Et la porte s’ouvrit.

À l’intérieur, il y avait le matériel nécessaire pour pratiquer la sculpture : une sellette supportant un bloc de glaise sèche où s’ébauchait une forme dont il était impossible de déterminer la nature : cela pouvait aussi bien être un champignon qu’une future tête et sans doute la mort avait-elle empêché l’artiste de s’exprimer davantage. Un artiste qui, à leur surprise, n’était pas dépourvu de talent. Il y avait entre autres une main à l’index levé posée sur un coffre auprès d’une tête de jeune homme, plusieurs bas-reliefs inspirés de l’art romain, un faune jouant de la flûte et, surtout, sur une colonne tronquée, un buste plus grand que nature de la défunte épouse. Quelque peu idéalisée sans doute : elle semblait moins acariâtre que sur la toile peinte. Et puis les épaules nues qui avaient dû être longuement caressées étaient polies jusqu’à la luisance ainsi d’ailleurs que les seins lourds entre lesquels le pendentif était reproduit au triple de ses dimensions réelles. Sur son support l’œuvre placée au fond de la pièce dominait le reste, encadrée par deux candélabres portant des vestiges de cierges. Il n’était pas difficile de deviner qu’elle était l’idole à laquelle le sculpteur rendait certainement un culte. Florinde, en effet, ressemblait à quelque déesse barbare. Une sorte de tiare conique la grandissait encore :

— Elle n’était pas belle, murmura Adalbert, mais elle devait avoir un corps superbe et cet homme a dû être son esclave…

— Ce ne sont pas toujours les femmes les plus jolies qui attirent l’amour et le désir d’un homme, fit Aldo. Ce que je comprends moins c’est pourquoi Caroline se réfugiait à deux pas de cette chose aux dates fatidiques, ajouta-t-il en désignant un divan avec trois coussins et une couverture de fourrure…

— Pas assez riche pour s’offrir un hôtel ! Et c’est sans doute la raison pour laquelle, ce soir, tu l’as trouvée dans le jardin. Ce que je me demande, en revanche, c’est ce que l’adorateur de cette femme a pu faire de ce foutu joyau et pourquoi il n’a pas accédé à son désir de le lui laisser dans la tombe ?

— Je suis d’accord avec toi, même si je peux deviner. Le bijou, outre sa beauté, devait garder pour lui l’odeur de sa peau.

— Ce qui veut dire qu’il a dû le cacher quelque part… à moins que depuis sa mort quelqu’un n’ait réussi à le voler. En tout cas, c’est dommage que Lemercier n’ait eu aucune raison de fouiller la maison et ses dépendances. J’aurais aimé voir sa tête devant ce chef-d’œuvre… dont je ne m’explique pas pourquoi Caroline ne s’en est pas débarrassée ainsi que de l’affreux portrait ?

— Une sorte de fascination peut-être ? Bon ! Assez tergiversé ! Ce que le commissaire n’a pas fait, nous on va s’en charger et profiter du sommeil de cette belle enfant pour passer la maison et l’atelier au peigne fin. On a la nuit entière pour ce faire et au jour j’irai chercher un taxi pour ramener ta protégée à l’hôtel…

Aldo partit d’un éclat de rire :

— Décidément tu n’as pas envie de me laisser seul avec elle !

— On ne prête qu’aux riches, mon bon, et je te connais trop bien… Au boulot !

Cela leur prit deux bonnes heures à la suite desquelles ils se retrouvèrent dans la cuisine, assis de part et d’autre de la vieille table de chêne tandis que passait le café qu’Aldo venait de préparer. Ils en avaient grand besoin : la recherche s’était révélée décevante. Épuisés, ni l’un ni l’autre ne parlaient, comme s’ils craignaient de rompre le bienheureux silence dans lequel baignait à présent la maison.

— Notre arrivée a dû décourager l’esprit frappeur, dit enfin Adalbert en tournant dans sa tasse une cuillère rêveuse. Mais pour combien de temps ?

— Jusqu’à ce soir sans doute… À moins qu’il ne se passe rien si Mlle Autié n’y est pas ?

— C’est ce que je te propose de venir voir : on la ramène à l’hôtel, on la confie à Tante Amélie et à Marie-Angéline et nous revenons à la tombée de la nuit. On prendra la garde à tour de rôle.

— Tu crois qu’elle acceptera ? Souviens-toi que jusqu’à ce soir elle a toujours refusé ?

— Oui, mais elle vient d’avoir très peur.

— Autre problème : l’hôtel est plein comme un œuf !

— Bah, je suis bien sûr que notre Plan-Crépin acceptera volontiers de partager sa chambre avec elle. On fera rajouter un lit… point final !

— Oui, mais ça ne durera qu’un temps. Tôt ou tard, il faudra qu’elle réintègre son logis. Elle y tient et c’est compréhensible !

— On fera ce qu’il faut ! Quitte à rendre visite à l’évêque de Versailles pour lui demander l’aide de son exorciste… Il n’y a aucun doute pour moi cette maison est ce que l’on appelle « visitée ». Une fois par an c’est supportable mais toutes les nuits c’est invivable !

— Et si on organisait une séance de spiritisme ? Je suis certain que Plan-Crépin nous arrangerait ça parfaitement. Avant de lui balancer de l’eau bénite, à cet esprit, on pourrait essayer de savoir ce qu’il veut !

— C’est une idée, approuva Morosini, et quelque chose me dit que Marie-Angéline pourrait avoir des talents de médium. Elle a quelquefois de ces inspirations !

— Tu veux rire ? Pieuse comme elle est – et même un rien bigote ! – elle va nous envoyer promener !

— Pas sûr ! À présent, prends ton courage à deux mains, tes jambes à ton cou et va nous chercher une voiture !

Adalbert parti, Aldo dénicha une valise qu’il emplit de son mieux et réveilla la jeune fille aussi doucement qu’il le put. Elle devait être épuisée car il eut de la peine à y arriver. Enfin, elle ouvrit des yeux encore tout ensommeillés et, sans doute trop lasse pour livrer le moindre combat, accepta de se laisser emmener, ne protestant même pas en voyant qu’Aldo avait préparé son bagage.

— S’il vous manque quelque chose, on viendra le chercher, assura celui-ci mais j’ai l’impression qu’il est urgent pour vous de prendre un vrai repos et je vous avoue ne pas comprendre que vous ayez pu dormir dans cet atelier cauchemardesque !

— Ah, vous y êtes allés ?

— Naturellement ! Votre grand-père avait du talent, mais pour quelle raison ne vous êtes-vous pas débarrassée de ce buste que je trouve, pour ma part, indécent et assez terrifiant !

— Je n’en ai pas le droit. Dans son testament mon grand-père a stipulé que l’atelier devait rester tel qu’il l’a laissé sous peine de me déshériter. Quand je me réfugiais là-bas je mettais un drap sur le buste mais, au matin, je le retrouvais à terre…

Un bruit d’échappement libre l’interrompit. Aldo en conclut qu’Adalbert revenait avec son Amilcar :

— Tu vas réveiller tout le quartier, reprocha-t-il. Tu sais quelle heure il est ?

— Un peu plus de quatre heures du matin… et je n’ai pas vu le moindre taxi. En revanche, j’ai une chambre pour Mlle Autié : celle de je ne sais quelle baronne atrabilaire qui a claqué hier soir la porte de la sienne en clamant qu’elle avait trouvé un cafard dans sa salle de bains ! Ce qui lui a permis de partir sans payer parce qu’elle a déposé délicatement le corps du délit sur le bureau du directeur.

— Elle avait dû le convoyer personnellement, fit Aldo en riant.

— Sans aucun doute, mais le malheureux a failli en faire une apoplexie.

On s’empila comme on put dans la petite voiture, Caroline à côté du chauffeur, la valise dans le spider, Aldo assis dessus et l’on regagna le Trianon Palace à une allure assez sage pour ne pas faire trop de bruit… C’était l’heure du ménage à l’hôtel et une femme de chambre conduisit la jeune fille à la sienne cependant que le portier prévenait Aldo et Adalbert que la marquise de Sommières désirait les voir dès leur retour…

Inquiets tout à coup ils se précipitèrent jusqu’à sa chambre dont elle ouvrit elle-même la porte : elle était blanche comme sa robe de chambre à rubans mauves :

— Je vous ai vus arriver de ma fenêtre. Plan-Crépin n’est pas avec vous ?

— Non, fit Aldo. Elle devrait ?

— Quand vous êtes partis hier soir, elle vous a suivis. Vous la connaissez : votre grand besoin si bien organisé de rejoindre vos lits a éveillé sa curiosité. Elle s’est « bâchée » et vous a filés !

— Telle qu’on la connaît on aurait dû s’en douter, grogna Vidal-Pellicorne. Où peut-elle être ?

— C’est ce que je voudrais savoir, murmura la vielle dame visiblement angoissée. Je n’aurais jamais dû lui permettre de participer à cette exposition : ça la rend folle !

— Ne vous faites pas de reproches, Tante Amélie ! Vous savez que lorsqu’elle a une idée en tête elle s’y accroche comme une arapède à son rocher… Elle était loin derrière nous ?

— Elle ne voulait pas vous perdre de vue. Or il faisait nuit et il pleuvait. Elle ne devait pas être à des kilomètres.

— Et nous n’avons pas rencontré âme qui vive, réfléchit tout haut Adalbert qui ajouta aussitôt : Mais j’y pense, quand nous sommes passés devant la maison du colonel Karloff, il y avait de la lumière. Quand elle y est arrivée derrière nous, Marie-Angéline a dû être fixée sur notre destination. Elle est peut-être entrée pour savoir si sa femme avait des nouvelles !

— Très juste ! approuva Aldo. On y va !

Mais quand Adalbert arrêta son bolide devant la maison des Russes il n’y avait trace d’aucune lumière ni d’ailleurs le moindre signe de vie. Aldo regarda sa montre :

— Il est trop tôt. J’aurais scrupule à troubler le sommeil sûrement fragile de cette malheureuse femme ! Si Karloff était revenu nous aurions trouvé autre chose que ce morne silence…

Ils restèrent assis un moment dans la voiture à regarder le ciel s’éclaircir puis se moirer de longues traînées roses. Aldo alluma une cigarette :

— L’aurore ! murmura-t-il après avoir rejeté la première bouffée. C’est, comme l’arc-en-ciel, une lumière que j’ai toujours aimée. Elle annonce en général une belle journée…

— Ou du vent ! grogna Adalbert occupé à bourrer sa pipe. Qu’est-ce qu’on fait à présent ?

— Aucune idée ! exhala Morosini avec lassitude. Toi non plus apparemment ?

— On peut patrouiller à vitesse réduite dans les rues de Versailles. Il y aura peut-être un indice ? Quelqu’un qui l’aurait remarquée… Tiens, voilà des hirondelles ! ajouta-t-il en désignant deux agents à vélo à qui leur grande cape avait valu ce surnom et qui piquaient droit sur eux.

Le premier arrivé toucha sa casquette plate en se penchant vers la portière côté passager :

— On peut savoir ce que vous faites là, messieurs ? demanda-t-il poliment.

— Nous partons, répondit Vidal-Pellicorne. Nous nous sommes avisés qu’il était peut-être un peu trop tôt pour rendre visite à une dame…

Le policier jeta un coup d’œil à la maison sans doute pour en vérifier le numéro :

— C’est Mme Karloff que vous veniez voir ?

— Exactement ! Elle est l’épouse d’un de nos amis disparus et…

— Vos papiers, s’il vous plaît.

— Voilà, fit Adalbert en tirant son portefeuille. Encore que je ne voie pas pourquoi il vous les faut ? Nous sommes animés des meilleures intentions.

— En ce cas vous allez nous aider, conclut l’homme tandis que son camarade, après avoir vérifié l’identité d’Aldo, actionnait vigoureusement la cloche du perron.

Morosini se sentit pâlir :

— Vous avez des nouvelles du colonel ? Il est…

— Mort, non. Mais il a été transporté il y a deux heures à l’hôpital avec une vilaine blessure à la tête…

Adalbert prit feu :

— Et c’est vous que l’on envoie prévenir sa femme ? Lemercier n’aurait pas pu envoyer une voiture ? Cette malheureuse va vouloir se rendre au chevet de son époux. Vous pensiez pouvoir la mettre sur le cadre de votre bicyclette ?

— Nous, on nous envoie porter les nouvelles mais on n’est pas chargés du transport !

— Eh bien, c’est une chance que nous soyons là ! conclut Adalbert en s’extrayant de son siège.

Apparemment, les habitantes de la maison avaient le sommeil plus lourd que prévu. Les agents carillonnèrent un moment avant qu’un volet ne s’entrouvre pour laisser passer la tête enveloppée d’un foulard de Marfa. En constatant qu’elle avait affaire à la police, la grosse femme se hâta de descendre mais en poussant des clameurs qui, succédant au tintement de la cloche, firent apparaître des têtes ébouriffées ou ornées de bigoudis aux fenêtres voisines.

— Va t’occuper de Mme Karloff ! conseilla Adalbert. Elle aura grand besoin de quelqu’un d’un peu chaleureux. Pendant ce temps, je vais chercher un taxi. Il faudra certainement les emmener toutes deux à l’hôpital et ceci n’est pas un autobus !

— Entendu.

Et Aldo emboîta le pas à l’« hirondelle » devant qui l’énorme servante déjà larmoyante ouvrait la porte. Il était temps. Quand ils pénétrèrent dans le couloir d’entrée, Mme Karlova descendait l’escalier en s’accrochant à la rampe et Marfa se ruait sur elle en déversant un flot de paroles en russe entrecoupées de signes de croix qui la firent chanceler. Sans hésiter Aldo la repoussa, s’empara du bras libre de Liouba afin de la soutenir solidement tandis qu’elle descendait les dernières marches. Elle leva sur lui des yeux chargés d’angoisse :