Tout s’apaisa au soir du 12 septembre lorsque la marée, après avoir atteint son étale, commença de descendre.

— Nous allons peut-être pouvoir dormir tranquilles ! commenta Adam Tavernier quand vint l’heure de se retirer chacun chez soi.

Un avis que Guillaume ne partageait pas : outre que le pire ouragan n’avait jamais réussi à troubler son sommeil, il ne s’était pas dépensé suffisamment durant ces deux journées pour éprouver une grande envie d’aller se coucher.

En effet, une fois étendu dans ses draps et sa chandelle éteinte, il ne réussit pas à s’endormir. Il eut beau fermer les yeux avec application, réciter une ou deux prières comme sa mère le lui avait appris, rien ne vint.

Néanmoins, la claustration des dernières heures n’expliquait pas tout ; il y avait autre chose… une sorte d’instinct quasi animal lui soufflait, sans qu’il en eût conscience, qu’il lui fallait rester éveillé… C’était comme s’il attendait quelque chose sans en avoir nettement conscience. Et soudain quelque chose arriva…

La maison reposait dans le silence depuis longtemps déjà quand le jeune veilleur tressaillit : un bruit léger – celui d’une porte que l’on referme avec précaution –, suivi d’un craquement du parquet dans le couloir, le dressa sur son séant, les oreilles aux écoutes comme un chevreuil qui flaire l’approche du chasseur.

La chambre de l’enfant – la plus petite – était la plus proche de l’escalier et quand une marche grinça – à peine ! – il sut que quelqu’un descendait. Aussitôt, il fut en bas de son lit, enfila rapidement ses habits, mit ses mocassins dans ses poches et, silencieux comme un chat, sortit de sa chambre pour s’engager dans l’escalier, juste le temps de recevoir au visage une bouffée d’air frais : on venait d’ouvrir la porte d’entrée. Il put voir une silhouette qui s’y dessinait fugitivement, assez nettement toutefois pour qu’il ait pu reconnaître son demi-frère.

Sans prendre le temps de se demander ce que Richard, à peine convalescent selon la rumeur familiale, pouvait bien faire dehors à pareille heure, Guillaume décida de le suivre, saisit sa pèlerine au croc et sortit à son tour. Et rentra aussitôt ! Juste à l’instant où il allait mettre le pied sous le porche, Richard, qui était allé jusqu’à la resserre aux outils chercher quelque chose, repassait devant la maison.

Le gamin dut attendre qu’il fût engagé dans le chemin descendant jusqu’aux deux sapins pour se lancer à sa suite. En se demandant toujours où il pouvait bien se rendre…

La nuit était humide et noire. Cependant le gamin possédait une vue assez perçante pour se reconnaître dans l’obscurité à laquelle ses yeux s’accoutumaient très vite. Aussi, arrivé près des deux arbres, n’eut-il aucune peine à retrouver la silhouette trapue de son frère qui à présent courait en direction du fortin. Pourtant ce n’était pas là sa destination ; bien au contraire, peu avant d’arriver à sa hauteur, il prit au large pour rester sous le couvert du bosquet. Guillaume, peu désireux, lui aussi, de se faire repérer par la sentinelle, suivit la même trajectoire, de plus en plus intrigué. Soudain, il ne vit plus rien, mais en tenant compte de la direction prise, Richard ne pouvait emprunter qu’un seul chemin : celui, si bien caché, qui à travers les fourrés dévalait les quelque trois cents pieds de la falaise.

Le bruit mat d’une chute, suivi aussitôt d’un juron étouffé, confirma le diagnostic. D’ailleurs, une brève lueur acheva de renseigner l’enfant : c’était une lanterne sourde que son aîné était allé chercher dans la cabane et il venait d’en ouvrir un instant le volet de fer pour éclairer sa route. Guillaume, lui, n’avait pas d’éclairage et la poursuite devenait plus difficile : il fallait à tout prix éviter de faire rouler une pierre sous ses pieds afin de ne pas mettre son gibier en alerte.

L’un suivant l’autre, en se raccrochant aux branches pour ne pas être précipités, ils parvinrent ainsi jusqu’à la rive, si étroite et si abritée sous les branches basses qu’on ne la voyait guère. Pour sa part, Guillaume s’arrêta plus haut que son frère et entreprit de grimper jusqu’à la première fourche d’un frêne d’où, en écartant un peu les branches, il pouvait découvrir une grande partie de l’anse au Foulon et suivre les mouvements de Richard. Alors qu’il avait évité le fort, celui-ci s’approcha de la sentinelle qui veillait chaque nuit. Sans pouvoir entendre, Guillaume les vit échanger quelques mots à voix basse.

Redevenu paisible, le fleuve laissait glisser son eau noire où le ciel sans étoiles n’allumait aucun reflet. Il n’y eut que celui, jaune et faible, produit par la lanterne de Richard lorsque, par trois fois, il en libéra la lumière.

Alors, au bout d’un moment, l’enfant distingua, vers l’amont, une masse noire qui se déplaçait lentement, se laissant seulement porter par le courant augmenté du reflux. À nouveau, le reflet de la lanterne mais, cette fois, du centre de la masse, trois éclats jaunes répondirent. Aussitôt la voix de la sentinelle se fit entendre :

— Qui va là ?

Depuis le fleuve, une voix paisible répondit :

— Pas tant de bruit ! C’est le convoi de ravitaillement…

En effet, la masse noire se fragmentait. Guillaume put voir qu’il s’agissait de plusieurs barges lourdement chargées de paquets. Deux hommes, vêtus de grosses vestes comme les bateliers, s’y tenaient debout, l’un à l’avant l’autre à l’arrière, manœuvrant à l’aide de longues perches. À nouveau le silence. Rien ne bougeait plus et, sur la rive d’en face, aucun mouvement ne vint signaler que le bref dialogue avait été entendu. Guillaume se sentit presque heureux : voilà des jours que l’on annonçait ce convoi de vivres envoyé par les gens de Montréal. En revanche, il ne comprenait pas pourquoi son aîné venait de déployer un tel luxe de précautions pour éviter d’être vu du fortin. Et puis l’idée lui vint qu’il avait dû se mettre d’accord avec la sentinelle pour se faire remettre un peu de nourriture avant tout le monde. Cela lui ressemblerait assez, Richard étant gourmand comme il n’est pas permis. Très certainement, la famille ne verrait même pas la couleur de son butin : il le dévorerait tout seul et en cachette…

À présent, les premières barges touchaient le rivage, et soudain Guillaume comprit : les ballots se redressaient en rejetant les toiles foncées qui les recouvraient ; il n’y avait plus aucun doute : c’étaient des soldats, reconnaissables à la seule forme de leurs hauts bonnets. Richard Tremaine était en train d’introduire les Anglais par le chemin dont les assiégés gardaient si jalousement le secret…

Étranglé, soudain, de chagrin et de honte, Guillaume oublia où il était et ce que pouvaient être, pour lui, les conséquences. Il voulut crier, avertir le fort. Il savait bien qu’il fallait faire quelque chose mais, dans sa gorge, sa voix s’étouffa. Là, en bas, les soldats descendaient l’un après l’autre des bateaux plats et, en file ordonnée, se dirigeaient vers la lumière que le traître agitait devant eux. Leur mouvement avait quelque chose de mécanique, d’inexorable. Épouvanté, tremblant de tout son corps, Guillaume voulut s’élancer ; il fallait à tout prix donner l’alarme… Malheureusement l’émotion le faisait trembler et le rendait maladroit ; ses gestes n’avaient plus leur sûreté habituelle. Il oublia même qu’il se trouvait perché dans un arbre : voulant en descendre trop vite, il manqua une branche, glissa et tomba lourdement au pied du frêne où sa tête porta sur une pierre. Il perdit connaissance et demeura prostré sur une racine de l’arbre, trop à l’écart pour que l’on pût lui porter secours…

Lorsqu’il revint à lui, c’était le petit jour, blême, gris, froid et humide. Sa tête lui faisait horriblement mal et, quand il y porta la main, il en retira du sang. Un autre enfant se fût évanoui, eût poussé des cris. Mais Guillaume n’avait pas peur du sang. La seule chose à faire était de rentrer à la maison où Maman saurait bien comment procéder. Il s’imaginait déjà, coincé entre ses genoux, au milieu des flots de jupes et de jupons, livrant paisiblement sa blessure à ses mains tendres et si douces… C’était presque un plaisir de se faire soigner par elle quand il souffrait d’une écorchure… Seulement il fallait rentrer…

Lentement, avec une peine infinie, il réussit à se relever mais dut s’appuyer à un tronc d’arbre. La tête lui tournait, il se sentait faible comme un nouveau-né. Se retrouvant à quatre pattes, il n’essaya plus de changer de position. Ce ne serait pas la première fois qu’il progresserait de cette façon et il entreprit de remonter à flanc de l’étroite faille creusée dans la falaise. D’ailleurs, il lui fallait se cacher…

Le sentier était plein de bruits de pas. À travers le brouillard qui montait du fleuve, l’enfant caché sous les broussailles aperçut des genoux nus au milieu de gros bas courts et de jupes écossaises. La gorge serrée, Guillaume avait l’impression de se mouvoir dans du coton. Au bout de quelque temps d’ailleurs, il n’entendit ni ne vit plus rien : les Highlanders étaient passés. Néanmoins, il resta en dehors du chemin.

Après un siècle de peines infinies, il parvint à la hauteur du fortin et sentit son cœur se serrer : le grand portail de rondins pendait, à moitié arraché, et, à l’exception de deux cadavres percés à coups de baïonnette, la cour était déserte.

Il ne se demanda même pas où avait pu passer le père de Marie-Douce. La peur s’emparait de lui en pensant à sa maison, si proche. Qu’est-ce que ces maudits Anglais avaient fait à ses parents ? À son père surtout ! Guillaume le savait incapable d’admettre la présence de l’ennemi sur sa terre. Le docteur avait beau porter, comme lui-même, le nom du premier roi d’Angleterre de souche normande, il haïssait les fils d’Albion avec une constance admirable et la présence à son foyer d’une de leurs victimes acadiennes n’arrangeait pas les choses…

Enfin les Treize Vents furent en vue. Guillaume atteignit les grands sapins, s’y arrêta un instant pour souffler. La brume était si épaisse à présent qu’il apercevait à peine la silhouette de la maison. Il fallait y parvenir mais jamais il n’avait eu si froid, même au cœur glacé de l’hiver. L’humidité le transperçait, il se sentait transi jusqu’aux os, mais il préféra malgré tout remonter sur l’herbe plutôt que sur le sentier rocailleux. À mesure qu’il montait, la brume s’éclaircissait, devenait plus laiteuse et plus fluide. Et soudain il y eut trois coups de feu, incontestablement tirés à l’intérieur du bâtiment. Presque aussitôt, il vit Richard qui sortait de la maison en courant, un pistolet fumant à chaque main… Comme s’il était poursuivi par les furies, l’aîné dévala la pente sans regarder derrière lui, fuyant vers la ville.

Guillaume ouvrit la bouche pour l’appeler mais une sorte d’instinct lui souffla de n’en rien faire. Conscient, cependant, qu’il venait de se passer quelque chose de grave, il réunit ses forces et réussit à se mettre debout. Sa tête tournait déjà moins. Il atteignit le porche où il s’appuya un instant avant de se lancer sur la porte qui, curieusement, était entrouverte. Il tomba plutôt qu’il n’entra dans la grande salle. Un horrible spectacle l’attendait : son père gisait étendu sur le dos, les yeux grands ouverts avec, sur la poitrine, une tache pourpre qui allait s’élargissant. Sur la même ligne, mais face contre terre, Adam Tavernier avait lui aussi cessé de vivre. La balle meurtrière l’avait atteint dans le dos. Près de sa main droite se trouvait un pistolet.

Guillaume n’eut pas le temps de crier : un gémissement l’attira du côté de la cheminée. Là, il vit sa mère qui tentait de se redresser en comprimant son épaule d’où le sang coulait…

Aussitôt, il courut s’agenouiller auprès d’elle, glissa son bras sous sa tête.

— Maman !… Qu’est-ce qui est arrivé ? Qui a fait cela ?…

La douleur crispait sa bouche, pourtant Mathilde réussit à murmurer :

— Richard… Il est devenu fou… je pense… Oh !… mon Dieu !

La douleur la fit retomber en arrière sans connaissance et elle devint encore plus pâle. Épouvanté, Guillaume crut qu’elle était morte. Il allait crier, appeler pour tenter d’obtenir un secours improbable quand surgit Konoka armé de son tomahawk. D’un regard il embrassa le tragique tableau, vit les trois corps et le petit garçon qui sanglotait, la tête enfouie dans les jupes de sa mère. Ce fut vers lui qu’il s’empressa, après s’être arrêté un instant près de son ami mort sur la tête duquel il posa une main ferme :

— Moi te venger ! assura-t-il. Et chers amis aussi !

Doucement, il obligea Guillaume à se relever.

— Homme véritable jamais pleurer. Laisser larmes à squaws !

— C’est ce monstre… c’est Richard qui les a tués ! hurla soudain le petit. Tu entends ? Il les a tués tous les trois !