— Je ne me reconnais pas le droit de vous reprocher votre vengeance, moi qui ai si longtemps attendu la mienne, fit-il avec une soudaine douceur, mais lorsque vous en aurez fini avec Nerville, quand la dernière pierre reposera dans les fondations de la grande digue, qu’allez-vous faire de vous-même, Agnès ?

Elle eut un haut-le-corps qui ressemblait à un frisson.

— Je ne vous permets pas de m’appeler ainsi !

— Voilà qui m’est égal : je ne vous ai jamais appelée autrement durant les nuits blanches que je vous dois. Il y a longtemps déjà, je vous ai avoué que je vous aimais, seulement je l’ai fort mal dit… peut-être parce que je n’avais pas l’habitude.

— Quel âge avez-vous, monsieur Tremaine ?

— Trente-six ans ! Pourquoi cette question ?

— Vous espérez me faire croire que durant tant d’années vous n’avez jamais dit à une femme que vous l’aimiez ?

— Jamais, si étrange que cela vous paraisse ! Sauf… une seule fois !

— C’est suffisant pour que jamais soit de trop.

— Croyez-vous ? J’avais sept ans et l’objet de mon amour en avait quatre…

Il eut l’impression qu’elle souriait.

— Vous l’aimez peut-être encore ?

— On aime toujours ce qui s’attache aux souvenirs d’enfance lorsqu’ils sont jolis, mais cette petite fille appartenait à un temps qui n’est plus et qui ne reviendra jamais.

— Comment s’appelait-elle ?

— Marie… je l’avais surnommée Marie-Douce.

— C’est charmant. Cependant, l’on dit que les hommes demeurent fidèles à un certain type de femme, et moi je ne suis pas douce.

— Elle ne l’était pas vraiment, elle non plus : l’apparence seulement, les cheveux, la frimousse, le sourire. Une image de joie et de vitalité, mais il est probable qu’elle a beaucoup changé, conclut-il d’un ton d’insouciance qui balayait le souvenir.

Comme Agnès ne disait rien, peut-être parce qu’elle ne savait quoi répondre, ce fut lui qui renoua le lien rompu en demandant :

— Vous n’avez pas répondu à ma question. Qu’allez-vous faire lorsque ce terrain sera nu ? Vous ne pensez pas vivre dans la maison des Perigaud ?

— Pourquoi pas ? J’y vis depuis six mois et ma présence est passée aussi inaperçue que je l’espérais…

— Ce n’est pas possible ! Vous qui avez condamné ce château à cause de ses crimes, ne pouvez vous abriter derrière des murs qui ont vu tant de souffrance ?

— Justement. C’est peut-être une bonne façon de les expier…

Une brusque colère envahit Guillaume : que cette femme déjà si malmenée par la vie voulût s’offrir en holocauste à un dieu de vengeance qu’il n’avait jamais accepté, il ne pouvait en supporter l’idée. Un élan le jeta presque sur Agnès dont il emprisonna les épaules dans ses fortes mains.

— Cessez de délirer ! Vous n’avez rien à expier, vous. Et votre père supposé a payé pour ses crimes.

Elle se tordit pour essayer de lui échapper mais ne put y parvenir.

— Lâchez-moi ! Vous entendez ? Je vous ordonne de me lâcher !

— Non. Inutile de vous débattre : je ne vous lâcherai plus jamais, Agnès ! Je ne vous ai poursuivie que pour vous le dire…

— Il le faudra bien. Vous parliez de crimes. Qui vous dit que je n’en ai pas un sur la conscience ?

— Vrai ou pas, cela m’est égal ! Je vous veux, vous entendez ? Je veux que vous soyez ma femme et la maîtresse des Treize Vents. La maison n’attend que vous pour commencer à vivre…

Elle eut un rire qui se fêla sous la poussée d’un sanglot.

— Vous voulez que je fasse vivre votre demeure, moi ?… Moi qui détruis celle-ci ? Moi… qui ai mis le feu à La Rocquière ?

— Vous ?

— Avec l’aide de Gabriel, mais c’est bien moi qui ai donné l’ordre. Je ne supportais pas l’idée de vivre d’autres nuits semblables à ce que fut celle de mes noces !

— Mais vous avez failli mourir dans l’incendie ?

— Je l’espérais… Souvenez-vous ! N’avez-vous pas évoqué pour moi, un jour, ces jeunes filles indiennes jetées à la couche de vieux rajahs qu’elles devaient ensuite accompagner dans les flammes de leur bûcher ? Je vous ai alors demandé si vous étiez bien sûr que certaines n’étaient pas consentantes afin que le feu les délivre à jamais du souvenir, comme de la souillure de répugnantes caresses. C’est ce que je voulais, vous entendez ? J’ai voulu me consumer avec cet affreux vieillard… À présent, oserez-vous encore dire que vous voulez m’épouser ?

Il lâcha les épaules de la jeune femme mais ce fut pour l’enfermer dans ses bras, étroitement, en la serrant fort et en appuyant contre lui la tête rebelle dont il caressa les cheveux avec douceur.

— Plus que jamais, mon amour, murmura-t-il, les lèvres contre la soie de la chevelure dont l’odeur évoquait la fraîcheur des bruyères, des fougères après la pluie.

Agnès pleurait à présent, s’abandonnant enfin à cette tendresse qu’elle avait désespéré de jamais obtenir.

— Vous n’avez rien à vous reprocher, sinon d’avoir voulu mourir au moment où la Providence vous délivrait : cet homme était mort quand on l’a trouvé…

— Oui… mort sur moi… en moi ! Pourquoi donc vouliez-vous que je vive après cette horreur… que j’affronte le regard des autres… et peut-être… le vôtre ? Oh, Guillaume… Je vous aimais tant et j’en ai tant souffert !…

À présent, des sanglots convulsifs la secouaient à la limite d’une crise de nerfs qui la délivrait enfin de tant de contraintes accumulées, de tant d’avanies, d’injures, de souffrances et de mépris, qu’il avait fallu supporter.

À la fois navré et heureux, Guillaume la berça longuement, murmurant des mots tendres sur ses yeux et son front jusqu’à ce que l’accès se calme peu à peu et qu’il trouve ses lèvres tremblantes et mouillées qu’il baisa doucement, délicatement, comme une fleur malmenée par l’orage, avant de s’en emparer avec passion. Une passion à laquelle la jeune femme répondit ardemment.

Lorsque enfin ils se séparèrent, un peu haletants, Agnès prit entre ses mains le dur visage.

— Vous voulez vraiment m’épouser ? Vous ne craignez pas le scandale ?

— Quel scandale ?

— Le fils de Mathilde Hamel prenant pour femme la fille de son assassin… Le pays va hurler d’horreur.

— Et quand cela serait ? Je me sens de taille à affronter quiconque oserait seulement murmurer. D’ailleurs, je crois que vous vous trompez : il n’est jamais venu à l’idée de personne de vous confondre avec votre soi-disant père… Quant à vous, dites-moi seulement que vous voulez bien du roturier que je suis ?

Elle lui tendit ses deux mains qu’il enferma dans les siennes.

— Vous savez bien que oui. Pour le reste, peut-être avez-vous raison et si nous savons habituer les gens à l’idée de nous voir mariés, peut-être que dans quelques semaines…

— Quelques semaines ? Vous voulez rire ! C’est cette nuit même que vous serez ma femme.

Effrayée, elle essaya de retirer ses mains mais il les tenait bien.

— Cette nuit ? Mais…

— Pas de « mais » ! Je vous ai dit que je ne vous lâcherais plus jamais et j’aurais bien trop peur qu’en vous laissant à vous-même, ne fut-ce que deux ou trois heures, vous ne me jouiez le tour de changer d’avis. Venez !

— Où donc ?

— À Saint-Vaast ! Dans une heure l’abbé de Folleville nous aura unis pour le meilleur et pour le pire…

— Le pire ? fit-elle.

Guillaume se mit à rire et, dans le mince rayon de lune, Agnès vit briller ses dents blanches.

— Pourquoi pas ? C’est notre vie que nous allons passer ensemble, Agnès, et nous ne sommes faciles à vivre ni l’un ni l’autre. Nous aurons des moments difficiles, mais si cela ne dépend que de moi, il y en aura beaucoup plus de très heureux. Venez ! Nous n’avons que trop perdu de temps !

Une heure plus tard, un étrange groupe s’assemblait dans la petite église Notre-Dame dont un enfant de chœur – tellement surexcité qu’il en avait mis son aube à l’envers – se hâtait d’allumer les cierges. Outre les futurs époux et Potentin, toujours aussi imperturbable, il y avait là Louis Quentin que l’on n’avait pas eu besoin de réveiller parce qu’il était à pétrir dans son fournil et Mlle Lehoussois que Marie, la femme du fournier, venait de trouver, pour une fois, dans son lit, et qui avait pris tout juste le temps de passer une jupe sur sa chemise de nuit, ses bas, ses souliers et sa grande mante à capuchon sur le tout : l’un et l’autre ayant été requis par Tremaine pour servir de témoins et visiblement ravis de se voir ainsi distinguer.

La réaction du vieil homme, quand Tremaine lui était tombé dessus en lui annonçant qu’il allait épouser Agnès de Nerville, avait rempli celui-ci de joie.

— C’est ben la meilleure idée qu’vous ayez jamais eue, mon Guillaume ! déclara-t-il sans montrer la moindre surprise. La pauvre mère de cette pauvre petite va pouvoir enfin reposer en paix !

Anne-Marie Lehoussois, elle, dès qu’elle eut compris de quoi il s’agissait, embrassa Marie Quentin, lui offrit un petit verre de sa vieille eau-de-vie de pomme pour combattre la fraîcheur de la nuit puis, ayant ainsi satisfait aux lois de l’hospitalité, ne cessa plus de louer le Seigneur d’avoir permis que « ces deux-là qui sont tellement faits l’un pour l’autre » se retrouvent.

Quant à l’abbé de Folleville, s’il commença par refuser carrément de quitter le lit où il dormait à poings fermés, il se rendit assez vite aux énergiques supplications d’un homme pour lequel il éprouvait une réelle amitié, bien qu’il lui reprochât ses sentiments religieux fort tièdes. Sa première réaction s’en ressentit.

— Qu’est-ce qui vous prend de vouloir vous marier cette nuit même ? Il n’y a pas le feu, j’imagine ? Ou bien… y a-t-il véritablement urgence ? ajouta-t-il avec un regard soupçonneux qui fit sourire Guillaume.

— Pas comme vous le craignez, monsieur le Curé ! Néanmoins, je suis tout de même fort pressé…

— Pressé, pressé ! Vous l’êtes toujours. Et d’abord, pourquoi donc venir me chercher ? Est-ce que vous n’avez pas à La Pernelle M. de La Chesnier, qui vous aime tant qu’il ne se rend même pas compte que vous êtes presque un mécréant ?

— D’abord il est absent ces jours-ci et, en outre, je n’aurais pas, vu son âge et sa petite santé, osé le tirer du lit en pleine nuit.

— Tandis que moi, vous pouvez ? Eh bien, au moins, vous êtes franc…

— Quel fichu caractère vous avez, l’abbé ! Vous n’allez tout de même pas me refuser votre aide ?

— Ce n’est pas l’envie qui me manque… mais, tout compte fait, je vais faire ce que vous me demandez. Cela va me valoir le privilège de vous entendre en confession. Ainsi d’ailleurs que votre future.

Tremaine, qui n’avait pas pensé à ça, fit la grimace.

— Une confession ? Vous croyez que c’est vraiment nécessaire ?

— Indispensable, mon cher ami ! Pas de confession, pas de mariage ! Ainsi le veut notre mère l’Église. Allez donc vous agenouiller sur ce prie-Dieu pendant que je m’habille et tâchez de me faire un examen de conscience un peu sérieux !

Il fallut bien que Guillaume s’exécutât.

À présent, debout au pied de son autel, l’abbé contemplait ce couple hors du commun et pourtant si bien assorti, si élégant malgré la poussière qui poudrait les vêtements : cette mariée en noir portant le bouquet de roses que Marie Quentin venait de placer dans ses mains, pâle et belle, lumineuse même avec son teint transparent et ses grands yeux nuageux où l’aube d’un bonheur inattendu mettait de scintillantes paillettes. Elle s’appuyait légèrement sur Guillaume dont la main soutenait son coude et qui courbait légèrement sa grande forme maigre et musclée dans une attitude tendrement protectrice. Ses yeux à lui, ses yeux fauves étincelaient de joie et d’un orgueil où entrait du défi : dans quelques instants, Agnès Tremaine allait naître et, ensemble, ils formeraient la pierre angulaire d’une de ces dynasties de la terre et de la mer dont le sang vigoureux insuffle force et puissance à un pays…

— Joignez vos mains ! ordonna le prêtre, et répétez après moi !…

Sous la voûte romane, noircie par les ans et l’humidité, retentirent les paroles sacrées qui de deux êtres n’en faisaient plus qu’un jusqu’à ce que la mort rende à chacun son individualité. Le « oui » de Guillaume sonna comme un coup de gong et celui d’Agnès y fit écho avec une émotion qui l’enroua un peu. L’anneau qu’il glissa ensuite au doigt nu de sa femme – au lendemain du décès d’Oisecour, Agnès avait jeté dans un puits le symbole d’un mariage odieux et renvoyé à l’héritier la sardoine gravée des fiançailles –, c’était Mlle Lehoussois qui venait de le lui donner. Elle le tenait de sa défunte mère et il était trop grand mais Agnès, soudain rose de joie, posa aussitôt dessus une main attentive comme s’il s’agissait de préserver la vie d’un oiseau fragile. De même provenance – la bague de défunt Lehoussois ! – était celui que la jeune femme passa à l’annulaire de son époux et celui-là allait fort bien.