Il y eut un silence. Tremaine s’était arrêté de trancher. Sur le manche en corne du couteau, Mathilde et Guillaume virent blanchir les jointures de ses doigts. Les yeux de la jeune femme allèrent chercher ceux de l’Acadien pour le supplier de ne pas aller plus loin. Le père eut un demi-sourire gêné et baissa un nez contrit sur son écuelle, mais tous comprirent qu’au fond l’explosion d’Adam répondait à ses propres sentiments lorsqu’il murmura :

— Richard est un garçon honnête, dis-tu ? Je le croyais jusqu’à ce soir. À présent, j’ose à peine me le demander…

II

UNE LANTERNE DANS LA NUIT…

Le lendemain, le temps changea. Le vent aigre de septembre balaya le pays. Des risées venues du nord coururent à la surface du fleuve. Les eaux se creusèrent et prirent une teinte plombée. Cependant, chacun s’en réjouit : si l’hiver s’approchait déjà, les Anglais allaient devoir repartir au plus vite et Québec pourrait respirer.

Comme s’il n’avait attendu que ce signal, le paysage se transforma. En cette seule nuit, les feuilles des arbres commençaient à rejeter leur verdure pour tirer vers un jaune pâle qui épouserait rapidement tous les tons de l’or et de l’ocre ou encore ce corail, ce vermillon et ce pourpre profond dont s’habillaient les érables avant de se dénuder en laissant tomber à leurs pieds, pour y mourir, cette dernière et fabuleuse parure…

Guillaume aimait l’automne et les couleurs somptueuses de sa palette. Habituellement, lui et son ami François passaient des heures perchés dans un arbre à contempler le fabuleux paysage que formaient l’estuaire, les îles, la double ville et les immenses vallonnements qui l’entouraient sous leur parure féerique. C’était pour les deux gamins l’annonce éclatante des plaisirs de l’hiver qui commençaient par la cueillette des champignons après la première pluie, se continuaient par l’abattage du bois de chauffage, où les garçons aimaient accompagner les hommes, en octobre, les parties de boules de neige ou de luge dans les rues en pente, les petits chevaux en pain d’épice de Noël, les histoires que l’on écoutait à la veillée, les visites au port et bien d’autres distinctions que couronnaient, quand revenait le printemps, la récolte du sirop d’érable et les instants grisants que l’on passait ensuite à le regarder cuire, devenir cette sorte de crème liquide d’une belle teinte chaude de châtaigne mûre… Évidemment, il y avait aussi le collège, le frère Gratien et son martinet, mais comme cette peu réjouissante trinité faisait partie des obligations incontournables de l’existence, mieux valait ne pas y attarder sa pensée. Il existait tant de joyeuses compensations !

Cette année, hélas, et à moins d’un miracle, Guillaume savait qu’il assisterait seul au grand spectacle de la nature… La maison de la rue Sous-le-Fort avait été détruite par une bombe et le père Niel, trop heureux de s’en tirer vivant avec les siens et l’argent qu’il gardait dans une cassette, décida le lendemain même d’émigrer chez son frère qui tenait à Montréal un important comptoir de fourrures et de marchandises de traite. L’enfant pensa qu’il allait être bien seul dans les jours à venir. À présent, il aimerait partir pour la grande ville de l’intérieur. Celle-ci commençait à lui apparaitre comme un paradis puisque, non contente d’avoir récupéré François, elle venait de lui prendre sa chère Marie-Douce. Malheureusement, c’était un paradis tout aussi inaccessible que le vrai séjour des Élus : il n’y avait aucune chance que le docteur Tremaine accepte d’abandonner ses malades, dont beaucoup étaient trop pauvres pour pouvoir échapper aux affres de la guerre… Une attitude admirable, sans doute, mais combien désolante !

À peine moins navrante que l’atmosphère de la maison, en dépit des succulences passagères dues aux oies sauvages !

Les Treize Vents devenaient le temple du silence, chacun préférant demeurer enfermé avec ses pensées. Seul Guillaume obtenait, de temps à autre, un sourire, quelques mots, surtout de Konoka d’ailleurs. Conscient des questions que l’enfant pouvait se poser, l’Indien sortait de son impassibilité habituelle pour s’occuper de lui et l’associer aux travaux de la ferme dans les limites de ses forces juvéniles. À d’autres moments, il l’emmenait courir les bois de Sillery pleins de l’odeur puissante des forêts mouillées où leurs mocassins les faisaient glisser comme des ombres sur le tapis d’aiguilles de pin. Ils grimpaient aussi aux arbres et s’efforçaient de deviner les mouvements des Anglais sur la rive d’en face.

En fait, Konoka se trompait : Guillaume ne se posait aucune question. Simplement, il ne comprenait pas pourquoi l’absence de Richard semblait prendre figure de drame. L’aîné se montrait toujours si désagréable, pour ne pas dire odieux ! C’était un vrai soulagement d’être débarrassé de lui et le gamin pensait que sa mère, perpétuellement en butte aux mauvais procédés de son beau-fils, aurait dû au contraire chanter de joie. Tout comme Adam, pour lequel Richard ne montrait que dédain et insolence quand les oreilles du père ne se trouvaient pas à portée, en s’ingéniant à le voiler assez habilement pour ne pas déchaîner une réaction violente toujours à craindre chez un homme de cette trempe. Or, au lieu de cela, on n’entendait guère dans la maison que le ronronnement du rouet, le crépitement du feu, la voix de l’horloge qui comptait les heures, le crissement du plancher et le tintement léger des ustensiles de cuisine lorsque approchait l’heure du repas. C’est pourquoi, en dépit du mauvais temps, mieux valait rester dehors le plus longtemps possible. C’était déjà suffisamment pénible, en rentrant le soir, de constater combien le visage du père était plus sombre et plus creuses les rides de son front et de sa bouche. Quant au nom de l’absent, personne ne prenait la responsabilité de le prononcer. C’en était au point que Guillaume éprouvait une sorte d’allégresse lorsque, de loin en loin, tonnaient les canons de la citadelle. Cela faisait diversion…

À l’étonnement général, Richard reparut au soir du quatrième jour, dixième de septembre. Il entra comme toute la famille était à table. Aussitôt, chacun se figea tandis qu’il ôtait son chapeau, la grande cape noire qui le protégeait de la pluie. On aurait dit qu’un magicien venait de toucher les convives de sa baguette. Même les respirations étaient retenues… Tous devinaient qu’il allait se passer quelque chose.

Un instant, l’arrivant considéra ces visages immobiles sur lesquels les deux chandelles placées au centre de la table faisaient vivre des lumières et des ombres. Aucun regard ne se tourna vers lui. On put alors l’entendre prendre une profonde inspiration puis il se dirigea vers le bout où Guillaume l’aîné présidait.

— Père, dit-il enfin, je crains de vous avoir grandement offensé l’autre soir… J’étais… rempli de joie et d’excitation en face de l’honneur qui m’était fait et je n’ai pas… supporté que vous ne le considériez pas comme tel. Je… je suis venu vous demander… de me pardonner.

Les lourdes paupières du docteur, fripées comme celles d’une tortue, se relevèrent sur un regard de granit.

— Tu y as mis le temps, il me semble ? Fallait-il quatre grands jours pour t’inspirer ce repentir ?

Le jeune homme baissa les yeux.

— C’est justement parce que… j’ai mesuré ma faute. Je n’osais pas revenir…

— Et tout d’un coup, ce soir, le courage t’est venu ?

— Pas tout seul. Me Huguet, qui ignorait tout de notre rencontre et qui s’en trouve à présent fort gêné par l’estime qu’il a de vous, a insisté pour que je rentre. Il pense même que j’ai trop balancé.

— Je le pense aussi. À présent j’aimerais apprendre de toi où tu as passé ces quatre nuits. Pas chez Me Huguet, je pense ?

Une profonde rougeur envahit la figure du garçon qui détourna les yeux :

— Avec votre permission… et par égard envers une dame et un enfant, je voudrais ne répondre à votre question que dans votre particulier.

— Ah !…

À nouveau le silence se fit si pesant que Mathilde ne le put supporter. Elle se leva et, posant son beau regard calme sur cette nouvelle version de l’enfant prodigue :

— Avez-vous soupé, Richard ?

— Non mais…

Après un coup d’œil à son époux, elle alla chercher une écuelle, un couvert et une serviette qu’elle disposa sur la nappe à la place laissée vide à la gauche du père.

— Nous reparlerons de tout cela plus tard, ainsi que tu le demandes, dit celui-ci. Prends place et mange ! Rien de commun sans doute avec le souper de M. l’intendant. Ce ne sont que des gourganes3 cuites, il est vrai, avec ce qui reste des oies abattues par notre ami Adam.

Sans un remerciement pour Mathilde et sans un regard à son jeune frère, Richard enjamba le banc pour s’asseoir entre Guillaume et son père puis se mit à manger en homme qui a faim, lapant avidement le ragoût et arrachant de grands morceaux de son pain de maïs. L’enfant le regardait faire avec un mélange de dégoût et de sévérité. Au bout d’un moment, il n’y tint plus :

— On dirait que tu n’as pas mangé depuis longtemps ? remarqua-t-il.

— Qu’est-ce que tu crois, lança l’autre, hargneux. Ceux de la ville sont encore moins bien partagés que nous…

— Pourtant, chez M. l’intendant…

— Si tu te mêlais de ce qui te regarde, vilain roquet ?

— Les enfants ne parlent pas à table, Petit-Guillaume ! reprocha Mathilde qui ne s’attendait certes pas à la réaction de son fils.

Retrouvant sa révolte de l’autre jour, l’enfant se dressa :

— Je ne veux plus que l’on m’appelle comme ça ! C’est… c’est stupide !…

Pour la première fois depuis bien des jours, son père se mit à rire, ce qui surprit l’enfant qui s’apprêtait à subir les conséquences de son coup d’éclat.

— Et pourquoi cela, s’il te plaît ?

— Parce que, si je suis assez grand pour porter des culottes, il n’y a aucune raison de me traiter comme un bambin…

— Comment veux-tu qu’on t’appelle ? fit Richard avec un méchant sourire. Glill !… Comme cette petite bécasse de Marie Vergor ? Glill ! Je vous demande un peu ? C’est encore plus bête, mais au fond, ça lui va bien…

L’attaque fut immédiate ! Atteint dans sa dignité toute neuve comme dans son amour, Guillaume vit rouge. Fonçant sur son aîné, il arracha sa perruque qu’il jeta au loin et empoigna ses cheveux comme pour le scalper. Mais déjà son père était debout. Il l’enleva à sa victime avec une taloche vigoureuse :

— Cela suffit ! Demande pardon à ton frère et va te coucher !

Demander pardon à ce monstre qui osait traiter Marie-Douce de bécasse et venait de lui faire si mal, à lui ? jamais !… Dressé devant Guillaume l’aîné comme un coq de combat, ses yeux fauves traversés d’éclairs, l’enfant osa affronter son père.

— Jamais je ne demanderai pardon à qui m’insulte. Et il m’a insulté en me traitant de vilain roquet !

Sans attendre la réponse, il tourna les talons, alla prendre près de la cheminée une baguette de coudrier – laquelle servait d’ailleurs assez rarement – et revint la tendre à son père avec un regard si fier que celui-ci en demeura stupéfait. À ce moment s’éleva la voix lente d’Adam Tavernier :

— Noble réponse, garçon ! Digne d’un homme ! Il te reste à en supporter les conséquences… en homme !

Tendu comme une corde d’arc, l’enfant se raidit encore dans l’attente du châtiment mérité en osant défier ainsi son père. Or le châtiment ne vint pas. Durant quelques secondes, Guillaume l’aîné considéra son cadet de telle sorte que l’on pût croire qu’il allait se jeter sur lui. La fureur gonflait ses veines, enflammait ses yeux cependant que ses joues s’empourpraient. Son bras, armé de la baguette, se leva. Mathilde joignit les mains sans réussir à contenir un gémissement… Le bras retomba ; un mouvement où s’attardait la colère renvoya la mince tige vers le foyer ; le docteur tourna le dos et marcha vers la table.

— Va te coucher ! fit-il seulement.

— Il ne vous respectera jamais si vous vous montrez si faible, glapit Richard. Ce gamin c’est de la graine…

— … de Tremaine ! coupa brutalement le père dont la colère se rallumait. Quant à toi, épargne-moi ta jactance ! Nous n’en avons pas fini tous les deux !

Un soupir dégonfla la poitrine de Guillaume qui esquissa un vague salut et, sans même oser aller embrasser sa mère, fila vers l’escalier. Cependant, une fois arrivé en haut, il ne gagna pas sa chambre tout de suite : il s’assit sur la dernière marche pour écouter ce qui allait suivre et qui le concernerait peut-être. Il se trompait. Son père n’était pas l’homme des grandes digressions. Une affaire terminée, il se tournait vers une autre. Il mit provisoirement de côté ses problèmes familiaux et interrogea Richard sur ce qui se passait en ville.