteur, tout naturellement, tomba dans le piège.

— M. Vannier ?

— C’est cela même. Il m’a donc appris que dès demain il mettait la pioche dans ces murs, sans être capable de me dire ce qu’il adviendrait des lambris. Selon lui, le propriétaire devrait en avoir déjà disposé, mais comme il ne semblait sûr de rien j’ai couru jusqu’ici pour tenter ma chance. Il ne me reste qu’à faire une visite au notaire pour essayer d’en savoir plus. Mais… au fait, peut-être savez-vous si l’on doit reconstruire dans un autre style ? En ce cas, il serait naturel de conserver les décors intérieurs pour les réemployer…

— Je ne sais rien, monsieur. Ma tâche consiste à surveiller les travaux…

— Bien ! Je vous remercie, soupira Guillaume qui se tourna pour remettre le pied à l’étrier, mais il hésita avant de se mettre en selle, considérant un instant le jeune homme d’un air songeur.

— Il doit être dur pour vous d’assister à la fin de cette vieille demeure ? Je sais ce que c’est.

Celui-ci eut un mouvement d’épaules comme pour se débarrasser d’un fardeau.

— Assez, oui, mais je n’ai pas la possibilité de donner une opinion. J’exécute les ordres que l’on me donne et c’est très bien comme ça.

Tremaine hocha la tête et, se gardant bien d’offrir une pièce que l’on eût refusée avec dédain, se mit en selle.

— Mes félicitations ! Vous avez malgré tout ma sympathie. Jadis j’ai vu brûler la maison de mon père, et je sais quel effet cela fait.

Un dernier signe de tête, puis il fit volter Ali et repartit au galop dans le sous-bois, très satisfait de la rencontre. Demain, aux petites heures, il se rendrait à Cherbourg où le Roi n’arriverait que le soir. Cela lui laissait le temps de se mettre à la recherche du sieur Vannier dont il comptait obtenir certains renseignements sans trop de difficultés : même un entrepreneur bien établi pouvait être sensible à quelques pièces d’or…

Guillaume aimait bien Cherbourg avec ses maisons basses et ses rues lumineuses tracées depuis moins de cent ans, ses toits d’ardoises ou de schistes lourds dont les grands vents nettoyaient les pierres. Tapie au pied de la montagne du Roule, au fond d’une large baie en eau profonde accessible aux plus gros navires, elle ne leur offrait, jusqu’à ce que Louis XVI eût décidé la construction de la grande digue, aucun véritable abri, aucun refuge contre la violence des tempêtes. Seuls les bateaux de pêche et de commerce de faible tonnage pouvaient s’amarrer au petit port établi sur l’estuaire de l’Ivette. Jadis, Cherbourg possédait un château fort hérissé d’une douzaine de tours, de gros remparts arasés par ordre du Roi-Soleil pour permettre les belles fortifications dessinées par M. de Vauban… et que l’on ne construisit jamais. Seuls deux petits ouvrages de défense surveillaient l’immense rade que les mirages marins entouraient de reflets et de moirures. Le grand port, aux temps anciens, c’était Barfleur où débarquaient les rois anglais lorsqu’ils venaient porter la guerre sur la terre de France. Cherbourg, dont cependant ils enviaient la beauté si largement ouverte à tous les vents, n’était que leur souffre-douleur. C’est là que, sous les yeux d’une population sortie précipitamment de l’église de la Trinité et en prière sur le port, leurs brûlots incendièrent puis firent sauter le Soleil royal, le vaisseau amiral de M. de Tourville et sans doute le plus beau navire de haut bord jamais construit. Avec lui moururent le Triomphant, échoué à l’entrée du port, et l’Admirable, sous Tourlaville, la veille du jour où à La Hougue périrent treize autres navires, victorieux jusque-là mais qui, faute d’un port fermé en Manche, n’avaient pu trouver d’abri…

Cette histoire, Guillaume la connaissait bien à présent, grâce aux nombreuses veillées passées avec l’abbé de La Chesnier dont la tragique bataille de La Hougue était la grande passion ; une passion partagée désormais par son jeune ami… Chaque fois que, de la route, il apercevait Cherbourg, Guillaume croyait voir flamber sur le ciel irisé le royal vaisseau bleu et or. Il entendait les cris des blessés que les pêcheurs s’efforçaient de sauver au risque de leur vie, les prières des femmes. Sa haine de l’Anglais se réchauffait à ce feu ardent et il se réjouissait de l’intense activité déployée depuis trois ans pour faire enfin de la sentinelle la plus avancée de l’étoile-France le port sûr et inexpugnable qu’elle méritait de devenir.

Ce jour-là, il la trouva parée comme une mariée, pavoisée des girouettes aux ruisseaux dans l’attente de l’auguste visiteur, déroulant pour son entrée, comme au Moyen Âge, des draps de couleurs vives, des morceaux de soie, des drapeaux et même quelques anciennes tapisseries, peu nombreuses car il n’y avait guère que sept familles nobles qui se grouperaient tout à l’heure pour recevoir le Roi autour du duc de Beuvron, Anne-François d’Harcourt. Il y aurait des Morte-mer, des Boisgelin, le chevalier d’Accueil et quelques autres qui composaient habituellement au gouverneur une sorte de cour, animant la belle demeure qui avait été autrefois l’abbaye Notre-Dame et dont les jardins descendaient des hauteurs d’Octeville. Mais la bourgeoisie, née du commerce, grandissait et tenait à le faire savoir. Ce n’étaient partout que banderoles, flammes, drapeaux, bannières de toutes sortes, chacun tenant à prouver sa reconnaissance à ce bon roi qui, d’une ville mal remise de ses blessures et un peu somnolente, venait de faire sortir un immense chantier en pleine activité pour lequel plus de huit cents compagnons charpentiers du Devoir étaient accourus des quatre coins de France ; sans compter une multitude de senaus, ces petits mais vigoureux bateaux d’origine hollandaise qui encombraient la baie pour le transport des matériaux. Demain, en se rendant au port, Louis XVI marcherait sur un tapis de fleurs…

Lorsqu’il entra en ville, Tremaine évita soigneusement l’opulente auberge des Ducs de Normandie et gagna directement son point de chute habituel : le café Ouistre qui ouvrait ses portes accueillantes dans la rue du Quai-du-Bassin12. C’était le rendez-vous privilégié de la bourgeoisie mais la noblesse – et même les dames ! – ne dédaignait pas d’y venir jouer au billard. On disait que la duchesse de Beuvron avait promis d’y venir faire une partie… C’est dire que la maison n’avait rien d’un bouge à matelots.

Lorsque Tremaine y entra, il y avait beaucoup de monde, des hommes surtout, bien vêtus pour la plupart, qui parlaient haut et fort dans la grande salle dont les vieilles boiseries de chêne avaient pris, aux yeux de notre Canadien, la couleur exacte du sirop d’érable. Deux salons lambrissés de clair faisaient suite, ceux où se trouvaient les billards. Mais dans cette première salle qui ouvrait directement sur la cuisine, la bonne société se régalait de coquillages et de homards cuits sous la cendre en buvant du vin, du cidre, de la bière, de l’eau-de-vie ou du vieux rhum piraté au large de la Jamaïque par les corsaires cherbourgeois : une corporation toujours florissante à laquelle le commerce de la ville devait une partie importante de sa prospérité.

Du premier coup d’œil, Guillaume trouva celui qu’il cherchait : l’avocat Joseph Ingoult dont il avait fait la connaissance en venant traiter un marché de papier – il avait acheté plusieurs moulins sur la Saire – à destination de l’Orient. Depuis, il entretenait avec lui des relations amicales, non dénuées d’intérêt car un homme possédant une bonne connaissance des lois s’avérait indispensable pour le développement des affaires de Tremaine.

À travers le dédale des tables, celui-ci louvoya vers un personnage qui lui faisait signe tout en s’occupant activement à décortiquer un homard en compagnie d’une bouteille de vin blanc. Sans le tic nerveux qui déformait régulièrement ses traits, ce jeune-vieil-homme de trente-cinq ans eût été séduisant. Il avait de beaux yeux noirs, vifs et pétillants, et sous la perruque blanche se cachait un crâne soigneusement rasé qui, sans cela, eût été couvert d’une forêt de cheveux un peu hirsutes et couleur de charbon. Toujours irréprochablement habillé, Joseph Ingoult faisait autorité en matière d’élégance dans la ville de Cherbourg et comme il se tenait toujours, en cette matière, à la pointe de l’actualité, ses vêtements coupés à Londres auraient enchanté Brummel en personne. Ses talents ne se limitaient pas à son goût vestimentaire : toujours à l’affût de nouvelles, il était sans doute l’homme le mieux informé de Normandie et l’un des plus avertis du royaume. Doué en outre d’une éloquence entraînante et d’une astuce démoniaque, il était à juste titre redouté de ses adversaires. De plus, il maniait l’épée et le pistolet aussi bien que la dialectique.

Avant que Guillaume l’eût rejoint, il avait déjà commandé un autre homard et une nouvelle bouteille.

— Quelle bonne idée de venir déjeuner avec moi ! Je t’ai demandé la même chose, ajouta-t-il en désignant son assiette.

— Tu as eu raison : je meurs de faim ! Comment vas-tu ?

Les mains, osseuses mais blanches et soignées qui sortaient d’impeccables manchettes de mousseline neigeuse, se remirent à décortiquer le crustacé.