Par la suite, Adalbert devait se souvenir de cette séance de bridge comme d’une sorte de cauchemar. Jamais il n’avait joué aussi mal alors qu’en temps habituel il était d’une assez jolie force. Il perdit tout ce qu’il voulut et s’en excusa auprès de ses différents partenaires. Le plus malmené fut Crawford : tant qu’il eut l’Écossais en face de lui, Adalbert lutta contre l’envie de lui demander ce que faisait l’une des fameuses larmes de Marie-Antoinette dans la boîte à coton hydrophile de sa femme. Seule l’idée qu’il n’en savait peut-être pas plus que lui sur la question le retint mais la tentation était grande. À mesure que le temps passait à l’élégante horloge de parquet – souvenir du palais qui avait dû connaître les soins de l’industrieux Caron de Beaumarchais –, son énervement montait au diapason de son angoisse. Finalement il n’y tint plus : jetant ses cartes, il se leva et se mit à marcher dans la pièce avec agitation :

— Veuillez m’excuser tous ! exhala-t-il avec la fumée de la cigarette qu’il venait d’allumer, vous avez dû vous apercevoir que je ne suis bon à rien ce soir !

— Vous voulez dire ce matin ? fit Olivier de Malden en allant tirer les rideaux sur la plus radieuse des aurores. Il est cinq heures, messieurs. Quant à votre qualité de jeu, mon cher ami, elle a été moins mauvaise que vous ne le pensez pour la bonne raison que, tous, nous avons joué en dépit du bon sens. On ne va pas faire les comptes parce que je ne suis même pas certain que nous ayons joué au bridge. C’était du n’importe quoi ! Ah, Clothilde ! ajouta-t-il à l’adresse de sa femme qui entrait suivie d’un valet porteur d’un substantiel petit déjeuner, vous pensez toujours à tout ! Même que nous avons besoin de réconfort. Mais comment êtes-vous debout à pareille heure ?

— Simplement parce que je ne me suis pas couchée, répondit-elle en étalant une nappe blanche sur la table de bridge. Il était temps de vous apporter quelque chose de plus consistant que le contenu de ces bouteilles, ajouta-t-elle en désignant le cabaret aux verres anciens posé sur une console et dont les deux flacons s’étaient vidés au fil des heures. J’avais pensé à vous servir une soupe à l’oignon mais il y avait là un côté festif peu en rapport avec ce que vous vivez. Alors, café au lait ou chocolat ? Choisissez ! À présent je vous laisse !

Ce qu’elle leur offrait était si appétissant qu’ils reprirent leurs places pour y faire honneur. Adalbert surtout débordait de reconnaissance. Il se sentait comme un enfant apeuré qu’une bonne fée vient prendre par la main pour lui offrir le réconfort de son amitié. Pendant un moment ils mangèrent en silence tandis que diminuait le contenu des corbeilles de croissants, pains au lait, muffins et scones. Sans doute en l’honneur de l’Écossais !

Enfin, le général vida sa tasse, la posa et, après s’être essuyé les moustaches :

— Vous ne trouvez pas que c’est un peu long pour un échange ? Je commence à craindre le pire, tonnerre de Dieu !

— Moi, il y a longtemps que j’ai commencé ! Et ce satané commissaire qui n’appelle pas ! Je crois que je vais y retourner !

— Cela ne vous avancera à rien, sinon à faire les frais de son mauvais caractère ! dit Crawford avec une grimace de douleur parce que depuis quelques instants sa jambe malade le faisait souffrir. Agissez à votre guise, moi je rentre ! Vous me raconterez la suite de l’histoire !

Il se levait, cherchait sa canne mais Adalbert fut debout en même temps que lui :

— Je me demande si vous ne la connaissez pas mieux que nous, la suite de l’histoire, comme vous dites ?

— Moi ? Quelle mouche vous pique ? Me direz-vous par quelle illumination du Ciel je pourrais être mieux renseigné que vous ?

— Le Ciel n’a rien à y voir. Peut-être pourriez-vous nous expliquer…

Une suite de coups de sonnette frénétiques lui coupa la parole. Un instant plus tard, le commissaire Lemercier se matérialisait devant eux, blanc de colère et l’œil étincelant. Sans saluer qui que ce soit, il fonça droit sur Vidal-Pellicorne :

— J’avais raison de me méfier de vous, gronda-t-il, mais maintenant vous allez me dire où est passé votre brillant ami ?

— Ne deviendriez-vous pas complètement fou ? Qu’est-ce qui vous prend ? C’est bien vous qui l’avez expédié – peut-être au casse-pipe – sans avoir seulement daigné nous en informer ?

— Oh, pas de salades, mon bonhomme ! Ne jouez pas les vertus outragées. Si vous ne vous décidez pas à répondre à ma question… et un peu vite, je saurai, moi, vous faire parler !

— Avec quoi ? Les brodequins, l’eau, le fer rouge ? Espèce d’incapable ! S’il est arrivé quelque chose à Morosini…

Fou de rage, il levait le poing, prêt à frapper. Olivier de Malden s’élança entre les deux hommes et maintint Adalbert :

— Non ! Je vous en prie, calmez-vous, mon ami ! Vous le regretteriez ! Quant à vous, commissaire, votre attitude demande au moins une explication. Au cas où vous l’auriez oublié, je vous rappelle que vous êtes chez moi.

— Une explication ? cracha le policier avec mépris. Si vous la voulez, la voilà ! Votre joyeux copain n’est jamais arrivé au rendez-vous ! Le ravisseur l’attend encore !

— Qu’est-ce que vous dites ?

— La vérité ! Monsieur le prince Morosini, ce grand seigneur, parangon de toutes les vertus, s’est tranquillement fait la malle avec les bijoux qui lui étaient confiés ! Plus la voiture dans laquelle je l’avais embarqué moi-même ! Qu’est-ce que vous en dites ? Hahahaha !

Hors de lui, Adalbert venait de lui sauter à la gorge :

— Que vous êtes le plus fichu imbécile que la terre ait jamais porté. Il est sans doute mort à l’heure qu’il est, ou prisonnier, et vous, triple andouille, vous êtes là, à l’accuser simplement parce qu’un bandit insatiable a trouvé ce moyen pour s’en faire donner davantage ! Je vais vous apprendre moi…

Cette fois, il fallut les forces conjuguées d’Olivier et du général pour tirer des pattes d’Adalbert sa victime à moitié étranglée… et d’autant plus furibarde !

On eut quelque peine à ramener un semblant de calme, chacun des adversaires ne souhaitant visiblement que s’entre-tuer pour l’un, et pour l’autre fourrer l’ennemi dans un cul-de-basse-fosse en attendant son inévitable comparution en cour d’assises. Finalement chacun coincé dans un fauteuil sous la vigilance de deux gardiens, force resta à la diplomatie. Olivier de Malden prit la parole :

— J’ai toujours pensé, messieurs qu’un échange d’idées franc et clair était plus judicieux qu’un échange de coups de poing. Il se peut que j’aie tort mais on ne se refait pas et c’est le concept que l’on s’est efforcé de m’inculquer rue Saint-Guillaume ainsi qu’au quai d’Orsay…

— Vous ne pourriez pas abréger ? grogna Lemercier. J’ai du travail, moi !

— Nous aussi ! Abrégeons donc ! À qui espériez-vous faire croire, commissaire, que le prince Morosini a pris la poudre d’escampette avec des joyaux dont l’un lui appartenait, et l’autre à sa famille…

— Ce n’est pas la même chose. Je me suis renseigné : la collection Kledermann est l’une des plus importantes d’Europe et rien ne dit qu’elle tombera un jour dans l’escarcelle de votre Morosini ?

— Sa fille en héritera ! grinça Adalbert. Et qui dit sa fille…

— … ne dit pas qu’elle ne divorcera jamais ! Enfin, il y a ce magnifique collier à plusieurs rangs que la Reine affectionnait, m’a-t-on dit, et qu’elle portait fréquemment, et celui-là, aucune chance de se l’approprier sauf…

— En le volant ? glapit Adalbert aux épaules duquel s’accrochèrent aussitôt Crawford et Vernois pour l’empêcher de se lever. Vous n’allez pas me clouer sur ce siège jusqu’à ma mort et je vous jure que ce pâle crétin n’échappera pas, tout policier qu’il est, à la raclée que je lui réserve !

— Menaces caractérisées en public ? ricana son adversaire. Votre cas s’aggrave d’instant en instant !

— Si vous saviez ce que je m’en fous ! Au lieu de prendre pour argent comptant la parole d’un truand qui a sans doute trouvé un nouveau moyen de se procurer d’autres joyaux, vous feriez mieux de vous demander ce qui a pu arriver à Morosini. Car il lui est arrivé quelque chose : je vous en fiche mon billet !…

— Comme c’est vraisemblable !

— Plus vraisemblable que de l’imaginer filant je ne sais où en laissant une malheureuse fille aux prises avec un ravisseur sadique qui ne manquera pas de se venger sur elle ! Le croire un seul instant capable de commettre une telle vilenie, c’est l’insulter, et je ne l’admettrai jamais !

— Quand j’aurai prouvé que j’ai raison, vous serez obligé de l’admettre !

— Au lieu de chercher des preuves inexistantes, il serait plus utile d’essayer de le retrouver. Parce que si c’est à l’état de cadavre vous n’avez pas fini d’entendre parler de moi ! Je vais d’ailleurs m’occuper de vous sans plus tarder.

Et sautant sur ses pieds trop vite pour qu’on puisse le retenir, Adalbert sortit sans saluer personne, regagna l’hôtel de toute la vitesse de ses longues jambes, fit une toilette rapide, prévint Marie-Angéline de ce qui se passait en refusant de s’attarder, dégringola au garage, sauta dans sa voiture et prit à une allure d’enfer la route de Paris.

Trois quarts d’heure plus tard il se rangeait devant le 36, quai des Orfèvres et demandait à parler au commissaire principal Langlois…

En dépit de son impatience il s’attendait à parlementer ou, au mieux, à être prié d’attendre. Or, il fut introduit aussitôt dans un cabinet à peine moins sévère que celui qu’il connaissait déjà : en montant en grade Langlois était descendu de deux étages mais si son nouveau bureau était plus vaste et mieux meublé, il était peut-être plus encombré que le précédent.

Le policier n’y étant pas quand on le fit entrer, Adalbert se demanda un instant si c’était bien lui qu’il allait voir mais trois détails le rassurèrent : le tapis aux couleurs chaudes recouvrant le parquet – ciré cette fois ! –, la photographie du commissaire Langevin auquel Langlois vouait une sorte de vénération et le petit vase plein de bleuets et de giroflées posé sur un coin du solide bureau ministre, fonctionnel mais sans grâce. Deux minutes ne s’étaient pas écoulées que l’occupant des lieux entrait en coup de vent. Admirablement habillé selon son habitude – prince-de-galles gris et cravate assortie au bleuet de la boutonnière ! – Langlois visiblement préoccupé tendit à son visiteur une main soignée avant de lui désigner un siège :

— Vous arrivez de Versailles et les nouvelles ne sont pas bonnes, déclara-t-il d’entrée de jeu.

— C’est le moins qu’on puisse dire : Morosini a disparu et votre Lemercier l’accuse de vol en attendant de lui coller un meurtre sur le dos. C’est un cas celui-là !

— Calmez-vous d’abord ! Il est évident que vous êtes en rogne. Et notez au passage que ce n’est pas « mon » Lemercier. Maintenant, racontez en essayant d’être aussi clair et précis que possible !

— On va essayer… Vous êtes au courant du premier meurtre puisque nous nous sommes rencontrés chez Mme de Sommières ?

— Et des autres aussi. Dites-vous que ce qui se passe là-bas est trop grave pour que Paris s’en désintéresse.

— C’est déjà une bonne chose ! Où voulez-vous que je commence alors ?

— À l’enlèvement de Mlle Autié…

— Je vois. Et le marquis des Aubiers ?…

Constatant que Langlois fronçait le sourcil avec un signe de dénégation, Adalbert raconta l’accident du marquis, sa propre visite nocturne chez Ponant-Saint-Germain, la découverte de l’extrait du journal de Léonard, la soirée chez Crawford et ce qui s’était ensuivi. Enfin la disparition d’Aldo et sa dramatique conséquence à laquelle il apporta un corollaire personnel :

— Je vous jure que je tiendrai parole. Si Morosini n’est pas retrouvé vivant, Lemercier prendra la raclée de sa vie, dussé-je la payer par de la prison.

— Je ne pense pas que vous y trouveriez une grande consolation. Pour ma part, j’en serais sincèrement désolé. L’ennui c’est qu’officiellement je n’ai pas le droit d’intervenir dans les affaires de la police de Versailles…

— Comment faites-vous dans ce cas pour être si bien renseigné ?

Pour la première fois un faible sourire étira les lèvres minces du policier :

— Depuis l’inauguration de cette damnée exposition, je me suis arrangé pour y avoir des yeux et des oreilles. Malheureusement, leur propriétaire légitime n’a pas le don d’ubiquité et ce que vous venez de m’apprendre arrive à point pour éclairer ma lanterne. Vous n’avez pas parlé à Lemercier de la feuille de papier trouvée chez Mlle Autié ni de la découverte de lady Mendl ?

— Pour qu’il nous arrête tous les deux ? Moi pour effraction nocturne et elle pour avoir fouillé la propriété d’autrui ? Je ne suis pas fou !