— J’en ai entendu un.
— Tu vois ? Il n’y a plus qu’à descendre le tout qui remonte ensuite aussi facilement et le décor est remis en place. Une machinerie de théâtre qui a dû coûter une fortune mais ce salopard n’en est pas à une broutille près. Cela dit on ne devrait pas s’attarder. Tu te sens le courage de reprendre le chemin par où je suis venu ?
Le Palazzo résonnait comme un tambour, de galopades et aussi de coups de feu : Ricci et ses fidèles devaient faire le ménage à leur façon avant de prendre le large. Aldo s’approcha du lit. Son pied alors rencontra le revolver qui avait échappé à Hilary. Il le ramassa : une seule balle avait été tirée : il en restait cinq dans le barillet… Sans répondre à la question d’Adalbert il demanda :
— Tu as une autre arme que ce couteau ?
Adalbert exhiba un colt dernier cri en disant que John-Augustus le lui avait donné puis ajouta :
— Avec ce bibelot on devrait pouvoir se frayer un chemin et peut-être même débarrasser la planète de Ricci !… Pourquoi regardes-tu ce lit ?… Tu n’aurais pas dans l’idée…
— Si ! En fait d’idée, je ne supporte pas celle d’abandonner cette malheureuse en dépit de ce qu’elle a fait…
— Tu n’es pas dingue ? Tu m’as dit que la baraque allait sauter.
— … juste avant l’aube ! Ce qui représente trois bonnes heures de supplice pour elle. Fais ce que tu veux, moi j’y vais !
Il appuya sur la sculpture dorée et grimpa sur le lit qui commençait à s’enfoncer. D’un saut Adalbert le rejoignit :
— Ce que je veux, c’est te sortir de ce « merdier » vivant, mâchonna-t-il entre ses dents. Alors où tu vas, je vais… Au fond tu n’as pas tort. J’ai d’Hilary quelques souvenirs… émus ! Et je…
Il n’acheva pas sa phrase. Aldo lui faisait signe de se taire et accroupi sur le lit observait sa plongée. Adalbert avait vu juste : au bout d’un instant on traversait toute la hauteur du salon qu’il avait décrit et dont le tapis avait été repoussé. Il était à peine éclairé par la lumière passant par la double porte ouverte mais suffisamment pour voir l’ouverture rectangulaire et noire découpée dans le parquet. La tentation fut grande de sauter à terre. On était au rez-de-chaussée et, de là, il était facile de filer en ouvrant une fenêtre. Les bruits intérieurs se calmaient, allaient en décroissant. Ricci et ses fidèles étaient peut-être déjà en route pour rejoindre le Médicis. À la crispation du visage d’Adalbert, Aldo comprit que leurs pensées étaient à l’unisson : la liberté, le retour à la vie étaient à portée de main… mais alors monta du sous-sol une longue plainte plus déchirante qu’un cri et les deux hommes se secouèrent d’un même mouvement comme pour chasser un mauvais rêve. L’étrange ascenseur poursuivit sa descente…
Elle s’acheva au niveau d’un couloir faiblement éclairé par une applique en bronze fixée au mur menant à une porte entrouverte derrière laquelle il y avait de la lumière. À pas de loup, Aldo et Adalbert s’en approchèrent. On n’entendait plus que des sanglots mêlés de gémissements. Aldo poussa le battant avec d’infinies précautions dévoilant peu à peu la salle qu’il avait pu entrevoir au moyen d’une étroite glace sans tain depuis une cave située à l’autre extrémité de la maison. En fait le grand caveau aux voûtes arrondies devait, à longueur égale, se trouver sous la terrasse d’où les invités avaient contemplé le feu d’artifice.
C’était une salle splendide, rythmée autour de quatre portraits en pied, trois femmes et un homme, alternant avec des tapisseries précieuses et de hautes bibliothèques. Les trois femmes se ressemblaient par le visage et le costume. Bianca Capello, d’après le Bronzino, était la première, les deux autres devaient être Maddalena Brandini et Anna Langdon habillées et coiffées à peu près comme elle. L’homme dont l’effigie surmontait une espèce d’autel bas éclairé par quatre candélabres chargés de cierges flambants avait fière mine sous un manteau ducal du XVIe siècle mais aucun des deux arrivants n’y prêta attention, horrifiés qu’ils étaient par le spectacle hallucinant qu’ils découvraient : écartelée plus qu’étendue sur l’autel, ses bras et ses jambes attachées aux quatre chimères de bronze placées autour, Hilary subissait l’assaut brutal d’un être monstrueux dont la figure était, à elle seule, un cauchemar vivant et dont le corps blême avait quelque chose de sépulcral. Pour étouffer ses cris on avait bâillonné la malheureuse qui gémissait autant des coups de reins de son bourreau que des blessures causées par les gants terminés par des griffes de fer dont il meurtrissait les épaules où il s’accrochait. Le sang coulait qu’une petite femme drapée de noir agenouillée auprès d’elle essuyait au fur et à mesure en chantonnant bouche fermée une obsédante mélopée…
Sans penser un seul instant qu’il allait attirer les valets du démon Aldo leva son arme, fit feu au moment précis où le violeur se redressait avec un râle de triomphe. La balle l’atteignit en pleine tête et il s’écroula sur le corps de sa victime.
Le cri de la femme agenouillée fit écho au sien. Relevée à la vitesse d’un serpent, elle tira de sa robe un coutelas, bondit à la gorge d’Hilary dont elle empoigna les cheveux la lame tendue vers la gorge de la jeune femme. La seconde balle d’Aldo la cueillit au vol et elle s’affaissa sur le sol.
— T’en reste plus que deux ! constata Adalbert. Et on ne sait pas combien d’ennemis on va voir surgir…
— Avec ce que tu as on devrait pouvoir faire face ! Et pour ce qui est des reproches, tu repasseras ! Aide-moi plutôt !
— Mais je ne te reproche rien ! J’admire au contraire ! Quel coup d’œil ! Je ne sais pas si j’aurais osé. Tu tires mieux que moi…
Le misérable Cesare était grand et lourd. À eux deux ils l’arrachèrent du corps, inerte à présent, d’Hilary pour le rejeter à terre au pied d’un candélabre où les ravages de sa face apparurent en pleine lumière. C’était tellement hideux qu’Aldo ne put s’empêcher de remarquer :
— Il y a de quoi rendre fou n’importe quel homme. Les médecins qui l’ont soigné auraient mieux fait de le tuer plutôt que de le condamner à vivre avec ça… D’après ce que j’ai compris il l’a voulu…
— Prends mon arme et surveille ! Je m’occupe d’Hilary ! intima Adalbert qui venait de trancher les liens de la jeune femme et se penchait sur son corps meurtri qui saignait en plusieurs endroits. Il y avait aussi du sang sur ses cuisses dénonçant une blessure interne. Il chercha des yeux autour de lui, aperçut une carafe d’eau sur une table auprès de bouteilles d’alcool, s’empara des linges dont se servait la femme et entreprit de laver le sang avant de nettoyer au whisky afin de se rendre compte de l’étendue des dégâts. Hilary n’était qu’évanouie et réagit à la brûlure de l’alcool. Son pouls battait vite et faiblement mais avec régularité. Pendant ce temps, un pistolet dans chaque main Aldo, étonné que les coups de feu n’eussent attiré personne, faisait lentement le tour de la salle, ouvrant tout ce qui ressemblait à une porte en prenant évidemment les précautions d’usage. Ce fut derrière l’une d’elles donnant sur une salle de bains qu’il découvrit Nelly Parker, ficelée comme un poulet et abandonnée sur le carrelage mais apparemment en bon état. Elle exhala en le reconnaissant un profond soupir de soulagement, riant et pleurant à la fois :
— Les coups de feu, c’était vous ? Mon Dieu quel bonheur !
— Ne vous réjouissez pas trop vite ! Nous avons seulement abattu le monstre et sa servante mais les autres ne doivent pas être loin… Combien y avait-il de gardes ici ?…
Tout en parlant, il avait entrepris de la libérer de ses liens à l’aide de ciseaux trouvés sur une tablette puis de la frictionner pour rétablir la circulation.
— Je n’en ai vu que trois mais ils doivent être déjà loin. Je les ai entendus dire après qu’ils m’ont eu liée qu’il fallait filer, que le palais allait sauter. Et elle, la fiancée, comment va-t-elle ?
— Très secouée et blessée mais elle devrait s’en sortir. Je l’ai toujours connue forte. Il est vrai qu’un pareil cauchemar…
— Elle peut s’estimer heureuse : sans vous elle aurait mis cinq ou six jours à mourir. Les hommes étaient persuadés qu’un troisième meurtre ne passerait pas, qu’il était plus prudent de tout laisser tomber et prendre la fuite avant de se retrouver au bout d’une corde ou sur la chaise électrique.
— Et Betty ? Où est-elle ?
— Morte. Elle a été surprise tandis qu’elle attachait sa dynamite à un tuyau d’aération. Ils l’ont… autant dire assommée sur place. De l’endroit où elle m’avait dit de rester cachée, j’ai tout vu. C’est quand j’ai voulu m’enfuir que j’ai été capturée… et emmenée devant ce… ce… J’en ai reçu un tel choc que je me suis évanouie. Quand je me suis réveillée j’étais ligotée et « il » disait qu’on me mette dans la salle de bains… qu’il s’occuperait de moi après ! Que j’étais intéressante… à cause de mes cheveux !… Elle eut un sanglot puis ajouta : « Jusqu’ici je doutais un peu que l’enfer existe mais maintenant j’en suis sûre ! »
— Venez à présent ! fit Aldo en l’aidant à se relever. La pauvre Betty n’a pas réussi avec sa dynamite cependant l’enfer et le reste doivent sauter à l’aube pendant que Ricci s’enfuira au bout du monde sur son yacht !
Ils retournèrent dans la salle où Adalbert, après l’avoir pansée de son mieux, achevait d’envelopper Hilary dans une couverture arrachée au divan. Sa respiration était meilleure mais elle n’avait toujours pas repris connaissance.
— Elle a besoin d’un médecin, dit-il. Il faut lui en trouver un dare-dare et en priorité quitter les lieux… Content de voir que vous allez bien, Nelly !
— Vous vous connaissez ? s’étonna Aldo.
— Oui. On t’expliquera plus tard… s’il y a un plus tard ! On va essayer de remonter avec le lit… mais d’abord trouve le système qui le fait remonter ! On y va, Nelly ?
Mais, chez la rescapée la journaliste reparaissait. Debout devant l’autel à côté du cadavre de Cesare, elle regardait le portrait auquel il était dédié.
— Incroyable ce qu’il pouvait être beau avant qu’on lui réduise la figure en bouillie ! soupira-t-elle.
Aldo regarda mieux et vit qu’en effet le modèle en avait été l’un des plus magnifiques hommes qu’il eût jamais vus : pureté sans mièvrerie des traits, profondeur énigmatique du regard sombre et velouté, tête arrogante couverte d’épaisses boucles noires fièrement posée sur de larges épaules, rien n’y manquait et Ricci avait raison quand il le comparait au David de Michel-Ange. Et maintenant cette abomination où l’âme n’avait plus l’air d’exister remplacée par un brûlant magma de haine sadique et de besoin de détruire dans les pires conditions. La balle de Morosini avait-elle renvoyé un démon en enfer… ou bien délivré un être assez malheureux pour avoir sombré dans les pires dérivations ? Un génie de la finance pourtant selon Ricci, donc une intelligence pour laquelle plaidaient la qualité des ouvrages littéraires ou scientifiques réunis chez lui, l’esthétique des objets, des couleurs… Aldo finit par s’arracher à une contemplation hors de saison : il prit le bras de Miss Parker :
— Venez, Nelly ! Nous allons essayer de trouver le mécanisme de retour du lit…
— C’est inutile. Je sais comment sortir. Vous pensez bien qu’il y a une issue souterraine. Celle qui donne sur la mer. Je vais vous conduire. J’ai appris qu’il y en avait une autre, dans le parc, mais il est préférable de ne pas perdre de temps à la chercher… Quelle heure est-il ?
— Un peu plus de trois heures !
Aldo et Adalbert décidèrent de porter Hilary à eux deux pour aller plus vite car elle était assez lourde. Dans un geste de pitié, Aldo jeta sur le corps de Cesare la robe dorée d’Hilary cependant que Nelly fermait les yeux de sa servante dont aucun d’eux ne saurait jamais le nom :
— Comment pouvait-elle l’aimer ? murmura-t-elle. Car elle l’aimait : j’en ai eu la certitude le peu de temps où j’ai été en leur présence. L’amour prosterné d’une adoratrice.
— Trop habituée peut-être pour le voir encore tel qu’il était ! fit Aldo… Allons-y ! Dépêchons-nous ! Qu’est-ce que tu fais ? ajouta-t-il pour Adalbert qui explorait la salle en ayant l’air de chercher quelque chose.
— J’essaie de trouver de quoi fabriquer un brancard. Elle n’est pas légère, tu sais ?
— On la portera à tour de rôle ! On vous suit, Nelly !
Elle les conduisit au fond de la salle, où il y avait en effet une porte. Elle donnait sur un couloir en pente descendante tapissé de moquette rouge et suffisamment large dont les appliques électriques assuraient l’éclairage. Ce couloir tournait comme l’escalier d’un donjon et venait buter contre un panneau de fer que les fuyards n’avaient pas pris le temps de refermer. L’envers de cette porte imitait la structure du rocher et quand il était clos, il devait être difficile de la distinguer de la muraille. Au-delà trois couloirs formaient une patte d’oie. Sans hésiter Nelly choisit celui de gauche.
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