L’Indien se pencha sur la jeune femme.

— Deux tués ! Mère pas morte… Regarde !

En effet, la poitrine de la jeune femme se souleva. Elle émit un soupir qui s’acheva en râle. Une onde de joie envahit l’enfant. Cependant, le regard qu’il leva sur le dernier ami qui lui restât demeurait chargé d’angoisse.

— Elle est peut-être gravement blessée… Mais pourquoi, pourquoi a-t-il fait ça ? Et pourquoi a-t-il guidé les Anglais jusqu’ici ?

— C’est lui traître ?

— Oui. Je l’ai suivi cette nuit. Je l’ai vu agiter une lanterne pour montrer le chemin de la faille. Je ne comprends pas, Konoka…

— Difficile comprendre ! Toi, trop jeune !… Haine d’abord… et puis aussi argent. Richard tout vouloir : maisons, terres. Etre ami Anglais seule façon de garder. Père jamais accepter. Ami Adam non plus…

— Et moi ?… Tu crois qu’il m’aurait tué, moi aussi ?

La réponse fut instantanée :

— Oui. Grand danger pour toi… Lui revenir sûrement ! Fuir ! Vite !…

— Et ma mère ?

— Emmener. Besoin homme-médecine ! Blessure peut-être pas mortelle, émit l’Abénaki après un bref examen.

Cependant Mathilde, si elle gémissait par instants, demeurait inconsciente. L’Indien se pencha, la prit sous les épaules et sous les genoux pour l’enlever de terre.

— Où l’emmènes-tu ?

— Chez filles de Dieu ! Il faut hôpital…

— Si loin ? On pourrait la mettre dans son lit et…

— Pas le temps ! Écoute !

Au-dehors, des bruits grandissants se faisaient entendre. Un autre se détacha, devint plus présent : celui de plusieurs voix qui se rapprochaient au milieu desquelles Guillaume reconnut le timbre métallique de son demi-frère…

— Vite ! pressa l’Indien.

Mais l’enfant restait debout au milieu de la pièce, frappé d’une sorte d’horreur sacrée.

— Je vais le tuer ! gronda-t-il.

— Pas le temps non plus !… Plus tard ! Venir, et vite ! Mère a besoin de toi !

C’était juste ce qu’il fallait dire. Sans rien ajouter, Guillaume courut décrocher la grande pèlerine bleue de Mathilde, la jeta sur son épaule, faucha un panier plein de fèves sèches et de morue salée – sa mère avait dû le remplir à la réserve avant d’être abattue –, et suivit l’Indien qui déjà filait silencieusement vers la petite porte basse donnant sur l’arrière de la maison. En quelques longues enjambées, Konoka atteignit les bois sous l’épaisseur desquels il disparut avec son fardeau. Guillaume le suivit un instant puis changea d’avis ; il fit demi-tour et, sans faire plus de bruit qu’un elfe sur ses mocassins de daim, revint se coller à la paroi, tout près de la petite porte qu’il poussa au moyen d’une branchette. Il voulait entendre ce qui allait se dire. La voix de son aîné, devenue singulièrement pleurarde, vint jusqu’à lui :

— Oui… c’est moi qui l’ai abattu ! Quand je suis rentré, ce misérable Acadien recueilli par mon père à moitié mort de faim venait de le tuer pour le voler. Je n’ai pas pu m’en empêcher !

— On ne vous le reprochera pas, répondit un homme dont le français se teintait d’un très léger accent britannique. Qu’y a-t-il d’autre dans cette maison ?

— Plus personne ! La fille qui vivait avec mon père a dû prendre peur et s’enfuir avec son bâtard. Vous pouvez installer ici qui vous voulez ; la maison est à moi comme tout ce qui reste des biens de mon père… si toutefois vous me les laissez ?

— Bien entendu ! L’aide que vous nous avez apportée mérite bien cela. Pourtant, je ne vous conseille pas de vous attarder ici. Nous verrons après la bataille… si cette maison est encore debout ! Venez ! La fête va commencer…

Les voix s’éteignirent. En sortant, les hommes refermèrent derrière eux. Puis il y eut le bruit des pas qui s’éloignaient rapidement. Sans hésiter, alors, Guillaume rentra dans la maison. La colère et le dégoût se partageaient son âme sans qu’il puisse démêler qui était le plus fort. Une idée, cependant, perçait au cœur de cette horreur où s’abîmait toute la douceur de l’enfance : en attendant d’avoir la peau du parricide, il voulait l’empêcher de jouir de ses rapines. Jamais les Treize Vents ne lui appartiendraient !

Grimpant rapidement dans la chambre de ses parents, il entassa dans un châle le livre de prières de Mathilde, les modestes bijoux qu’elle possédait, un jupon chaud et une camisole de laine. Il y ajouta, pris dans sa propre chambre, son bonnet de raton, des gros bas, ses galoches et un petit livre des Fables de M. de La Fontaine qu’il aimait bien et dans lequel se trouvaient une petite rose-mousse que Marie-Douce lui avait donnée ainsi qu’un ruban qu’il lui avait volé.

Le crépitement d’une violente mousquetade le jeta vers la fenêtre et il comprit l’étendue du crime de Richard : toute l’armée anglaise était là, lui tournant le dos, rangée en bon ordre à l’entrée des plaines d’Abraham : de longues, d’épaisses lignes rouges griffaient l’herbe encore verte, y creusaient comme des sillons sanglants. L’éclat sourd des armes reflétait le pâle soleil qui perçait par instants les nuages. Un vent faible faisait claquer lourdement les étendards brodés… Et puis, là-bas, c’était comme un double fleuve bleu jaillissant des portes Saint-Louis et Saint-Jean : l’armée française accourant au combat sous l’écume blanche de ses drapeaux et des plumes neigeuses qui couronnaient les tricornes de ses chefs. Depuis le camp de Beauport, elle avait dû franchir la rivière Saint-Charles sur le pont de bateaux et entrer dans Québec par la porte du Palais pour en ressortir au plus près. De sa place, Guillaume ne pouvait distinguer les officiers des soldats, et pourtant il aurait juré que cette tache bleu et or lancée à un train d’enfer, sous le frisson des bannières, c’était le grand chef en personne : le marquis de Montcalm à la tête de ses hommes. Il n’y a pas de légendes sans un rien de folie à l’origine…

Les canons des portes commencèrent à tirer. Guillaume, alors, redescendit : la bataille qui s’engageait, ce n’était pas son affaire. Il avait un devoir à accomplir.

Dans la grande cheminée, le feu n’était pas encore éteint.

Il le ranima avec une brassée de branchettes de sapin puis, quand les flammes furent assez hautes, il en rajouta encore et encore, sans un regard vers les corps inertes de son père et d’Adam Tavernier que personne, pas même lui, n’avait seulement songé à recouvrir. Le manteau qu’il leur réservait était d’autre sorte…

Il était en train de jeter dans le brasier le rouet de sa mère quand Konoka reparut. Il n’eut pas besoin d’explication : un coup d’œil lui avait suffi pour comprendre ce que l’enfant voulait faire. Un instant, il plongea son regard noir, étincelant, dans les yeux fauves du garçon.

— Brûler maison ? fit-il seulement.

— Oui. Richard a tué pour l’avoir mais il ne l’aura pas. J’aime mieux brûler les Treize Vents que de les lui laisser. Je les aime… tu comprends ?

Pour toute réponse, l’Indien alla chercher une large pelle, la plongea dans le feu et commença à répandre flammèches et tisons brûlants sur le plancher après avoir jeté dans l’âtre les meubles les plus légers. Bientôt la pièce s’emplit de fumée et devint irrespirable. Le feu était partout : aux rideaux, aux tapis dans lesquels Konoka avait prestement enveloppé les deux cadavres. Guillaume toussait à s’arracher la gorge mais restait immobile, fasciné par l’holocauste qu’il avait provoqué pour apaiser l’âme des deux hommes assassinés. Le voyant ainsi paralysé, l’Indien prit le ballot d’une main, saisit de l’autre l’enfant qu’il jeta sur son épaule, et sortit en courant.

Il ne s’arrêta que sous le couvert des bois, là où il avait déposé Mathilde sur un lit de feuilles, pour courir à la recherche du gamin. Le vacarme de la bataille proche emplissait l’air gris, curieux mélange de détonations, de cris, d’ordres, d’éclats métalliques d’où se dégageaient les sonneries de trompettes, les roulements de tambours soulignant la voix aiguë des fifres et la plainte lancinante des cornemuses de Murray. Ce tumulte mêlé à la musique aurait pu être celui d’une fête. Il y avait dans tout cela quelque chose d’irréel et d’incohérent comme dans un cauchemar, mais de celui-là le petit Guillaume de neuf ans savait bien qu’il ne se réveillerait pas. Ils n’étaient que trop vrais, ces soldats qui se battaient tout auprès, et qui tombaient, prêts à mourir ; elle n’était que trop vraie, la maison qu’il aimait et qui flambait à présent comme une énorme torche, ensevelissant sous ses rouleaux de fumée traversés de hautes flammes rouges les deux hommes qu’il aimait le plus au monde.

Pendant ce temps, Konoka s’activait à confectionner avec des branches la civière indienne à laquelle il s’attellerait pour tenter de rejoindre à travers bois l’Hôpital général : une simple claie dont on laissait une extrémité trainer à terre. Lorsque ce fut fini, il appela Guillaume pour qu’il l’aide à y attacher sa mère enveloppée de la grande mante. Mathilde souffrait visiblement et elle était très rouge. La fièvre montait sans doute, car elle ne reconnaissait ni son fils ni l’Indien. Sa tête roulait doucement de côté et d’autre tandis qu’une sorte de petite chanson monotone s’échappait de ses lèvres closes.

— Elle ne va pas mourir, dis ? Pas elle ? supplia l’enfant.

— Prier Dieu ! Lui seul savoir, répondit l’Indien qui, depuis plus de deux ans, s’était converti au christianisme.

Puis, remarquant que l’enfant se retournait souvent pour essayer d’apercevoir encore le brasier, il demanda :

— Tu as eu grand courage en voulant brûler maison mais grands regrets maintenant ? peut-être ?

— Non ! Il le fallait !… Un jour, je reconstruirai les Treize Vents, affirma-t-il avec une soudaine mais farouche résolution.

— Ici ?… Difficile si habits rouges gagner…

— Ici ou ailleurs… Je ne pourrai vivre heureux que dans une maison qui s’appellera ainsi.

Tout en attachant la claie à ses épaules par des lanières de cuir, Konoka tourna vers son jeune compagnon un étroit sourire qui n’atteignait pas ses yeux.

— D’abord essayer vivre. Si Dieu veut !…

Ils trouvèrent un sentier qui allait vers le nord et s’y engagèrent. Les bruits de la bataille s’atténuaient, mais pas assez pour que l’homme et l’enfant puissent y échapper tout à fait…

III

ADIEU À QUÉBEC…

Grâce à un canoë que Konoka réussit à voler près de l’endroit où les bois descendaient jusqu’au bord de l’eau, on put franchir la rivière plus vite qu’on ne le pensait et atteindre l’hôpital général vers onze heures… Y entrer fut plus difficile. Par sa situation en figure de proue sur la profonde courbe de la Saint-Charles, le plus grand établissement sanitaire du Canada se trouvait le témoin privilégié de la bataille grâce à ses fenêtres qui donnaient directement sur les plaines d’Abraham, et dont seul le cours d’eau et un petit pont de bois le séparaient… Or, elle faisait rage, cette bataille, et malheureusement pas à l’avantage des Français : la longue ligne déployée en arc de cercle par le marquis de Montcalm qui étirait, depuis le Saint-Laurent jusqu’à la rivière Saint-Charles, des détachements de la Colonie, de Royal-Roussillon, de Guyenne, Béarn, Languedoc, la Sarre, à nouveau la Colonie, les bourgeois de Québec et enfin les Indiens, cette longue ligne n’était épaisse que de trois hommes et se trouvait sur le point de céder à la poussée furieuse du lourd dispositif carré implanté par le général Wolfe. Celui-ci, un jeune homme blond et fragile, se trouvait affronté au colonel de Sénézergues tandis que Montcalm avait affaire aux Highlanders de Murray. Déjà un cortège de blessés, portés ou soutenus par des camarades, encombrait le petit pont. Quant à l’entrée de l’hôpital, elle était presque totalement obstruée tant la presse était forte.

Faire passer Mathilde et sa civière indienne relevait de l’impossible. Pour la première fois, Konoka manifesta du découragement.

— Rien à faire pour entrer ! soupira-t-il.

Mais Guillaume n’entendait pas se laisser abattre. Depuis leur départ, il appréhendait le dernier soupir de sa mère en se répétant que si l’on pouvait arriver jusqu’à l’hôpital, elle serait sauvée. À présent, on y était et il voulait qu’on la soigne.

— Fais le tour et va m’attendre dans le potager, près de la petite porte des cuisines ! Elle est sûrement fermée mais j’arriverai bien à la faire ouvrir…

Et il s’élança pour rejoindre les malheureux qui essayaient de se soustraire au massacre. Car c’était bien de cela qu’il s’agissait à présent : les Anglais, ayant réussi à mettre des canons en batterie, s’en servaient avec une terrifiante habileté. Heureusement l’hôpital se trouvait hors d’atteinte. Parvenu à la grande porte et s’efforçant de fermer ses oreilles au douloureux concert de plaintes, d’appels et de gémissements, Guillaume se jeta à terre, se faufila entre les jambes des porteurs et réussit à arriver derrière un brancard sur lequel un blessé râlait, son uniforme blanc maculé de boue et de sang. Deux religieuses, qui s’efforçaient de canaliser le flot tragique, accueillaient tout ce monde avec des visages brillants de larmes : chacune d’elles venait de reconnaître un parent parmi ceux dont l’état était le plus grave. La plus jeune reconnut Guillaume et l’apostropha :