— Eh bien ? répéta Tremaine avec une impatience qui ne parut pas se communiquer à son interlocuteur.

Celui-ci s’accorda même encore quelques secondes avant de conclure avec un sourire épanoui :

— Si j’étais vous… j’irais faire un tour du côté de cette mai-son-là… À mon idée, elle pourrait bien vous réserver des surprises.

— Tu crois ?

— Qu’est-ce que ça coûte d’y aller voir ? Je peux me tromper, mais si Mme d’Oisecour est décidée à finir ses jours dans un moutier, je ne vois pas pourquoi elle conserverait cette maison.

— Peut-être pour que la chapelle ne soit pas tout à fait abandonnée ?

— La chapelle où repose sa mère ? Je ne vois pas bien quelle compagnie pourrait lui apporter un logis qui va tomber tranquillement en ruine si personne ne s’en occupe. Vous pourriez aussi proposer de l’acheter ?… Au fait, est-ce que je dis à Mme Bellec de servir le souper tout de suite… au cas où vous auriez envie de ressortir ?

Guillaume se mit à rire et administra une claque dans le dos du sage M. Potentin.

— Personne ne me connaît mieux que toi, n’est-ce pas ? Je vais me rhabiller. Dis à Clémence de se tenir prête, puis tu feras seller deux chevaux… au cas où tu aurais envie de venir voir par toi-même ce qu’il en est.

— J’allais vous le proposer. Il se trouve que je connais fort bien l’emplacement de cette maison.

C’était en effet l’une des qualités de ce curieux personnage. Où qu’il aille, il lui suffisait de passer quelques jours dans une ville ou dans une région pour la connaître à fond : usages, coutumes, topographie, faune, botanique, sans oublier les légendes et même les derniers potins. En outre, il possédait le talent de se faire des amis un peu partout quelles que soient leur race, leur religion, leur condition sociale et même la couleur de leur peau. Cela tenait à un sens profond de la diplomatie, à un besoin naturel de s’intéresser à ceux qu’il rencontrait, le tout joint à une vraie générosité et à une inaltérable bonne humeur. Cette nuit-là, il prouva une fois de plus sa valeur en menant Guillaume sans la moindre hésitation là où il voulait aller.

Les deux cavaliers traversèrent Morsalines endormie auprès de sa très ancienne église et s’engagèrent dans un chemin qui grimpait vers le ressaut de terrain appelé mont Eméry, dépassant quelques enclos, quelques toits enfouis dans la verdure. Soudain, Potentin étendit le bras, désignant la flèche courte d’une chapelle qui se dessinait sur le bleu profond du ciel, un beau grand ciel d’enluminure brillant de toutes les étoiles piquées par une main divine.

— La maison est sous l’épaulement, murmura-t-il.

Ils la découvrirent après un tournant, à demi cachée par un arc serré de grands arbres avec, sur le devant, un jardin mi-agrément mi-potager comme dans bien des petites propriétés paysannes. Un jardin bien ordonné, d’ailleurs, et entretenu avec ses carrés de légumes encadrés de poiriers-quenouilles et de groseilliers, avec les bordures de thym et de marjolaine qu’autorisait le doux climat – en Cotentin, les tempêtes sont redoutables mais les hivers cléments – et aussi, sur la façade, les torsions fleuries d’un fuchsia géant comme il en poussait beaucoup autour de Saint-Vaast.

Ils découvrirent aussi qu’elle était habitée : d’une des cheminées montait un filet de fumée blanche et une lumière intérieure dessinait un cœur dans les contrevents soigneusement clos du rez-de-chaussée. Au premier seulement les fenêtres, largement ouvertes sur l’obscurité, laissaient entrer le vent léger qui fraîchissait.

— Eh bien ? Qu’en pensez-vous ? souffla Potentin, triomphant.

Tremaine haussa les épaules.

— La réponse est facile. Je parierais que Gabriel habite ici. Tout simplement… Il doit surveiller la démolition. Il faut bien qu’il loge quelque part.

— On peut toujours aller voir ! Vous êtes assez grand pour regarder par le volet et il n’y a pas de chien pour avertir.

Pour toute réponse, Guillaume passa la barrière du jardin et s’avança dans l’allée sablée qui aboutissait à la porte, puis obliqua sur la gauche, en enjambant des salades, pour atteindre la fenêtre éclairée. Arrivé là il se haussa légèrement sur la pointe des pieds. Son regard plongea dans une pièce comme il en connaissait déjà beaucoup, semblable à la salle de Mlle Lehoussois ou à celle des Quentin, avec des meubles à peine différents : hautes armoires bien cirées se découpant comme un texte sur la grande page de crépi blanc des murs, vaste cheminée au-dessus de laquelle une statuette de la Vierge fraternisait avec deux espingoles à canon de cuivre, rideaux d’indienne rouge signalant dans l’ombre un vaste lit. Tout avait quelque chose de familier et de rassurant, à supposer que le curieux en eût besoin. Ce qu’il éprouva, ce fut seulement de la déception pour avoir eu raison quand Potentin avait tort. Il y avait deux personnes dans la pièce, assises sous la lampe posée sur la longue table : une femme âgée qui tricotait, c’était Pulchérie, un homme qui taillait un morceau de bois, c’était Gabriel. La lumière jaune éclairait leurs mains abîmées par le travail, y mettait une douceur et faisait briller le gros anneau d’or usé que la vieille femme portait au doigt. Tremaine remarqua seulement que, cette fois, elle était vêtue de beau drap fin et que sa haute coiffe – bien blanche ! – s’ornait de dentelle.

Ce simple tableau expliquait pourquoi l’ancien logis des Perigaud devait échapper à la pioche des démolisseurs : Mme d’Oisecour en avait fait présent à ses fidèles serviteurs, et le fait que Pulchérie se trouvât en compagnie du garçon prouvait seulement que là où elle était, la jeune femme n’avait plus le droit d’être servie ; ce ne pouvait être qu’un cloître d’une absolue sévérité…

La mort dans l’âme, Guillaume abandonna son observatoire et chercha Potentin pour lui faire part de ses conclusions. Or il ne le vit pas tout de suite. Il allait retourner vers les chevaux quand un léger « Psst ! » l’attira vers le coin de la maison. Potentin y était tapi contre le mur et ses yeux brillaient de contentement.

— Regardez un peu de ce côté ! souffla-t-il.

Guillaume tendit le cou et sentit une bouffée de joie chaude lui monter au visage : là, devant lui, une longue silhouette noire, une silhouette de femme se dirigeait à pas lents vers le repli de terrain sur lequel se dressait la chapelle : un sentier, très certainement, y menait…

— Va m’attendre près des chevaux ! chuchota-t-il avant de se glisser sur le flanc de la maison.

Alors commença une traque silencieuse et sans hâte. Guillaume régla son pas sur celui de la jeune femme, sachant bien que ses bottes, souples comme des gants ou des mocassins indiens, ne feraient pas le plus petit bruit susceptible de trahir sa présence ; il retenait son souffle autant qu’il était possible. Il ne savait pas encore quand il aborderait Agnès. Le moment viendrait de lui-même et il ne voyait aucune raison de le presser, éprouvant seulement la joie tranquille du chasseur certain que son gibier ne lui échapperait plus.

Lorsqu’elle commença de gravir la pente, il la vit de profil : elle tenait entre ses mains un bouquet de fleurs blanches. C’était donc bien à la chapelle qu’elle se rendait… Pourtant, un instant il crut la perdre lorsqu’elle disparut derrière quelques arbres, mais il la retrouva vite au moment où elle atteignait la modeste et minuscule église. Allait-elle entrer ?… Non. Elle attacha son bouquet à une ferrure de la porte puis s’agenouilla. Guillaume, arrêté lui aussi, ne bougea plus, gardant cette immobilité quasi minérale des chasseurs indiens, apprise de Konoka dans sa petite enfance. Mais ce n’était qu’une apparence : dans sa poitrine, son cœur battait la chamade.

Sa prière achevée, Mme d’Oisecour ne revint pas vers la maison mais s’enfonça dans l’épaisse fourrure végétale qui était jadis le parc de Nerville. Tremaine reprit la piste, devinant où elle allait. Aujourd’hui, les hommes de Vannier avaient dû porter les premiers coups au château : après avoir fleuri sa tombe, la fille d’Élisabeth de Nerville allait constater les premières blessures…

La jeune femme s’arrêta à la lisière des arbres. La vieille bâtisse se dressait devant elle, encore presque intacte et même curieusement vivante : de petites lumières clignotaient à l’intérieur, allumées sans doute par les ouvriers qui s’abritaient pour la nuit tant qu’il était possible de le faire. Mais au beau milieu de l’endroit le plus dégagé, il y avait un gros tas de bois en forme de pyramide et ce fut vers lui qu’Agnès se dirigea. Celui qui l’observait put la voir tourner lentement autour, les bras serrés sur sa poitrine et retenant d’une main le voile noir posé sur ses cheveux que la brise du soir faisait voleter. Pensant alors qu’il avait suffisamment patienté, Guillaume quitta l’abri du tronc de chêne qui le dissimulait et s’avança vers la jeune femme. La lune en son dernier quartier joignait sa lumière à celle des étoiles et l’éclairait suffisamment pour qu’on pût le reconnaître.

À sa stupéfaction, Agnès ne montra aucune surprise en le voyant venir, comme si sa présence en ce lieu et à cette heure eût été naturelle. De son côté, Tremaine s’adressa à elle en bannissant tout protocole et aussi simplement que s’ils s’étaient rencontrés une heure plus tôt.

— Pourquoi faites-vous cela ? demanda-t-il en désignant l’amas de boiseries brisées, de rayonnages et autres lambris voués à la destruction…

Elle haussa les épaules.

— Gabriel m’a dit que vous vous intéressiez à ces vieux bois. Malheureusement pour vous, vous arrivez trop tard. Demain soir, j’y mettrai le feu moi-même.

— Demain ? Pourquoi demain ?

— Parce que ce sera la Saint-Jean d’été et que de tout temps, durant cette nuit-là, un feu a été allumé à cet emplacement comme il s’en allumera dans tous les châteaux et dans tous les villages. Celui-ci sera fourni plus que jamais par le château. Ensuite, il n’y en aura plus…

— Vous haïssez tellement cette demeure ?

— Plus encore que vous ne l’imaginez ! Ma mère y a souffert le martyre avant de mourir assassinée. Quant à moi, je ne me souviens pas d’y avoir jamais connu un seul jour de bonheur ! Enfin, elle ne représente rien pour moi qu’un nom détesté…

— Ceux qui l’ont construite, qui l’ont habitée ne méritaient-ils pas un peu de mansuétude ? C’est un grand nom, vous me l’avez rappelé…

— Il leur restera la chapelle et c’est, pour la plupart, plus qu’ils n’en méritent. L’histoire des Nerville est pavée de chair et de sang, et moi je ne fais que détruire un repaire de seigneurs-forbans plus soucieux de leurs chevaux et de leurs chiens que de leurs épouses.

— Est-ce que vous ne les aimez pas ?… Je veux dire les chiens et les chevaux ? fit Guillaume, mi-figue mi-raisin.

Apparemment Agnès n’était pas décidée à apprécier l’humour. Son ton se fit cassant.

— Si, encore que je n’admette pas l’excès. Mais d’abord, qu’est-ce que cela peut vous faire ?

— Plus que vous ne pensez ! Ne vous fâchez pas, je vous en prie ! Je suis si heureux de vous retrouver enfin que vous aurez peine à m’échapper…

— Il le faudra bien pourtant : il ne peut plus rien y avoir de commun entre vous et moi…

— De commun peut-être, mais d’extraordinaire, d’exceptionnel, de fabuleux, je crois qu’il peut y avoir beaucoup de choses entre nous.

— Vous allez encore me proposer de devenir votre maîtresse ? fit-elle avec un immense dédain.

— Non, et je vous en demande encore pardon. J’étais fou et surtout aveugle…

— Allons donc ! Vous le seriez encore, n’est-ce pas, si je ne vous avais pas révélé le secret de ma naissance ?

— Voulez-vous la vérité ? Je n’y crois pas ! Vous ne m’avez raconté cette fable que pour me punir et me blesser.

— Cette fable ? Me croyez-vous capable d’avilir ma mère avec un tel mensonge ?

— Je ne vois pas en quoi elle serait avilie. Etre l’épouse de Raoul de Nerville devait être un tel cauchemar qu’il fallait tout tenter pour éviter d’être écrasée sous le poids du malheur. Si l’amour a des ailes, c’est parce qu’il permet de s’envoler du pire des bourbiers. Quant à vous, il y a en vous trop de violence pour que vous ne soyez pas la fille du comte !

Elle haussa les épaules avec fureur.

— Vous ignorez tout de ma famille maternelle. Sachez, monsieur Tremaine, que les Landemer, s’ils étaient plus droits et plus grands que les Nerville, n’en étaient pas moins rudes et c’est d’eux que je tiens. Pour ce qui est de mon vrai père… je n’ai jamais su son nom.

La voix tendue venait de se briser sur ce qui était sans doute un lourd regret. Guillaume se sentit envahi de tendresse ainsi que d’un immense désir d’interposer sa force entre les ouragans meurtriers et cette mince jeune femme qui refusait de plier sous leurs coups. Il se rapprocha d’un pas, n’osant davantage par crainte de la voir s’enfuir.