— Vous êtes sûre de ne pas vous tromper ? demanda Aldo.

— Quand on m’a apportée j’ai fait semblant d’être évanouie mais en réalité j’essayais de prendre mes repères et comme j’ai une excellente mémoire visuelle et auditive je ne pense pas me tromper. Sinon…

Elle n’ajouta rien, poursuivit son chemin. Sur le dos d’Adalbert Hilary gémissait et semblait avoir du mal à respirer. Les deux hommes décidèrent alors de la porter entre eux, l’un sous les bras, l’autre tenant les jambes.

— C’est encore loin ? chuchota Aldo.

— Non. Tenez, voilà les dépôts de marchandises ! Nous arrivons dans le couloir où vous étiez enfermé avec Betty…

Réconfortés ils pressèrent le pas d’autant plus qu’il leur semblait bien entendre battre une horloge lointaine et bientôt ils purent voir avec un immense soulagement que l’ouverture sur les rochers n’avait pas été refermée. Nelly la franchit la première en rampant sur le sol tandis que les autres l’attendaient un peu en retrait. Elle reparut très vite :

— Le Médicis est là… à une encablure environ et il y a près des rochers un canot où trois hommes sont en train de charger des paquets… Cachez-vous et essayez de la faire taire !…

Les deux hommes déposèrent leur fardeau et Adalbert posa sa main le plus légèrement possible sur la bouche de la blessée. On entendit :

— Tout y est ? On peut y aller ?

— Oui mais on va d’abord refermer !

Un instant plus tard le rocher reprenait sa place. Aldo sentit la sueur lui mouiller les tempes et glisser le long de son dos. Alors que la liberté était si proche allaient-ils être pris au piège tous les quatre ? Il avait l’impression que le tic-tac se faisait plus fort. Combien de temps restait-il avant que la machine infernale de Ricci se mette en marche ?

— Tant qu’ils sont encore si près, cela ne devrait pas sauter, murmura Adalbert répondant à l’interrogation muette de son ami. Au fait, vous savez ouvrir ce machin, Nelly ?

— Oui mais on n’y voit rien et je n’ose pas allumer.

— Allez-y ! On ne va pas attendre que la baraque nous tombe sur le dos !

Elle obéit. Dirigeant le pinceau lumineux elle se releva, tendit un bras, actionna le mécanisme puis se signa précipitamment. Au-dehors on entendit le clapotement des rames et plus loin le chant d’un coq…

Sans attendre son avis les deux hommes ramassaient Hilary et se hâtaient vers l’air libre. Le ciel nocturne montrait déjà vers l’est une mince bande plus claire. Sur le yacht à peine éclairé, on achevait l’embarquement des gens du canot.

— Dépêchez ! Dépêchez ! cria une voix. Y en a plus pour longtemps.

Les fugitifs non plus n’en avaient plus pour longtemps. La mort approchait à grands pas. Tous ignoraient si même la plage vers laquelle il leur fallait se diriger n’allait pas s’ouvrir sous leurs pieds, leur jeter ses rochers et ses arbres à la tête. Là-bas le yacht levait l’ancre et il ne reviendrait pas. Nelly alluma sa lampe pour guider les porteurs au milieu des rocs. Une voix alors se fit entendre, toute proche :

— Psst ! par ici !

Tel un Neptune trempé et sans trident, John-Augustus sortit de l’eau encore sombre. Derrière lui il y avait un canot automobile qu’il avait dû amener à la nage en le remorquant. Il les aida à embarquer puis se jeta sur les commandes. Le moteur rugit, le « Riva » décolla presque :

— Vous devez être une espèce d’archange, soupira Aldo. Comment saviez-vous que nous sortirions à cet endroit ? Et même que nous sortirions ?

— Je n’en savais rien. Je l’espérais seulement parce que c’était la simple logique, et la seule issue que nous connaissions. Dès l’instant où leur sacré bateau était à l’ancre dans les environs…

— Mais vous avez pris un risque terrible ! Le Palazzo et ses secrets ne vont pas tarder à sauter !

— Ah ?… Ben, vous voyez j’avais dans la tête une idée qui me turlupinait et qui tournait autour de quelque chose comme ça. Ce foutu mariage ne pouvait être que le dernier et le Ricci devait avoir concocté quelque chose… Et puis il nous arrive parfois, à nous autres les Belmont, d’être doués d’une sorte de double vue !

— À propos de vue, rouspéta Adalbert, vous devriez changer de cap, vous nous emmenez droit sur le Médicis ? Vous avez l’intention de lui couper la route ? Nous avons une blessée qu’il faudrait soigner d’urgence !… Et vous allez nous faire tirer dessus !

— M’étonnerait ! Ricci va avoir une autre occupation… et puis j’ai une énorme envie de voir le spectacle ! Regardez !

Une lumière violente venait de s’allumer sur la mer. Des phares puissants éclairaient l’eau calme du petit matin révélant chaque détail du bateau sur lequel on pouvait voir des hommes s’agiter. En même temps un porte-voix rugit l’ordre de stopper : un navire de guerre du genre escorteur d’escadre piquait sur le Médicis

— Juste à temps ! applaudit John-Augustus. Que ça fait plaisir et j’espère qu’ils vont envoyer ce rafiot par le fond !

— Vous saviez que la Marine allait intervenir ? demanda Adalbert abasourdi.

— Certainement. Avant-hier j’avais pris langue au téléphone avec l’Attorney General de Providence et, tandis que vous alliez faire la foule chez les Schwob, j’ai foncé là-bas pour m’assurer que les ordres seraient donnés à la Navy et en rapporter pour le commandant de Fort Williams. Et vous pouvez constater que ça a marché… Ça marche même très bien ! ajouta-t-il avec satisfaction.

En effet, le yacht ayant refusé d’obtempérer un premier coup de semonce était parti suivi d’un autre à tir réel. Au même moment une énorme détonation éclata, aussitôt suivie par une explosion qui ouvrit dans la colline un cratère de feu.

Belmont qui avait arrêté son moteur le remit en marche :

— Si vous en avez assez vu, moi aussi ! fit-il d’une voix soudain grave. Rentrons !

Tandis que le canot filait vers Belmont Castle, le jour se levait doucement, l’aurore commençait à rosir. L’air calme et pur du matin renvoyait sur l’eau les cris et les coups de feu faisant écho au grondement du brasier terrestre. Tournés vers l’arrière Nelly et Aldo cherchaient encore à apercevoir la scène du drame qui s’éloignait et qu’une pointe à présent leur cachait. Il y eut encore des coups de feu, des cris, une autre explosion, puis plus rien sinon de noirs panaches de fumée au-dessus des arbres…

À la suite des pompiers, les habitants de Newport arrivaient en masse sur les lieux du sinistre. Le « Riva », lui, achevait sa course au ponton de la résidence. Là Pauline attendait. Enveloppée d’une écharpe de laine, elle arpentait les planches, bras croisés et l’œil orageux tandis qu’en retrait l’impassible Beddoes attendait lui aussi.

— Tout le monde est là ! lui cria John-Augustus en coupant son moteur. Mais nous avons une blessée. Appelez une ambulance ! Et en attendant allez chercher un brancard.

— C’est grave ? questionna Pauline en s’accroupissant près du bateau où Aldo et Adalbert s’occupaient à soulever Hilary toujours inconsciente.

Elle gémit cependant quand on la manipula.

— On ne sait pas, répondit Adalbert. Elle continue à saigner et ce qu’elle a subi laissera certainement des traces.

— Et vous deux, vous n’avez rien ?

En parlant elle aidait Nelly, pâle comme un linge et visiblement à bout de forces, à débarquer mais c’était Aldo qu’elle regardait. Il lui offrit un sourire las.

— C’est fini à présent. Le cauchemar est terminé. Dieu en soit loué !

Expédiés par le maître d’hôtel qui devait être en train de téléphoner, deux valets accouraient avec une civière sur laquelle la blessée fut étendue. Puis on remonta vers la maison. Pauline s’arrangea pour marcher un peu en retrait avec Aldo :

— Cela signifie que vous allez repartir, murmura-t-elle sans le regarder.

— Oui, Pauline. Je n’ai plus rien à faire ici.

— Vous avez pu retrouver les bijoux ?

— Ils sont dans la poche de Ricci et j’ignore pour l’instant ce qu’il est advenu de lui.

— On le saura dans la journée. Il y a peut-être encore un espoir ?

Elle posa sa main sur son bras un geste qui s’efforçait de retenir, un regard qui priait. Aldo désigna la forme étendue sous des couvertures :

— Si elle survit à ce qu’elle a enduré et quel que soit le sort de Ricci, elle est sa femme et par conséquent son héritière…

— Justement. Vous pourriez attendre qu’il y ait une certitude. De toute façon, ajouta-t-elle avec une pointe de satisfaction, il va falloir répondre aux questions de la Police…

— Ah c’est vrai ! J’oubliais…

— Parce que vous avez hâte de partir ?

Il sentit sa main trembler sur sa manche et posa dessus la sienne, apaisant :

— Oui, Pauline, fit-il gentiment. Je regretterai de vous quitter mais…

— Mais votre vie est ailleurs, votre cœur est ailleurs… Il faudra bien que je me fasse à cette idée. Après tout, vous avez raison il vaut mieux que vous partiez…


Ricci était mort. Ainsi que l’avait prédit Pauline, on le sut le soir même. Au cours de l’attaque du Médicis, pris d’une rage forcenée, il s’était emparé d’un fusil mitrailleur, tirant en aveugle sur ceux qui le menaçaient. Une balle d’arme lourde, ajustée avec précision, l’avait atteint entre les deux yeux… On l’avait vu basculer en arrière et l’océan s’était refermé sur lui et ne le rendit pas. Les courants étaient forts à cet endroit…

Libérés relativement vite des enquêtes et formalités policières – Dan Morris avait été relevé de ses fonctions en attendant mieux ! – Morosini et Vidal-Pellicorne regagnèrent New York sur le Mandala. La veille ils étaient allés à l’hôpital rendre visite à Hilary qui les avait demandés : elle voulait les remercier.

— Vous m’avez évité pire que la mort puisque vous m’avez sortie de l’enfer. Aussi, je voulais vous dire que je ferai en sorte de ne plus jamais risquer d’y retourner. Et nous n’aurons plus, je crois, l’occasion de nous rencontrer.

— Vous allez restez ? demanda Adalbert.

— Le temps qu’il faudra. Les Schwob ignoraient ce que Ricci était. Ils ne savent que faire pour m’aider. Je demeurerai sans doute chez eux quelque temps. Assez longtemps même… mais ensuite je retournerai dans mon pays. Rien ne vaut l’Angleterre pour prendre sa retraite. Et, avec un sourire malicieux qui ressuscita l’ancienne Hilary : Rien n’y est plus beau que le château ducal de mon père…

— Ce qui veut dire que Mary Forsythe n’est pas non plus votre véritable nom ? dit Morosini.

— Eh non ! Pardonnez-moi ce dernier mensonge !

Au fond les deux hommes n’étaient pas vraiment surpris. Ils se souvenaient de la façon dont Hilary Dawson avait faussé compagnie à la Police et même aux autorités britanniques de Palestine(24). Il fallait qu’elle eût des appuis très, très haut placés…

— Pourquoi pas ? conclut Adalbert. On a bien dit que Jack l’Eventreur était le fils de la reine Victoria ? Que la reine Mary était kleptomane, alors que la fille d’un duc soit une voleuse internationale…

Quelques heures plus tard, ils embarquaient sur le France, autre grande unité de la Compagnie Générale Transatlantique dont la décoration intérieure était vouée aux fastes de Versailles.

Pauline n’assista pas à leur départ. Le matin même elle était partie pour Boston en annonçant son intention de rendre visite à Diana Lowell. Et comme Aldo s’en étonnait, elle vint près de lui un court instant, celui de poser sur ses lèvres un baiser léger :

— Ne croyez-vous pas qu’il est temps que quelqu’un s’occupe de ce pauvre Vauxbrun et le tire des griffes de la Lowell ? Il doit se croire abandonné du Ciel et de la Terre !

— Seigneur ! gémit Aldo. Je l’avais complètement oublié celui-là ! Il doit me haïr à présent…

— J’arrangerai ça !… Sans mériter pour autant de remerciements. Il est le seul avec qui je sois certaine de pouvoir parler de vous pendant des heures. Je ne vous oublierai jamais, Aldo Morosini…

Plus ému qu’il ne l’aurait voulu, il répondit :

— Moi non plus, Pauline Belmont.


Alors que le France commençait sa descente de l’Hudson en traînant après lui les traditionnels serpentins rompus, Adalbert et Aldo, accoudés au bastingage, regardaient défiler les gratte-ciel, cherchant à distinguer dans la foule des adieux la silhouette d’une jeune fille rousse coiffée d’un béret écossais. Nelly Parker était venue les accompagner jusqu’au bateau. Elle non plus n’oublierait pas : au lieu d’un simple reportage – qu’elle ferait tout de même mais succinct ! – elle avait décidé d’écrire un livre, déjà sous contrat chez un grand éditeur. Le succès l’attendait.