— En effet mais ils ne lui appartenaient que depuis ce soir-là : avant la fête Dario Pavignano son fiancé l’en avait parée lui-même et à l’instant des fiançailles, devant tous les invités, il se contenta de passer à son doigt l’énorme rubis que vous avez pu admirer aussi. Cela dit ne me demandez pas d’où lui venait cette parure. La tenait-il de famille ou l’avait-il achetée ? Il était très riche…

— Je pencherais plutôt pour la famille. Ou alors un achat clandestin… il est vrai qu’en Sicile tout est possible. C’est sans doute la partie la plus secrète et la plus imprévue de notre royaume. N’importe comment, ils sont devenus la propriété de la nouvelle marquise Pavignano…

— Si cela était je ne me serais jamais permis de les mettre au cou d’une Olympia d’Ostel… et vous n’avez pas encore entendu la fin de mon histoire. Après la bague et le souper, la fête poursuivit son déroulement harmonieux et plein de gaieté. Chacun avait conscience d’assister à un authentique bonheur que le mariage consacrerait un mois plus tard. Le couple était admirablement assorti car si Pavignano était près d’une vingtaine d’années plus âgé que sa fiancée, il était follement séduisant et tous deux étaient, sans doute possible, aussi amoureux l’un que l’autre. Puis le bal a commencé pour durer jusqu’à l’aube, chacun ne songeant plus qu’à s’amuser.

— Quelque chose l’a interrompu ?

— Oh oui !… un drame épouvantable.

Boldini reposa le ballon de cristal qu’il réchauffait entre ses mains et Aldo put voir ses mains se crisper. Puis il baissa les yeux et sa voix s’assourdit :

— On dansait depuis une heure environ quand un cri affreux déchira l’atmosphère de cette nuit si douce et mit fin à la fête : un couple d’amoureux qui cherchait l’isolement près d’un bassin jaillissant au centre d’un rond-point protégé par des ifs venait de découvrir le corps de la fiancée gisant dans une mare de sang. On lui avait tranché la gorge et, bien sûr, elle ne portait plus la croix ni les pendants d’oreilles de la « Strega ». Seul le rubis des accordailles demeurait à son doigt…

— Quelle horreur ! exhala Morosini en même temps que la fumée de sa cigarette. A-t-on pu découvrir l’assassin ?

— Oui et non. C’est Pavignano qui a été accusé du meurtre.

— Cela n’a pas de sens ! Voilà un homme qui adore sa fiancée, qui donne pour elle une de ces fêtes qui font date dans une vie, qui la couvre de bijoux royaux et qui en pleine félicité l’égorgé pour lui reprendre ses présents ? Le malheureux devait être effondré ?

— Personne n’a pu en juger parce qu’il a été impossible de mettre la main sur lui. Il a disparu sans plus laisser de traces que s’il avait été enlevé au ciel ou englouti dans les entrailles de la terre. Et on ne l’a jamais revu.

— Mais enfin il a bien dû y avoir une enquête, un jugement ?

— Enquête discrète, jugement par défaut. Aucun de ceux qui étaient présents ne souhaitait être mêlé à une affaire sordide. En outre la jeune fille n’avait pas de famille et Pavignano pas d’héritier pour asticoter la police en vue de récupérer la fortune… que l’État a mise sous séquestre. En outre, vous n’ignorez pas combien la Mafia est puissante en Sicile ? Les journaux ont été muselés et l’affaire classée après que Pavignano eut été condamné à mort par contumace !

— Et comme les autres vous avez gardé le silence ? Cela ne vous ressemble pas !

— Pas tout à fait puisque j’ai peint les joyaux disparus. Par la suite j’ai reçu des menaces comme en ont sans doute reçu les autres participants au bal. Cela dit moi je l’ai revue, la parure de Bianca Capello, ajouta le peintre en regardant son hôte avec attention afin de ne rien perdre de ses réactions.

Elles furent ce qu’il espérait. Occupé à déguster son armagnac les yeux mi-clos, Morosini s’étrangla avec l’alcool, toussa, devint écarlate, se jeta sur un verre d’eau qui le ramena graduellement à sa couleur habituelle. Boldini n’avait pu s’empêcher de rire :

— Pardon ! Je ne pensais pas produire un tel effet !

— Pour ce qui est des effets, on peut dire que vous vous entendez à les graduer ! C’est du grand art ! Et où les avez-vous revus ?

— À Londres, à la fin de l’année 21. Vous le savez ou vous ne le savez pas mais je m’y étais réfugié au début de la guerre avant d’opter finalement pour Nice et j’y ai conservé quelques amis. Le soir de la Saint-Sylvestre l’un d’eux m’avait invité à Covent Garden où Teresa Solari devait se faire entendre dans Tosca. Je vous avoue que j’étais enchanté : j’ai toujours adoré la Solari, en particulier dans ce rôle où elle était sublime et ce soir-là elle s’est surpassée, insufflant à son personnage une intensité d’émotion jamais égalée…

— Attendez donc !… N’est-ce pas ce même soir qu’elle s’est tuée ?

— Qu’on l’a tuée. Une main criminelle avait ouvert une trappe sous le matelas qui la reçoit lorsqu’elle est censée se jeter du haut des remparts du château Saint-Ange. À l’ultime instant le matelas a été retiré et la malheureuse s’est écrasée dans les profondeurs du théâtre.

— C’est cela. La presse a dit que le meurtrier en voulait à ses bijoux. Comme toutes les grandes cantatrices elle portait l’une de ses propres parures…

— Oui mais ce que l’on n’a pas dit, c’est que la parure en question était celle de Bianca Capello. Il ne m’a fallu qu’un coup d’œil pour la reconnaître et je l’ai eue dans mes jumelles durant presque toute la soirée. Inutile de vous dire à quel point je me sentais mal en voyant ces pierres sanglantes sur la gorge d’une si belle artiste.

— A-t-on arrêté l’assassin ?

— Pas que je sache, pourtant le policier qui a mené l’enquête n’était pas un apprenti, loin de là ! Un drôle d’oiseau d’ailleurs ! Toujours drapé dans un macfarlane pisseux qui lui donnait l’air d’une chauve-souris.

— Le chef superintendant Gordon Warren. Je suppose ? fit Morosini avec un large sourire.

— Vous le connaissez ?

— Votre description est lumineuse. Mon ami Vidal-Pellicorne et moi l’avions surnommé le « Ptérodactyle ». Vous voyez que vous n’êtes pas tombé loin. Après un premier contact… disons épineux, il est devenu pour nous un excellent ami. Mais ce qui me surprend c’est qu’il ait abandonné l’enquête sans la conclure. C’est avec son collègue français Langlois le flic le plus têtu que je connaisse. Un remarquable professionnel toujours chargé des affaires les plus délicates.

— Je n’ai pas dit qu’il avait abandonné et je n’aurais pas le mauvais goût de mettre en doute ses qualités. Simplement l’enquête était au point mort quand je suis rentré en France… à moins que l’on n’ait pas jugé utile d’en dire plus à l’étranger que j’étais ? De toute évidence on ne débordait pas de sympathie pour moi.

Ça, Morosini voulait bien le croire. L’œil jaune et fixe dont Warren le gratifiait au début houleux de leurs relations n’était pas de ceux qui s’oublient. Selon les critères du Super, le grand Boldini avec son mélange de faconde italienne et de hauteur un rien dédaigneuse devait se classer pour lui parmi les rastaquouères infréquentables. Cependant il pouvait être intéressant d’aller faire un tour à Londres pour une conversation à cœur ouvert avec le Ptérodactyle et Aldo commençait à peine à en caresser l’idée quand il s’aperçut que l’attention du peintre s’était détournée de lui au profit d’un couple qu’Olivier Dabescat, la mine pincée, conduisait à l’une des tables les plus en vue après que l’homme eut refusé le fond de la salle d’un geste autoritaire. Sans doute tenait-il à ce que tout le restaurant pût admirer sa compagne. Il est vrai qu’elle en valait la peine ! Une ravissante jeune femme blonde aux yeux sombres – la couleur hésitait entre le bleu, le vert foncé et le noir – admirablement habillée d’un tailleur noir réchauffé de vison qui sentait son grand couturier d’une lieue bien que Morosini hésitât entre Jean Patou et Lucien Lelong. En revanche il attribua sans hésiter à Caroline Reboux le minuscule chapeau ennuagé d’une voilette noire perché sur les cheveux blonds artistement ondés. Elle seule était capable de réaliser ce chef-d’œuvre d’équilibre instable rappelant ceux dont Lisa raffolait.

Son compagnon était nettement moins séduisant : la cinquantaine bien entamée il arborait ces airs supérieurs que le Vénitien détestait d’instinct sachant que ceux pouvant y avoir droit n’avaient que rarement le mauvais goût de les afficher. Mais il devait être fort riche si l’on en croyait les perles de sa compagne et sa propre panoplie d’objets d’or : outre la chaîne de montre, épaisse comme un câble d’amarrage, qui barrait son gilet, celle passée à son poignet et les bagues ornant la moitié de ses doigts, il y avait une énorme épingle de cravate avec un diamant au milieu, un étui à cigares, un à cigarettes et un briquet du même métal. La table s’en trouvait un peu encombrée mais le personnage aimait apparemment à en jouer et personne ne se fût permis, dans ce temple du bon goût, de lui faire remarquer que ce n’était pas le style de la maison, le client ayant, par définition, toujours raison.

Le physique de l’inconnu n’entrait sans doute pas pour grand-chose dans les regards dont le couvrait sa compagne. Il avait un visage dur à la peau couperosée qu’un double menton n’adoucissait pas, de petits yeux de couleur indécise profondément enfoncés sous le surplomb d’arcades sourcilières hérissées de poils poivre et sel. De stature modeste il avait l’air taillé d’un seul bloc dans une matière rugueuse ressemblant assez à du granit. Des épaules en porte-manteau naissait un cou sans doute moins haut que le faux-col glacé qui l’obligeait à relever le menton. La longue moustache à la mongole n’arrangeait pas les choses, son tracé accusant les plis implacables de la bouche et du faciès buté. C’était cet homme-là pourtant que Boldini fixait avec une extraordinaire intensité. Morosini d’abord s’en amusa :

— Vous vous trompez de cible, mon cher Maître. Ce vilain bonhomme ne mérite pas votre attention alors que sa compagne…

— N’est qu’une jolie femme ! répondit le peintre avec une brutalité surprenante. Vous comprendrez mieux quand je vous aurai dit que son voisin s’est trouvé mêlé aux deux drames que je viens d’évoquer pour vous… J’aimerais un autre verre si cela ne vous ennuie pas ?

— Au contraire ! Je vous suivrai.

D’un signe, Aldo appela un serveur, passa une commande exécutée presque instantanément. Et, tandis que Boldini avalait une rapide gorgée sans quitter des yeux l’homme, il hasarda prudemment :

— Ce qui veut dire que ce personnage participait à…

— … la soirée de Bagheria et à celle de Covent Garden. Ce genre de gueule ne s’oublie pas, croyez-moi, continua-t-il avec une soudaine nervosité.

— Dans ce cas vous devez savoir qui il est ?

— L’un de ces potentats américains aussi riches que mal élevés. Celui-là vient de New York ou de Chicago, je ne sais plus très bien. Il y dirige une sorte d’empire qui va de la construction des gratte-ciel – sa façade en quelque sorte – à toute une suite de commerces moins avouables. J’ajoute qu’il est d’origine sicilienne. Il s’appelle… Ricci, je crois ? Oui… je me souviens : Aloysius C. Ricci.

— Ricci ? Je le verrais plutôt Florentin ?

— Il n’a pourtant rien d’un Botticelli ni même d’un Verrocchio !

— C’est son nom qui me frappe. Avez-vous oublié qu’un Ricci a joué un rôle déterminant dans la vie de Bianca Capello ?

Et comme Boldini donnait des signes évidents d’ignorance, il poursuivit :

— L’assassin de son premier époux, ce Pietro Buenaventuri qui l’avait enlevée de Venise et installée à Florence, ce sbire du grand-duc Francesco qui lui a permis de devenir grande-duchesse s’appelait ainsi. Alors vous me permettrez de trouver que ça commence à faire pas mal de coïncidences. Il ne manque plus qu’un Capello ou un Médicis pour compléter le tableau.

Cette fois le peintre accusa le coup. Derrière leurs fines lunettes à monture d’or ses yeux s’agrandirent et s’attachèrent plus que jamais à l’Américain. Morosini demanda :

— Que savez-vous d’autre sur lui ?

— En dehors d’un penchant immodéré pour les femmes blondes dont j’ai entendu dire qu’il change souvent, je n’ai vraiment rien de plus à vous apprendre.

— C’est déjà pas mal. La suite je vais essayer de la trouver ailleurs.

Abandonnant enfin sa contemplation Boldini tressaillit comme s’il sortait d’un rêve :

— Vous pensez que cet homme a pu jouer un rôle dans ces deux meurtres ? C’est sérieux ?

— Très ! J’aurais préféré qu’il collectionne les joyaux plutôt que les jolies filles mais l’un n’empêche pas l’autre après tout et vous ne m’avez pas l’air très renseigné sur ce type.

— J’en conviens et j’avoue même que je l’avais oublié. C’est en le revoyant ici que mes souvenirs se sont réveillés. Pardonnez-moi si je vous semble indiscret mais où pensez-vous résoudre le problème ?