À deux reprises, par la suite, il goûta l’hospitalité des Treize Vents. Guillaume, de son côté, aurait aimé se rendre souvent dans la belle vieille maison de la rue Saint-Jean habitée par Vaumartin et sa famille, parce qu’il éprouvait l’incroyable impression d’y retrouver son enfance.

En revenant vers le Cotentin, Mathilde et lui, débarquant à Granville, n’avaient fait que passer du bateau au coche pour aller vers Coutances. Pourtant l’aspect de ce port inconnu avait frappé le gamin. Il vit un promontoire rocheux supportant une ville grise et la flèche d’une église, une espèce de forteresse naturelle ceinturée de maisons et de faubourgs qui rappelait Québec en plus petit. Comme là-bas il y avait une haute ville et une basse ville, un port, des quais hérissés de mâts et de vergues. Et que le paysage marin était donc admirable ! Une large baie ondoyante que la ville presqu’île barrait comme une défense mais ouverte sur des lointains immenses, une eau bleutée qui devenait blonde là où transparaissaient les sables et puis, posées dessus comme un présent sur un plateau, les îles Chausey distantes de quatre lieues et que l’on voyait cependant aisément. Par temps clair, on devait apercevoir, selon le marin qui expliquait fièrement son pays tandis que le bateau allait vers son amarrage, la grande île de Jersey, au bord, et même, au sud-ouest, la montagne sainte, l’île-abbaye, le Mont-Saint-Michel au péril de la mer où resplendissait jadis l’âme de l’Occident médiéval.

Oui, le site était beau, mais l’enfant Guillaume l’oublia vite dans le tourbillon de drames qui s’abattit sur lui. Cependant, il retrouva ses impressions, en dépit du crachin qui sévissait alors, quand il vint pour la première fois chez Vaumartin, et plus encore lorsqu’il franchit la tranchée aux Anglais et qu’il pénétra dans la haute ville : les rues baptisées de noms sacrés, comme au Canada, rappelaient étrangement celles de Québec avec leurs pentes raides bordées de vieilles demeures – certaines avaient deux siècles ! – taillées dans un rude granit fait pour affronter les tempêtes mais qui parfois se parait d’un peu de grâce : celle d’un linteau sculpté, d’une lucarne fleuronnée, d’un balcon plus orné, d’une enseigne peinte qui en rappelait une autre et même de ces lanternes toutes identiques qu’on allumait le soir. La seule différence réelle résidait dans la dimension des fenêtres à petits carreaux, plus hautes et plus larges que dans la cité canadienne où l’on devait se protéger de froids quasi polaires, inconnus sur les côtes de la Manche. Quant à la maison de la rue Saint-Jean où Mme de Vaumartin l’accueillit, elle ressemblait tellement à son ancienne demeure de la rue Saint-Louis que Guillaume faillit pleurer en en franchissant le seuil.

Comment, dans ces conditions, n’être pas attiré par Granville ? Malheureusement, il était difficile de s’y rendre fréquemment durant la grossesse d’Agnès. De plus, Guillaume comprit vite que l’armateur granvillais ne plaisait pas à sa femme. Il ne s’en soucia pas outre mesure à cette époque, mettant cette antipathie au compte des caprices d’une femme mal dans sa peau. Mais après la délivrance, il constata que l’avis d’Agnès se montrait toujours aussi tranché : la truculence de Vaumartin, son goût prononcé pour la bonne chère et surtout les bons vins froissaient sa délicatesse au point que, pour la première fois, Guillaume se demanda s’il avait eu vraiment raison d’épouser une aristocrate. Il aimait recevoir et aussi que l’on se plût chez lui. Ce ne serait guère possible, et surtout moins agréable, si la maîtresse de maison se livrait au petit jeu des exclusives… Néanmoins, Tremaine était bien décidé à batailler aussi souvent qu’il le faudrait !

C’était justement ce qu’il venait de faire cette nuit-là et, tandis qu’il sellait Ali, il remâchait sa colère. Ce soir, au souper, il avait annoncé à sa femme la visite de Louis Bretel de Vaumartin pour le jeudi suivant et celle-ci, après avoir gardé pendant quelques instants un silence de mauvais augure, avait déclaré qu’elle n’avait aucune envie de le recevoir, tout au moins ce jour-là, parce qu’elle attendait un chanoine de la collégiale de Valognes, M. Tesson qui avait été jadis l’un des rares amis de sa mère, et que, selon elle, il était impensable de faire souper ensemble ces deux hommes.

— Vous auriez dû me prévenir, dit-elle avec le charmant sourire qui en général faisait fondre son époux. J’aurais pris d’autres dispositions, mais je crois que le mieux est d’envoyer un courrier à votre ami, pour lui indiquer un autre jour.

— Et pourquoi donc pas à votre chanoine ? riposta Guillaume, agacé, Louis Bretel est un homme fort occupé et je me vois mal le déranger dans ses affaires pour un prêtre qui n’a rien d’autre à faire, lui, que de dire ses offices ! Vous aussi auriez pu me prévenir !…

Les choses parurent cependant s’arranger. Agnès, ce soir-là, portait avec grâce l’une de ces robes un peu lâches nommées – Dieu sait pourquoi ? – des « aristotes » et que la reine Marie-Antoinette avait mises à la mode. En ce beau mois de septembre encore chaud, celle de la jeune femme, en linon brodé, s’ouvrait sur des dentelles transparentes, des batistes arachnéennes au milieu desquelles de charmants rubans bleus traçaient un chemin capricieux. Elle était si ravissante, ainsi vêtue, que Guillaume laissa tomber sa colère. À ce jour, il y avait près de trois mois qu’Élisabeth emplissait la maison de ses protestations et de ses éclats de rire, et, depuis une dizaine de jours déjà, Mlle Lehoussois, consultée, avait donné toutes assurances à Tremaine sur l’état de santé de sa femme : il pouvait, à présent, reprendre le chemin de la chambre conjugale.

Escomptant une nuit ou tout au moins deux ou trois heures savoureuses, Guillaume s’engagea à prévenir son ami et, en raccompagnant Agnès à sa porte, il l’embrassa longuement avant de murmurer :

— Accordez-moi quelques instants, mon cœur, et je vous rejoins…

Tout de suite, elle s’écarta de lui.

— Oh non, Guillaume ! Pas maintenant !… Il… il est beaucoup trop tôt !

— Comment cela, trop tôt ? Est-ce que vous ne m’aimeriez plus ? (L’attirant de nouveau contre lui, il enfouit son visage dans son cou qu’il caressa de ses lèvres en murmurant :) Est-ce que vous n’aimez plus l’amour ? Agnès, Agnès ! Vous n’allez pas vous refuser ? Voilà des nuits que j’ai peine à trouver le sommeil tant vous me hantez ! Mon amour !… j’ai tellement envie de vous !

Cette fois encore elle réussit à lui échapper et s’aplatit contre la porte de sa chambre.

— Je vous en prie, Guillaume, soyez raisonnable ! Mon amour pour vous n’est pas en question et j’aimerais autant que vous reprendre ces jeux ardents que nous aimions tant mais, je vous le répète, c’est encore trop tôt ! Je ne suis pas assez remise !

— Ce n’est pas l’avis d’Anne-Marie. Elle dit que vous êtes tout à fait guérie.

— Qu’en sait-elle ? Ma blessure est cicatrisée, mes chairs sont guéries… mais pas ma peur !

— Votre peur ?… Mais de quoi ?

— D’être à nouveau enceinte. De retrouver ces interminables semaines vécues avec le cœur au bord des lèvres, avec la sueur au dos et l’impression que tout chavire autour de moi… dans l’attente de la torture finale…

À sa pâleur soudaine, Guillaume comprit qu’elle ne plaisantait pas, qu’elle était vraiment terrifiée, et tenta de la raisonner :

— Que ces mauvais souvenirs soient encore trop frais ne m’étonne pas et j’en ai parlé avec notre vieille amie. Elle dit qu’un premier enfant est toujours plus difficile à venir qu’un second…

— Vraiment ? Demandez donc plutôt à Rose ! Elle a fait son fils presque en riant…, fit Agnès avec un petit rire nerveux.

— Il est des exceptions ! Mais enfin, ma chérie, vous n’allez pas nous condamner tous deux à la vie monastique ? Vous êtes ma femme, je vous aime et j’ose espérer que vous me le rendez ?…

— C’est vrai… je vous aime. Mais j’ai encore plus peur…

— Quel enfantillage ! Ne me ferez-vous pas un peu confiance ? Nous pouvons nous aimer, croyez-moi, sans… qu’il y ait des conséquences ! Je vous promets de faire très attention, ajouta-t-il en tendant à nouveau les bras vers elle… qui, une fois encore, échappa.

— Je ne doute pas de vous, Guillaume. Je sais que vous pensez chacun des mots que vous prononcez mais… je sais aussi comment vous êtes dans l’amour. C’est une flamme dévorante qui vous possède tout entier.

— Entendez-vous par là que je me comporte brutalement ?

— Non… mais…

— Mais quoi ? fit-il d’un ton où n’entrait plus aucune tendresse.

— Comment vous dire ?… À un certain degré de passion il est impossible, selon moi, de se contrôler. C’est pourquoi je vous demande encore un peu de patience. Plus tard…

— Plus tard ? C’est un peu vague. Cela veut dire quand ?

— Est-ce que je sais ? Quelques semaines… un ou deux mois…

— Pourquoi pas un ou deux ans ? Voilà sept mois que je ne vous ai pas tenue dans mes bras, Agnès ! Sept mois, alors que je vous désire chaque nuit un peu plus. N’aurez-vous pas pitié de moi ?

— Ne renversez pas les rôles ! C’est moi qui vous demande pitié !… Laissez-moi respirer un peu, vivre un peu ! Je ne veux pas user toute mon existence entre une nausée et une souffrance !

— Je croyais que vous vouliez un fils ?

— Bien sûr ! Et je vous promets de vous le donner, mais pas maintenant… pas tout de suite !

Cette fois des larmes jaillirent de ses yeux. Elle se mit à trembler comme en face d’un véritable danger. Ce qui, au lieu de l’apitoyer, mit son mari hors de lui. D’un élan, il l’atteignit, maîtrisa sans peine sa résistance en rassemblant ses deux poignets qu’il maintint d’une seule main derrière son dos, s’empara de sa bouche en un baiser violent qu’elle ne put éviter, puis de sa main libre se mit à la caresser. Il le connaissait bien ce corps qui se refusait à lui, et il le sentit mollir contre lui à mesure que montait le plaisir. Quand il éclata en une longue plainte heureuse, il lâcha la jeune femme qui glissa à terre au milieu de ses dentelles et resta là, haletante et les yeux clos, sans qu’il fît seulement mine de l’aider à se relever. Au contraire il recula de quelques pas, contemplant avec une sorte de rage le ravissant désordre où il la laissait.

— Admets que nous aurions été mieux dans ton lit… et que j’aurais pu te prendre sans la moindre peine ?…

Elle tendit vers lui une main qui appelait.

— Guillaume ! souffla-t-elle… Il ne faut pas…

— Quoi ? Abuser de toi ? Sois en repos, Agnès, tu n’as plus rien à craindre de moi. J’ai seulement voulu te montrer qu’en me repoussant tu nous mentais à tous les deux. À présent, je vous souhaite la bonne nuit, madame Tremaine. Quand vous serez décidée à m’ouvrir votre couche virginale, vous voudrez bien me le faire savoir ?… Assurez-vous seulement que j’en aurai encore envie !

L’instant d’après, il était aux écuries, sellant lui-même Ali sous l’œil de Potentin qui était accouru au bruit de sa galopade dans l’escalier et le vestibule.

— Et où est-ce que vous allez en pleine nuit ? demanda celui-ci.

— À Granville ! Tu diras à ma femme que je serai sans doute absent quelques jours…

Toujours imperturbable, Potentin tendit le porte-manteau que Tremaine gardait toujours prêt dans la sellerie en cas d’un départ urgent.

— Quelques jours ? Je croyais que M. de Vaumartin venait dans trois jours ?…

— Eh bien, il ne viendra pas, puisque j’y vais. De toute façon, j’ai grand besoin d’exercice !…

— Mais enfin, demain vous avez au moins deux rendez-vous ? Un avec…

— Et alors ? Tu m’excuseras ! Ou bien vas-y à ma place et raconte ce que tu veux ! Il est temps que je pense un peu à moi !

— Ça veut dire quoi, ça ?

Tremaine se pencha pour regarder sous le nez ce serviteur qui était aussi son plus vieil ami.

— Que je suis trop jeune pour vivre dans l’abstinence aux côtés d’une candidate à la sainteté… et que j’ai bien l’intention de me trouver une fille dans les plus courts délais !

N’ayant jamais eu recours aux professionnelles de l’amour, il n’en fit rien, se contenta d’aller piquer une tête dans la mer pour se rafraîchir le sang puis, prenant la route de Valognes, s’en alla finir sa nuit au Grand Turc d’où il comptait repartir au petit matin afin d’être à Granville dans la soirée. Ce qu’il accomplit scrupuleusement.

Tout au long de la route, il remâcha sa colère et sa déception. Que sa femme eût peur de l’amour dépassait son entendement. Certes, la première expérience dans les pattes du vieil Oisecour laissait d’affreux souvenirs à Agnès mais, depuis plus d’un an qu’ils étaient mariés, il s’était appliqué à les effacer et Dieu sait qu’elle avait été une compagne ardente jusqu’à ses premiers malaises ! Est-ce que tout allait être à recommencer ? Allait-il falloir l’apprivoiser de nouveau et ensuite se priver de l’espoir d’autres maternités ?