— Au lieu de vous acharner sur nous, commissaire, vous feriez mieux de vous occuper de l’ultimatum envoyé par l’assassin, s’écria Aldo. Plus que deux jours !
Le sourire sarcastique du vieux « Dur-à-cuire » s’élargit :
— Mais je m’en occupe, cher monsieur ! Je ne fais même que cela !… et quelque chose me dit qu’il ne se passera rien après-demain !
— Écoutez ! rugit Aldo vert de rage. Pensez ce que vous voulez mais prenez au moins la peine de prévenir ma famille, au Trianon Palace ! Il s’agit de ma grand-tante, la marquise de Sommières, une dame âgée qui doit être dans la dernière inquiétude…
— Bah ! Ça ne durera pas. Dès demain les journaux la renseigneront !
Sur ce il leur tourna le dos et quitta la pièce !
— Seigneur ! exhala Adalbert, que vous avons-nous fait pour que vous nous ayez livrés aux caprices de ce sinistre imbécile… et de cette petite garce ?
— Il y a quelque chose qui ne colle pas, fit Aldo après un instant de réflexion. Souviens-toi de ce qu’a dit Langlois : Lemercier n’est pas un imbécile. Ce serait même un bon policier.
— Pourquoi alors se conduit-il comme s’il l’était ?
— Ça l’arrange peut-être… Et je me demande s’il ne m’a pas pris en grippe dès notre première rencontre ?
— Il serait insensible à ton célèbre charme ?
— C’est peu dire : il ne peut pas m’encaisser, voilà la vérité ! Quant à « elle », je ne crois pas non plus que ce soit une garce. Cette nuit elle était sur le point de nous faire confiance quand quelque chose l’a effrayée. En un mot elle a eu peur. Reste à savoir de quoi ? Tu n’aurais pas une cigarette ?
— Tu fumes trop ! répondit Adalbert en lui tendant son étui sans autre commentaire. Il n’aimait pas beaucoup le ton, indulgent, à la limite de l’admiration, dont Aldo venait d’user pour évoquer la jeune Caroline. Il avait dit « elle » comme si elle était unique. Or il connaissait bien son ami et il ne manquerait plus que, déçu par Lisa qui lui préférait momentanément son bébé, il tombe amoureux de cette fille – ravissante, il l’admettait ! – mais qui ne lui inspirait guère confiance. Adalbert n’aimait pas que l’on fasse fi d’une aide qu’il offrait toujours de grand cœur.
Le reste de la matinée et le début de l’après-midi se passèrent sans amener le moindre personnage important pour les deux captifs. On ne vit ni l’avocat demandé ni le commissaire Lemercier. Uniquement l’agent de garde qui vint leur offrir un pot d’eau fraîche avec des sandwiches et qui, naturellement, ne répondit à leurs questions que par un haussement d’épaules et un geste évasif des deux mains.
Ce n’était pas leur première expérience de la captivité. Aldo avait été prisonnier de guerre dans un vieux burg autrichien puis au cours de ses aventures d’assez sordides prisons turques{4} sans compter un puits à Saint-Cloud. Quant à Adalbert, il avait tâté des geôles égyptiennes puis de l’hospitalité musclée d’un shérif américain à Newport{5}. En revanche, c’était la première fois qu’ils partageaient une cellule. Qu’elle soit française et même versaillaise n’arrangeait rien, bien au contraire. D’autant plus qu’ils avaient l’impression d’être abandonnés du monde entier et cela dans leur propre pays. Aldo, en effet, se sentait aussi français qu’Adalbert, sa mère défunte, Isabelle de Roquemaure, fille d’un duc, ayant vu le jour dans un château du Languedoc. Cependant, à mesure que passait le temps, leurs réactions différaient alors que Morosini se calmait jusqu’à rejoindre le flegme britannique, Adalbert ressemblait de plus en plus à un chaudron bouillonnant qui menace de déborder.
Aussi quand, vers cinq heures, leur tourmenteur effectua une majestueuse entrée, se jeta-t-il sur la grille en vociférant :
— Pourquoi mon avocat n’est-il pas encore là ? C’est de l’incarcération arbitraire, tonnerre de Dieu ! Et si vous vous obstinez à nous garder dans ce trou sans faire votre travail proprement, je vais faire tellement de boucan que tout le quartier m’entendra et que…
Il s’interrompit. D’un geste, le commissaire venait d’ordonner à son subordonné d’ouvrir la porte puis lâchait en tournant les talons :
— Vous êtes libres ! Allez-vous-en !
Sans plus se soucier d’eux, il sortit de la salle de détention. Tous deux s’élancèrent à sa suite et le rejoignirent à son bureau où il s’assit devant sa table pour consulter un papier. Morosini alla s’y appuyer des deux poings, se pencha vers lui et proposa :
— Si vous nous expliquiez ? Mlle Autié a vu la lumière ?
— Il n’y a rien à expliquer, fit le policier avec une mauvaise grâce quasi palpable. La plainte a été retirée.
— Une intervention divine peut-être ?
— Ça ne vous regarde pas. Et maintenant fichez-moi le camp ! Je vous ai assez vus. On va vous rendre ce qui vous appartient !
— Sans oublier ma voiture, j’espère, grogna Vidal-Pellicorne.
— Je ne vois pas pourquoi nous la garderions. Voilà vos clefs.
Sans songer seulement à ramasser ses lacets de souliers et autres richesses, Adalbert fondit dessus et se rua dehors. Pour revenir quelques secondes plus tard, furibond :
— J’ai deux pneus crevés et une seule roue de secours ! Je veux savoir qui a fait ça ! vociféra-t-il. Passe encore un mais deux ? C’est de la malveillance…
— Manque de chance, hé !
— Et maintenant je fais quoi ? Je la mets sur mon dos pour l’emporter au prochain garage ?
Aldo, qui était allé dans la cour, revint à cet instant :
— Viens, dit-il. Tante Amélie nous a envoyé du secours. On va prévenir le garagiste de l’hôtel : il s’en chargera.
— Il ne fera rien. Je ne suis pas client !
— Mais si, au moins pour ce soir. Tu rentreras demain à Paris tout frais, tout propre…
Résigné, Adalbert suivit son ami. Dans la cour, en effet, la Panhard rutilante de la marquise attendait avec Lucien le chauffeur et Marie-Angéline du Plan-Crépin armé chacun d’un cache-poussière destiné à dissimuler les costumes salis et fripés des deux hommes.
— Angelina, je vous embrasserai quand j’aurai cessé de sentir mauvais, fit Aldo en endossant le manteau avec un soupir de soulagement. Comment êtes-vous ici ?
— Notre marquise m’en voudrait de la priver du plaisir de vous le raconter…
— Vous n’auriez pas un peigne et de l’eau de Cologne ? demanda Adalbert. En dépit de ces cache-misère, on va faire une entrée très remarquée. Il doit bien y avoir un ou deux journalistes qui traînent dans le hall ?
— Rassurez-vous ! On passera par les cuisines…
Une heure plus tard, douchés, rasés et habillés de vêtements empruntés à la garde-robe d’Aldo, les rescapés des geôles versaillaises rejoignaient la marquise et son seau à champagne dans le petit salon de sa suite.
— J’ai fait préparer quelques canapés pour vous permettre d’attendre le dîner. Ce policier a dû vous laisser mourir de faim ?
— Pas absolument mais presque, fit Adalbert en attaquant le plateau sans se faire prier davantage.
— Et toi, Aldo ? Tu n’as pas faim ? demanda-t-elle en le voyant allumer une cigarette…
— Pas vraiment. J’ai surtout hâte d’entendre comment, en si peu de temps, vous avez réussi à nous tirer des griffes d’un homme qui nous destinait au banc des prévenus en cour d’assises ! Parce qu’une jeune sotte nous accusait de nous être introduits chez elle pour la cambrioler alors que sa maison était sens dessus dessous, qu’il n’y avait absolument rien dans nos poches ni dans la voiture d’Adalbert. Si vous aviez vu cette pagaille ! On aurait dit qu’un typhon avait traversé la maison…
— Mais j’ai vu, mon petit, j’ai vu ! fit Mme de Sommières avec un sourire épanoui.
— Nous avons vu, renchérit Plan-Crépin, puisque nous sommes allées chez elle.
— Mais qui vous y a emmenées ? fit Aldo stupéfait.
— Ce cher colonel Karloff, bien entendu !
Comme tous ceux qui ont l’habitude de vivre la nuit, l’ancien officier des cosaques n’arrivait pas à se coucher de bonne heure. S’il était satisfait de posséder cette petite maison en lisière de Versailles, c’était surtout pour sa femme Liouba, heureuse ainsi qu’il l’avait dit à Aldo d’avoir un jardin et d’habiter un quartier plus convenable que Saint-Ouen. Et surtout, le fait d’être propriétaire le rassurait pour l’avenir de sa compagne, qui garderait un toit quand, le plus tard possible, il rejoindrait, dans les steppes bleues du ciel, les escadrons de centaures dont il avait si souvent mené la charge, sabre au clair et hurlant à pleins poumons pour la plus grande gloire du tsar.
Il ne se couchait jamais avant minuit. Quand le temps le permettait, il allait fumer sa pipe sous l’unique cerisier dont Liouba était si fière en regardant pousser ses choux et ses haricots verts. S’il faisait mauvais, sa pipe et lui réintégraient le minuscule salon et le confortable fauteuil coincé entre la cheminée et la table servant de support au gros samovar de cuivre où il lisait son journal depuis le titre jusqu’à la signature du gérant – sans oublier les mots croisés ! – en buvant force tasses de thé noir plus ou moins discrètement additionné de vodka. Ce mélange lui procurait cinq ou six heures d’un sommeil léger lorsqu’il regagnait enfin sa chambre où il savait qu’il ne dérangerait pas Liouba puisqu’elle dormait dans celle d’à côté. Un vrai luxe rendu possible par les trois chambres que possédait une demeure ne rappelant hélas que de fort loin celle de la Moïka où ils vivaient avant la catastrophe, servis par une quinzaine de domestiques. À présent, Liouba et ses rhumatismes se contentaient d’une femme de ménage – russe elle aussi ! – qui venait chaque jour traquer la poussière ou faire la lessive en bramant « Les yeux noirs » ou « Cocher, ralentis tes chevaux » ou d’autres airs encore mais sans oublier de commencer le concert par « Dieu sauve le tsar ! »…
Donc Karloff ne dormait jamais profondément et le moindre bruit le dressait sur son séant, l’oreille au guet ! Cette nuit-là le vacarme des policiers envahissant la maison d’une voisine dont il savait seulement qu’elle était jeune, charmante, solitaire et gagnait sa vie en donnant des leçons de piano l’envoya rejoindre dans la rue, en pantoufles et pyjama, le maigre groupe de curieux que le bruit avait extraits de chez eux et que d’ailleurs des agents de police tenaient à distance. Pas assez loin tout de même pour que le colonel ne reconnût Morosini et Vidal-Pellicorne quand on les embarqua menottés dans le « panier à salade ». Une vague rumeur parlait de cambrioleurs surpris pendant leur travail.
— Des cambrioleurs en smoking avec la Légion d’honneur (cela pour Adalbert !) vous en avez déjà vu beaucoup… protesta-t-il indigné.
— Et pourquoi donc pas ? riposta une commère en bigoudis et robe de chambre en pilou rose. C’est pour inspirer confiance. D’autant qu’y en a qui gagnent bien, ces malhonnêtes !
Peu désireux d’entamer une polémique, Karloff, après avoir vu emmener la voiture d’Adalbert, ne commit pas l’erreur de demander un supplément d’information aux policiers, rentra chez lui, fit sa toilette, s’habilla en prenant soin de ne pas éveiller Liouba. Puis, dédaignant le samovar, se fit du café bien fort afin d’éviter la somnolence qui le prenait parfois au petit matin, après quoi il écrivit un mot pour sa femme lui expliquant qu’il devait prendre un client de bonne heure au Trianon Palace, alla chercher son taxi, prit de l’essence à la pompe, fit un tour dans Versailles pour passer devant l’hôtel de police afin de s’assurer que l’Amilcar s’y trouvait puis fila jusqu’à un bistrot du quartier Notre-Dame où il avait ses habitudes et y attendit qu’il soit une heure décente pour se présenter chez une cliente du grand hôtel. La lecture du Petit Versaillais accompagnée de deux ou trois croissants et de quelques café-calva l’aidèrent. Enfin, aux deux coups de huit heures et demie frappés à l’église proche, dispos et frais comme l’œil, il se dirigea doucement vers le boulevard de la Reine qui piquait droit dans le parc du château et dont le Palace portait le numéro 1. Là, il se rangea sous les arbres délimitant l’espace réservé aux voitures, prit la précaution de ne pas ôter le capuchon de cuir recouvrant le drapeau de son compteur, franchit le seuil encadré de colonnes et, dans le hall dallé de marbre blanc et noir, gagna la réception d’un pas résolu.
Comme cela faisait plus d’un an qu’il véhiculait les clients de l’hôtel, l’homme aux clefs d’or le connaissait et, sachant à qui il avait affaire, n’éleva aucune objection quand il demanda à être reçu par Mme la marquise de Sommières, en s’excusant naturellement de l’heure matinale.
— On lui porte le petit déjeuner à huit heures, dit le chef de la réception en décrochant son téléphone. Elle est donc éveillée. Je vais demander à sa secrétaire quand elle pourra vous recevoir. Peut-être devrez-vous patienter.
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