— Que croyez-vous que je fasse de mon temps ? brailla-t-il. J’y ai pensé avant vous, mon cher monsieur ! Le gamin a été interrogé : c’est l’un de ceux du Palace, et hier, en venant prendre son service, il a trouvé dans la poche de son uniforme la lettre, un mot indiquant ce qu’il convenait d’en faire et un billet de banque. Le correspondant anonyme ajoutait qu’il en aurait autant une fois sa mission accomplie. Ce qui s’est passé… Alors laissez-moi travailler en paix !

Sachant pertinemment comment la question serait reçue, on se garda sagement de demander le nom du garçon.

— S’il l’a trouvé, j’y arriverai aussi ! assura Adalbert. Je vais m’en occuper pas plus tard que maintenant ! Va à ton Comité…

C’était à tout cela qu’Aldo songeait en arpentant les rues de Versailles avec Plan-Crépin et ses pensées n’avaient pas meilleure mine que le visage pâle, digne et douloureux de Liouba… L’idée qu’un malheur ait pu toucher cette force de la nature qu’était Karloff le bouleversait : il se voyait si péniblement venir l’annoncer à sa veuve !

Personne ne manquait quand ils arrivèrent. Le comité actif se composant d’une quinzaine de personnes, un léger brouhaha voguait sur l’enfilade des salons de la comtesse mais c’était dans le dernier que l’on se tenait. En dépit de ses soucis, Aldo fut sensible au décor. La demeure de Mme de La Begassière était ravissante avec ses boiseries peintes dans un vert céladon rechampi d’or, ornées de trumeaux et de dessus de portes dus au pinceau de Boucher ou de Greuze. Des meubles de bois précieux voisinaient avec des sièges tendus de satin brodé aux couleurs mourantes. Des laques de Chine, des terres cuites de Clodion tenaient compagnie à un délicieux clavecin peint au vernis Martin de personnages chinois. Les vases débordaient de roses pourpres et de pivoines blanches. Les tapis étaient de soie, les lustres de cristaux étincelants et, quand il rejoignit les autres dans la bibliothèque, Aldo put admirer les rayonnages de livres reliés du même cuir havane frappé d’or.

— En vérité, dit-il en baisant la main de son hôtesse, votre maison est une merveille, comtesse, et si je n’habitais Venise je crois que je viendrais m’installer ici. C’est peut-être la dernière ville où l’on peut vivre en rêvant.

— Surtout quand on pense à ce que l’absurde révolution et les grandes idées du bon roi Louis-Philippe ont fait comme dégâts, on s’émerveille en imaginant ce que cela serait s’ils n’étaient pas passés par là ! s’écria Gilles Vauxbrun abandonnant momentanément sa position penchée au-dessus de la bergère où était assise la belle Léonora.

— Tu n’aurais pas dans l’idée d’acheter une babiole ici ? fit Aldo en riant. Ce qui m’étonne même, c’est que tu ne l’aies pas déjà fait.

— Ça pourrait venir !

Les arrivants firent leur tour de salon, acceptèrent une coupe de champagne et s’intégrèrent au groupe mais il fut vite évident que, en dépit du décor, de l’accueil souriant de l’hôtesse et de la peine qu’elle se donnait pour détendre l’atmosphère, celle-ci demeurait lourde. Les meurtres à répétition pesaient sur elle. Seul Vauxbrun rayonnait mais celui-là était amoureux et savourait la proximité de sa belle. Il la respirait littéralement.

Ce fut au point qu’à peine réunis autour de la table raffinée où se côtoyaient assiettes de la Compagnie des Indes, couverts de vermeil et verrerie gravée d’or, le sujet qui hantait tout le monde fut lancé par Crawford sitôt expédiée une timbale de ris de veau aux asperges cependant divine :

— J’en demande humblement pardon à notre charmante hôtesse, fit-il de sa voix grave, mais il me semble que nous courons à une catastrophe. Si j’en crois les nouvelles de ce matin, nous en sommes à quatre morts…

Aldo ouvrit la bouche pour ajouter : « et un disparu » mais la referma, le colonel ne s’étant pas volatilisé depuis assez longtemps pour avoir droit à ce titre. En outre, il ne servirait qu’à ajouter au trouble évident de certains membres, comme la maîtresse de maison par exemple qui visiblement souhaitait être déchargée le plus vite possible de la fonction de présidente qu’elle était en train de prendre en horreur. Dans l’esprit de l’aimable femme, ce déjeuner prenait les couleurs tristounettes de ces festins offerts après un enterrement. Le préambule l’enchanta car elle s’attendait à ce que l’Écossais demande en conclusion la fermeture pure et simple de l’exposition. Or elle comprit qu’il n’en était rien, la catastrophe évoquée n’ayant d’autre but que de demander un renforcement des défenses de Trianon et des jardins.

— Comment l’entendez-vous ? questionna Vernois d’un ton aigre. Des chevaux de frise ? L’armée ? Des kilomètres de barbelés ?

— Pourquoi pas un ou deux canons ? fit Elsie Mendl en riant. Le petit château de Marie-Antoinette me paraît fort bien protégé par la police et la gendarmerie avec une efficacité qui n’exclut pas la discrétion… Cela dit, notre ami Crawford devrait nous expliquer de quelle manière il voit un renforcement de défense ?

— Par l’intérieur, si j’ose dire… Et là le professeur Ponant-Saint-Germain pourrait nous être d’une grande utilité puisqu’il connaît mieux que nous tous réunis ce qui a pu constituer les entours de la Reine durant sa vie.

Occupé à pourchasser une pointe d’asperge oubliée dans son assiette, l’interpellé marmotta quelque chose d’incompréhensible qu’il ponctua – Dieu sait pourquoi ! – d’un petit rire. On le regardait mais il n’en parut pas troublé, s’essuya soigneusement la bouche à l’aide de sa serviette, acheva son verre de chablis, poussa un soupir de satisfaction et laissa poser sur la tablée un regard satisfait :

— Vous avez besoin de moi ?

— Je crois, oui. Il nous faut demander à M. Pératé, l’aimable conservateur, qu’il consente à nous confier la liste du personnel du château, des jardins, du parc, et des Trianons. Vous l’examinerez et nous signalerez les noms qui ont un rapport quelconque avec Marie-Antoinette. Il se peut qu’il n’y en ait plus d’autres mais il se peut aussi qu’il en reste encore et ceux-là il faut les retirer momentanément de la circulation et les protéger. Moyennant quoi, nous aurions peut-être droit à un peu de tranquillité…

— Hé là, doucement ! grogna celui-ci. Je ne sais pas tout, moi ! En trente-sept ans d’existence de la Reine, il en est passé du monde auprès d’elle !

— Il ne s’agit pas de remonter à l’enfance. Les gens dont elle a eu à souffrir ne se sont guère manifestés avant le 5 octobre 1789, date à laquelle Versailles a été envahi par le peuple de Paris…

— Ah, vous trouvez, vous ? Il y en a eu avant ! Que faites-vous de l’affaire du Collier ?

— Ses protagonistes n’ont pas eu de descendants ni d’homonyme. Il n’existe plus de La Motte-Valois, ni de Reteau de Villette, ni de… Cagliostro, ni de…

— Il existe toujours des Rohan, ricana Ponant-Saint-Germain en soulevant son verre vide afin qu’on le lui remplisse.

Cette fois Aldo se lança dans la bataille :

— Si l’on évitait de dire n’importe quoi ? Outre que le cardinal Louis n’a jamais voulu nuire à la Reine qu’il aimait, qu’après sa mort la famille a payé le collier volé par Mme de La Motte jusqu’au dernier centime, je vois mal l’un de ses membres se mêlant aux visiteurs pour assassiner de bien modestes employés du château !

— Ne croyez-vous pas qu’il serait plus simple de laisser tomber ? dit timidement Mme de La Begassière.

— Ah non ! protesta Mme de Vernois. Vous avez vu la foule qui se presse chaque jour aux grilles pour visiter notre exposition ? C’est une merveille, il faut bien l’avouer, et des dizaines d’années passeront peut-être avant que l’on puisse la recommencer…

— Et ce n’est pas près de finir, s’écria Gilles Vauxbrun. Je sais de source sûre que chaque paquebot qui arrive au Havre débarque des Américains et pas des moindres. Ce qui est normal si l’on se souvient que notre président d’honneur est Rockefeller. Allons-nous leur fermer les grilles au nez ?

Il venait de parler avec une nervosité qui fit dresser l’oreille à Morosini. Se penchant par-dessus Clothilde de Malden assise entre lui et son ami, il demanda :

— Il y en a une que tu connais ?

— Oh oui, répondit l’antiquaire en levant les yeux au plafond. Diana Lowell par exemple ! Elle aurait voulu assister à l’inauguration mais elle a eu un empêchement. Elle arrive après-demain ! ajouta-t-il avec un soupir accablé. Qui fit sourire Aldo : Mrs Lowell, de Boston, était le cauchemar que le pauvre Gilles avait ramené l’an passé de leur voyage en Amérique{7}. Pour obtenir qu’elle lui vende le fauteuil de bureau de Louis XV qu’elle venait de recevoir par voie de succession, Vauxbrun avait dû dépenser pendant près de deux mois des trésors de diplomatie, palabrer durant des heures comme un Sioux en face d’un Iroquois. La seule différence était le décor : au lieu d’un feu de conseil, c’était une sorte de boudoir tendu de satin rose. Quant au calumet, la dame le remplaça par un déluge de thé noir comme de l’encre pour faire passer les sandwiches au concombre que le Français exécrait. Encore n’avait-il pu emporter son fauteuil qu’accompagné de Dame Lowell à laquelle il avait dû promettre de vendre un petit bonheur-du-jour ayant appartenu à la marquise de Pompadour, sa passion. Aussi l’avait-il raccompagnée au Havre avec un intense sentiment de délivrance quand le Léviathan avait doublé les passes du port. Et voilà qu’elle revenait ! C’était l’angoisse !

La mine morfondue de son ami fit rire Morosini :

— Mon pauvre vieux ! Ça c’est la tuile ! En t’écoutant raconter ton séjour chez elle il m’est arrivé de me demander si elle ne cherchait pas à se faire épouser ?

— Tu es malade, non ?

— Oh, mais c’est très amusant ! fit Clothilde de Malden qui aurait dû user d’une force d’âme surhumaine pour ne pas écouter. Et comment est-elle cette dame… si ce n’est pas indiscret ?

— Pas du tout, maugréa Vauxbrun. Elle est riche comme un puits et laide en proportion ! Je vais vivre des jours douloureux, soupira-t-il avec un regard langoureux à l’intention de Léonora Crawford placée en face de lui.

— Je ne vois qu’une solution pour toi, c’est la fuite. Tu vas l’accueillir à Saint-Lazare avec un bouquet de roses, tu lui baises les mains, tu la mets dans un taxi et tu en prends un autre à destination de la gare de Lyon où tu t’embarques pour Rome… ou pour Venise ! Tiens, va donc voir Lisa ! Elle t’aime bien et elle comprend tout ! Sauf, ajouta-t-il en lui-même avec mélancolie que j’ai besoin d’elle au moins autant que mon fils !

— Je n’ai aucune envie de m’éloigner malgré le fait que j’aime ta femme infiniment. Il y en a d’autres qui viennent et qui sont des clients. Et puis… il y a Pauline, conclut-il plus bas mais sans cesser de regarder lady Crawford.

Aldo reposa son couvert dans son assiette avec un rien de nervosité :

— Pauline ? fit-il.

— Belmont ! Tu ne l’as pas oubliée, je pense ?

— Non, bien sûr…

Sa voix était brève mais Vauxbrun, repris par un sujet qui lui avait été cher jusqu’à sa rencontre avec Léonora, ne s’en aperçut pas et continua sur le mode lyrique :

— Au fait, t’ai-je raconté qu’après le drame de Newport elle m’a rejoint à Boston afin, m’a-t-elle dit, de m’aider à supporter ma pénitence ? Grâce à elle j’ai trouvé Diana Lowell presque supportable, et même…

— Si nous cessions cet aparté qui ne peut qu’ennuyer Mme de Malden, coupa Aldo sèchement.

— Oh, mais vous ne m’ennuyez pas, bien au contraire ! fit gaiement la jeune femme. Quand Olivier était attaché d’ambassade à Washington, nous avons rencontré des Belmont. Une des plus importantes familles new-yorkaises, il me semble. Et très pittoresque !

— Absolument, reprit Gilles redevenu enthousiaste. Mais je les connais moins que Morosini. Il a séjourné dans leur propriété de Rhode Island qui ressemble en plus petit au château de Maisons-Laffitte…

— Nous sommes allés aussi à Newport pendant la season ! C’est assez incroyable cette collection de châteaux, voire de palais copiés en France, en Angleterre ou en Italie ! Quant aux fêtes que l’on y donne, elles peuvent être sublimes ou délirantes selon le sens artistique de leurs propriétaires. Je me souviens d’avoir assisté…

La conversation se situant à présent entre elle et Gilles, Aldo put s’isoler avec lui-même afin d’essayer d’évaluer la résonance éveillée par le nom de Pauline Belmont. Sa mémoire la lui restitua instantanément telle qu’elle lui était apparue pour la première fois sur le pont du paquebot Île-de-France peu après l’appareillage au Havre. Longue forme aristocratique suprêmement élégante dans un ensemble gris fumée que complétait en la nimbant la grande écharpe de mousseline nuageuse drapée autour de sa tête sans chapeau, la chevelure noire lustrée comme la robe d’un pur-sang, nouée sur la nuque en chignon bas, les yeux gris, la bouche très rouge, charnue, trop grande mais attirante comme le péché, corrigeait l’harmonie sage d’un visage étonnamment expressif. Veuve depuis peu d’un baron autrichien porté sur la boisson, Pauline s’en retournait alors vers sa belle maison de Washington Square à New York pour y reprendre une vie plus conforme à ses goûts artistiques et retrouver son atelier de sculpture, un art qu’elle pratiquait avec talent.