Enfin, après avoir déclaré qu’il était d’accord, Malden raccrocha le combiné, visiblement soucieux.
— Les nouvelles sont mauvaises ? demanda l’Écossais.
— Pas vraiment, cependant on ne peut dire qu’elles soient excellentes. Lemercier a reçu l’ordre de se trouver – seul bien entendu ! – vers onze heures ce soir auprès du bassin du Dragon, dans le jardin du château. Je vous avoue que j’aurais préféré un endroit quelconque dans la campagne ou dans la ville…
— Ce n’est pas gênant ? fit Aldo. La nuit, jardin et parc doivent être déserts à souhait ?
— Sans doute, mais cela veut dire aussi que notre homme possède les moyens de s’introduire dans l’enceinte du palais, ce qui n’est pas donné à tout le monde et surtout pas à nous.
— La question ne se pose pas pour le commissaire et ses hommes – en admettant qu’il en emmène. Il peut se faire ouvrir n’importe quoi de jour comme de nuit, observa le général. Cependant il doit certainement avoir une idée ?
— Il l’a : nous allons dès à présent nous rendre au château en ordre dispersé, prendre un ticket comme n’importe qui et ensuite nous diriger en flânant vers les bosquets nord : celui de l’Arc de triomphe et celui des Trois Fontaines au bout desquels se trouve le bassin en question. Nous nous y cacherons moitié dans l’un moitié dans l’autre et nous attendrons.
— Il est seulement cinq heures ! gémit Adalbert. Cela veut dire six autres sous des arbres mouillés ?
— Pourquoi pas ? dit Aldo. On a déjà vécu pire !
— Oh, je sais, mais toi, tu vis dans une ville aquatique et ne peux pas comprendre, mais moi je commence à redouter les rhumatismes qui nuisent si fort à l’élasticité des bras et des jambes…
— C’est ça ou rien ! sourit Malden en reprenant son cigare.
— Vous pensez bien que ce sera ça, dit Aldo, mais ce que je comprends mal c’est qu’il faille faire le détour par le château. Le bassin du Dragon est voisin de celui de Neptune si j’ai bonne mémoire ?
— Je comprends votre pensée. Le bassin de Neptune jouxte à peu de chose près le boulevard de la Reine, presque en face du Trianon Palace. Avant votre arrivée je l’ai dit à Lemercier mais ce serait justement un peu trop facile et comme nous ignorons les moyens de surveillance de l’ennemi mieux vaut jouer les touristes.
— Qui vous dit que nous ne serons pas repérés ? avança Vernois. Des Versaillais qui sont tout à coup pris d’une folle envie de visiter un château qu’ils connaissent par cœur !
— Il ne vous arrive jamais d’y aller rêver à nos grandeurs passées ?
— Si… de temps en temps !
— Vous voyez bien ! Messieurs, je suis désolé de vous recevoir si brièvement mais il est temps de partir. On se retrouve tous dans le bosquet de l’Arc de triomphe à l’extrémité voisine du bassin où l’on se partagera les places selon les directives du commissaire… Vous êtes armés, je suppose ?
Ils l’étaient et l’on se sépara. Aldo et Adalbert partirent les premiers et rejoignirent Karloff pour lui dire qu’au fond on n’avait pas tellement besoin de lui sinon pour les emmener au château, ce qui ne faisait pas une longue course. Cependant, quand on lui eut expliqué l’affaire il décida d’aller se poster à onze heures au bout de la rue des Réservoirs, près du théâtre Montansier et non loin de la grille du Dragon.
— Grimpez, messieurs, je vous lâche au château ! déclara-t-il.
Quelques minutes plus tard les deux amis traversaient l’immense cour d’honneur à quelque distance l’un de l’autre. Morosini se dirigea vers l’entrée des bâtiments royaux et Vidal-Pellicorne vers celle qui ouvrait directement sur les jardins. Il franchit les « passages des bois » donnant sur les parterres du Midi, ce qui l’obligea à contourner presque tout le château pour rejoindre les parterres du nord que prolongeaient les deux bosquets derrière lesquels se trouvent les bassins du Dragon et de Neptune.
Chacun des auxiliaires bénévoles de la police joua avec un tel talent son rôle en flânant de façon si convaincante qu’il était plus de six heures quand on se retrouva devant le majestueux ensemble voulu jadis par Le Nôtre mais qui était alors en assez mauvais état : l’arc à trois portes de ferronnerie dorée n’avait plus guère de dorures non plus que les fontaines latérales dédiées à la Victoire et à la Gloire, ainsi que les quatre obélisques achevant un ensemble plein de noblesse mais qui, dans son décor forestier, se revêtait en cette fin d’un jour pluvieux d’une intense mélancolie. Son voisin, le bosquet des Trois Fontaines, n’était pas mieux loti : mousse, rouille et vert-de-gris…
— Dire, soupira Olivier de Malden que ces merveilles ont tellement besoin d’être réparées et qu’un imbécile est en train de saboter une exposition dont nous étions en droit d’espérer une belle somme !
— Jusqu’à présent nous n’avons pas à nous plaindre, fit remarquer le général : les foules se pressent pour visiter. Le fait que le Petit Trianon soit devenu scène de crime ne décourage personne. Au contraire. Voyez ! Ce que nous espérions un succès tourne au triomphe…
— À condition que l’on ne nous oblige pas à fermer ! grommela Crawford en fouillant dans ses poches à la recherche de son étui à cigares.
— Il y a quelques années un meurtre s’est perpétré au Louvre au département des Antiquités égyptiennes, rappela Adalbert : les foules se sont ruées chez nous. Il en est venu de partout : d’Europe occidentale d’abord et même des États-Unis ! Rien de plus excitant que l’odeur du sang ! Vous pourriez même jouer les prolongations… Je parie pour un débarquement massif des Américains…
— Et si les prêteurs de joyaux et autres pièces précieuses les retirent ?
— En ce qui me concerne ce n’est pas mon intention, émit Aldo, ni celle de mon beau-père, que j’ai eu au téléphone. Peut-être même viendra-t-il voir ce qu’il en est. Il a reçu l’assurance d’une surveillance accrue de la police avec des renforts venus de Paris.
— C’est on ne peut plus vrai, dit le général. Je suis retourné à l’exposition ce matin avant de vous rejoindre chez Lemercier : les vitrines sont gardées nuit et jour par des hommes en armes.
Adalbert se mit à rire :
— Bougrement séduisant pour le vulgum pecus ! Les visiteurs doivent avoir l’impression de faire de la figuration intelligente pour un film…
— Messieurs, messieurs ! rappela Morosini. Nous sommes ici pour essayer de piéger un assassin. Ce n’est pas le moment de tenir une conférence contradictoire !
— Il a raison ! approuva Crawford. Allons prendre nos places ! Qu’est-ce que Lemercier a décidé ?
— Messieurs Morosini et Vidal-Pellicorne dans ce bosquet tandis que le général, vous et moi nous installerons aux Trois Fontaines. Séparons-nous !
La végétation qui servait d’écrin à l’Arc et à ses fontaines muettes était aussi dense que celle d’un bois. Aldo et Adalbert allèrent se poster derrière les arbres et fourrés les plus proches du lieu du rendez-vous de façon à voir sans être vus. Le soir tombant rendait l’endroit plus obscur, au point de ne pas pouvoir lire l’heure à une montre, mais les bassins eux étaient bien visibles. Au milieu de celui du Dragon, tout rond, le monstrueux animal agonisait transpercé par les flèches d’une foule d’amours chevauchant des cygnes accompagnés de dauphins. Derrière lui, en contrebas, le très large bassin trilobé de Neptune voyait jaillir le dieu des mers, armé de son trident, avec Océan et Protée que le crépuscule de ce jour pluvieux changeait en noires silhouettes vaguement inquiétantes.
— Je ne sais pas si tu as déjà vu, ici, le spectacle des Grandes Eaux ? demanda Adalbert.
— Non et je le regrette, mais cela ne s’est jamais trouvé.
— Dommage car c’est vraiment magique ! Ce lieu est celui où s’achève le spectacle. Le Dragon crache alors une fusée liquide d’environ trente mètres au milieu des jets moins importants des dauphins. Quant à Neptune il reçoit l’eau des fontaines qui sont au-dessus complétée par des jets verticaux. Tu n’imagines pas à quel point c’est magnifique… Aussi dans l’après-midi, quand il fait beau, c’est la promenade préférée des nounous et autres nurses avec leurs bambins. Elles entrent par la grille que tu aperçois là-bas. Malheureusement c’est assez humide dans le coin et quand il pleut comme aujourd’hui…
— Réjouis-toi, il ne pleut plus !
— Sauf dans ce satané bosquet ! Les arbres en ont encore pour un moment à nous dégoutter dessus. Quelle heure est-il ?
— J’ai l’impression d’avoir entendu sonner huit heures !
— Ce sacré Lemercier aurait pu nous réunir plus tard ! Tu te rends compte ? Encore trois heures à patauger là-dessous !
— Il y a là une grosse souche d’arbre. Viens la partager avec moi !
Appuyés l’un contre l’autre ils s’installèrent le plus confortablement possible en fumant des cigarettes et deux ou trois cigares. Il faisait frisquet au cœur de cette végétation mouillée et tenir quelque chose d’allumé entre les lèvres les réchauffait un peu. Le temps passa, lentement, peuplé seulement des bruits de la ville toute proche. Ni l’un ni l’autre n’avait envie de parler. Il leur semblait que s’ils ouvraient la bouche, ils laisseraient échapper leur chaleur intérieure Soudain, cependant, Adalbert étouffa un éternuement :
— À tes souhaits ! chuchota Morosini.
— Alors je souhaite un bain et un grog bouillants ! Tu n’as pas froid, toi ?
— Pas trop, non !
— Dire que c’est toi qui es sensible des bronches ! C’est le monde à l’envers ! grogna l’égyptologue en tirant son mouchoir dans lequel il officia aussi discrètement qu’il le pouvait, conscient que l’heure approchait et que ce n’était pas le moment de faire du bruit.
Enfin onze coups s’égrenèrent à l’église Notre-Dame.
À peine le dernier eut-il résonné qu’un pas décidé se fit entendre. La grille du Dragon grinça et les yeux des guetteurs perçurent la silhouette massive du commissaire qui s’avançait calmement, le chapeau enfoncé sur la tête et les mains au fond de ses poches. Le ciel s’était éclairci après la dernière pluie et les yeux habitués des observateurs voyaient presque comme si la lune eût été pleine.
Le policier arrivait au bord du bassin quand surgit de nulle part – personne ne le vit arriver ! – un groom d’hôtel. On l’entendit demander s’il avait bien affaire à M. Lemercier et sur sa réponse affirmative, lui tendit une lettre.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda le commissaire.
Mais, sans répondre, le gamin fit demi-tour, prit ses jambes à son cou et disparut par la grille restée ouverte. Adalbert fit un mouvement pour s’élancer derrière lui mais Aldo le retint d’une main vigoureuse :
— Reste tranquille ! On ne doit bouger qu’en cas de danger. Et puis tu ne le rattraperais pas.
Pendant ce temps, Lemercier sortait une lampe électrique de sa poche et décachetait la lettre. Il fut vite évident que le texte n’en était pas à son goût car, dans la lumière de sa lampe, les guetteurs le virent nettement s’empourprer tandis qu’il se mettait à jurer le nom de Dieu avec une fureur qui n’avait rien de religieux. Et soudain :
— Nous sommes joués ! cria-t-il. Sortez, vous autres !
Aldo et Adalbert le rejoignirent les premiers. Il leur tendit la lettre et la lampe :
— Tenez, lisez !
Fine, serrée, l’écriture était petite mais bien lisible. On n’eut aucune peine à la déchiffrer :
« Avez-vous vraiment cru pouvoir me prendre à un piège aussi grossier ? Vous me décevez, commissaire ! À présent il ne vous reste plus qu’à vous rendre au bosquet du Rond Vert. Vous y trouverez ma réponse. Le Vengeur de la Reine. »
Morosini eut un sourire de mépris pour la signature grandiloquente à souhait :
— Curieuse cette manie qu’ont les criminels de vouloir parer de romantisme leur cruauté et leur appétit de lucre !
— Moi je dis qu’il se fout de nous ! traduisit sobrement Adalbert.
— Et moi qu’il me paraît étrangement renseigné, ajouta Crawford qui venait de les rejoindre. Quelqu’un a parlé… ou alors les murs du commissariat ont des oreilles !
— C’est ce que je vais faire en sorte d’apprendre ! gronda le policier dont le regard revint se poser comme par hasard sur ses anciennes victimes. Pour l’instant, allons voir ce que c’est au juste que cette réponse…
Le bosquet du Rond Vert faisait suite à celui des Trois Fontaines. Il avait été jadis le théâtre d’eaux, véritable salle de spectacles aquatiques où s’était épanoui l’art de Le Nôtre mais aussi celui des Francine, les fontainiers de Louis XIV. Il n’en restait rien qu’une vaste circonférence de gazon entourée d’arbres centenaires dont les ombrages étaient recherchés par les jours chauds de l’été. On y fut en peu de minutes et, là, point ne fut besoin de chercher : étendu sur le ventre, les bras en croix et bien visible, un cadavre poignardé à travers un masque noir signait tragiquement le grand cercle herbu.
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