À peine la voiture se fut-elle arrêtée dans la cour de l’hôtel familial que Plan-Crépin en jaillit et se rua à l’intérieur. Morosini la suivit plus calmement, s’étonnant de ne pas entendre, tandis qu’il traversait l’enfilade des salons, sa voix perchée lancée dans un reportage en forme de philippique sur les événements de Trianon. Tante Amélie serait-elle absente ? L’écho de son contralto vint le rassurer :

— C’est parfait ! À présent calmez-vous !

Elle était là, en effet, posée sur son trône en rotin de Manille garni de coussins en chintz fleuri au milieu de son jardin d’hiver, une coupe de champagne à la main selon le rituel. Car c’en était un : à partir de cinq heures du soir, la marquise de Sommières qui détestait le thé, le remplaçait par ce qu’elle appelait « la boisson des rois », la partageant d’ailleurs volontiers avec quiconque se présentait chez elle à cette heure sacrée. En arrivant près d’elle, Aldo reçut la coupe que venait de lui servir Marie-Angéline. Il la prit après avoir baisé les doigts minces sortant de mitaines de chantilly blanches et ornés d’une petite fortune en diamants :

— Assieds-toi là et prends le temps de te remettre !

— Oh, je suis complètement remis, Tante Amélie ! J’en ai eu le temps pendant le voyage de retour. L’idée de changer de voiture ne vous traverse jamais l’esprit ?

— Changer une pièce de collection contre un assemblage de tôles sans âme pour le plaisir d’arriver un quart d’heure avant les autres… ou ne pas arriver du tout sinon à l’hôpital ? Ce serait briser le cœur de mon vieux Lucien… et même le mien si tu veux le savoir. En tout cas et à propos de collections te voilà bien payé de ta générosité ! Tu aurais mieux fait d’imiter ton beau-père et de charger ton secrétaire de convoyer tes cailloux.

— Non. Dès l’instant où ils sortent de leur coffre, je veux pouvoir les surveiller… et puis je pensais que vous seriez contente de me voir ?

Elle prit le face-à-main garni d’émeraudes qui pendait au milieu de ses sautoirs de perles pour considérer un instant son petit-neveu puis sourit :

— Comme si tu ne le savais pas ? fit-elle avec une tendresse qu’elle laissait rarement percer. Et je le ferai remarquer que tu ne m’as pas embrassée.

— Il semble que votre coiffeur soit venu aujourd’hui et j’ai craint d’offenser ce magnifique édifice capillaire, sourit-il en désignant le coussin de cheveux argentés traversé de mèches rousses qui faisait ressembler la marquise à Sarah Bernhardt dans son temps de gloire. Mais si vous m’y invitez…

Il se leva pour poser un baiser sur la joue poudrée de la vieille dame qui lui en rendit un bien claquant :

— Hmm ! C’est toujours un plaisir d’embrasser un beau garçon ! émit-elle avec satisfaction. À présent où en étions-nous ?

— Vous disiez que…

Il n’eut pas le temps de poursuivre : Cyprien, le maître d’hôtel, apportait une carte de visite sur un petit plateau d’argent. Mme de Sommières la prit et eut une exclamation de joie :

— Qu’il entre, mon Dieu ! Qu’il entre vite !

Un instant plus tard, le commissaire divisionnaire Langlois faisait dans le jardin d’hiver une entrée saluée par trois sourires. Le cheveu poivre et sel, grand, mince, élégant dans un costume bleu marine éclairé à la boutonnière d’un bleuet « blue bachelor », celui que l’on appelait « le dandy du quai des Orfèvres » vint s’incliner sur la main de la marquise, puis sur celle de Marie-Angéline qui en rougit de plaisir et finalement serra celle d’Aldo :

— Heureux de vous revoir, Morosini ! Mais je le serais plus encore si vous ne traîniez pas toujours après vous des histoires impossibles ! On dirait que vous les attirez…

— Je n’attire rien, mon cher. Elles me tombent dessus toutes seules ! Comment imaginer qu’un policier borné me suspecterait de je ne sais quoi dans une manifestation où je fais partie des membres bienfaiteurs ! Mais comment, diable, êtes-vous ici ?

— Ça, expliqua la marquise, c’est le travail de Plan-Crépin ! Elle m’a téléphoné de Versailles pour me raconter ce qui se passait, après quoi j’ai appelé mon vieil ami Langevin, votre « bon maître », mon cher Langlois, pour lui demander un conseil… et voilà que vous vous dérangez ! C’est vraiment trop gentil.

— L’an passé, votre neveu s’est « dérangé » de beaucoup plus loin pour venir me donner un coup de main. C’est donc bien naturel ! Comment va la princesse Lisa ?

— Elle pouponne ! ronchonna Aldo. Tellement même qu’il m’arrive de me demander si j’existe encore !

— Cela ne vous fait pas de mal ! dit le policier en riant. Les femmes vous ont toujours trop gâté ! Cela dit, parlons de ce qui m’amène ! Et d’abord ne commettez pas l’erreur de prendre mon collègue Lemercier pour un imbécile. Il a un caractère effroyable – on l’a surnommé le vieux « Dur-à-cuire » – mais c’est un excellent policier doué d’un flair certain…

— Alors il doit être enrhumé ! grogna Aldo rancunier. J’étais à un kilomètre du boudoir de la Reine comme du lieu du crime. En outre – et, en admettant que j’aie agi par personne interposée comme l’a suggéré votre limier -, je cherche encore quel intérêt pourrait présenter pour moi un bijou séduisant sans doute mais faux, ainsi que l’a confirmé Chaumet ! Pour me classer au nombre des coupables éventuels, il lui a suffi d’une idée géniale : je suis vénitien, de même que le loup de velours cloué dans le dos de ce pauvre type dont j’ignore tout…

— Il s’appelait Gaspard Tison et il travaillait aux Archives de Versailles, le renseigna Langlois.

— Il n’était pas sur la liste des invités, glapit Marie-Angéline. Si donc il était là, c’est avec l’une de ces fausses invitations si bien imitées dont nous ne savons pas d’où elles sortent. L’imprimeur, que Mme de La Begassière a appelé au téléphone, est formel : il en a tiré trois cent quarante, pas une de plus !

— Alors elles viennent d’ailleurs, fit Aldo, mais seul un membre de l’organisation a pu les faire copier…

— Cela, coupa Langlois, c’est l’affaire de Lemercier et je ne vous conseille pas de vous en charger. C’est déjà très beau qu’il ait bien voulu me donner – à titre confraternel ! – quelques renseignements. Vous ne le savez peut-être pas mais la police de la Seine-et-Oise est nettement séparée de celle de Paris. Moi je dépends du préfet de police, Versailles du préfet du département, ce qui est le cas dans les autres chefs-lieux. C’est pareil pour la justice chacun sait que les assises de Versailles sont plus sévères que celles de Paris.

— Sans doute, fit la marquise en se resservant du champagne, mais le ministère de l’Intérieur comme le garde des Sceaux sont à Paris. Donc l’autorité suprême ?

— Entièrement d’accord. Disons… que l’on s’attache à ne pas se marcher sur les pieds les uns des autres et à respecter une certaine autonomie. Jalousement protégée en certains cas : c’est celui de Lemercier.

— Je vois, soupira Aldo. Il faudra donc me rendre à sa convocation de demain. Dois-je amener un avocat ?

La mine accablée d’Aldo fit rire le commissaire :

— Ce ne sera pas nécessaire. Quant à la « convocation », vous pourriez, évidemment vous en dispenser mais je ne saurais trop vous conseiller d’y aller. Vous lui montrerez de la sorte une courtoisie dans laquelle notre homme verra peut-être un début d’enterrement de la hache de guerre.

— Acceptons-en l’augure !


Il n’y paraissait guère, en tout cas quand, le lendemain à trois heures pile, Morosini franchit, dans l’avenue de Paris, le seuil de ces fort beaux locaux administratifs en pensant que lorsqu’il rédigerait un ouvrage documenté sur les différents gîtes de la police à travers le monde – il aurait bientôt une documentation imbattable ! – celui-là occuperait une place privilégiée : c’était un ancien hôtel XVIIIe siècle digne de figurer auprès de Scotland Yard et autres monuments à la gloire des défenseurs des droits de l’homme. Tout simplement ravissant. Pas très bien tenu mais ravissant ! Et quand, annoncé par un agent en uniforme, il pénétra dans le bureau du grand patron – hautes fenêtres et lambris élégants recouverts d’une affligeante peinture grise ! –, il estima que c’était du gâchis. Langlois, qui adoucissait le sien d’un splendide tapis et y mettait des fleurs, aurait fait merveille avec ce décor !

Heureusement, la table sur laquelle Lemercier rédigeait quelque chose au milieu d’une marée de paperasses, n’était pas signée Riesener et c’était un soulagement. Aldo eut cependant le loisir de détailler le décor ambiant car le maître de céans ne parut pas s’apercevoir de sa présence et continua d’écrire comme si de rien n’était. Refrénant par prudence son envie de s’installer sur une chaise et d’y allumer une cigarette, il resta debout avec un stoïcisme quasi romain attendant que le grand homme eût fini sa page d’écriture. Mais il ne put, au bout d’un moment, retenir un toussotement agacé. Lemercier, alors, leva le nez :

— Ah ! C’est vous !

— Cela vous surprend ? Il me semble qu’on m’a annoncé…

— Oui, mais étant donné que je ne vous attendais pas…

— Lorsque l’on me donne un rendez-vous, monsieur le commissaire, j’ai pour habitude de m’y rendre. Ou bien m’auriez-vous fait l’honneur de m’oublier ?

L’aménité du sourire corrigeait l’insolence du ton et arrondit encore un peu plus l’œil brun du policier. Au-dessus, le sourcil se fronça :

— Oh non ! Asseyez-vous ! Je suis à vous dans un instant…

C’était dit de façon presque courtoise et Aldo, qui commençait à penser que l’heure était à la détente, allait s’enhardir jusqu’à demander l’autorisation de fumer quand le téléphone sonna :

— Excusez-moi ! fit Lemercier en posant son stylo. Puis, virant soudain au rouge vif, il hurla : « Qu’est-ce que vous dites ?… Où ça ?… C’est bon, j’arrive ! »

Reposé brutalement, le combiné émit une plainte. Aldo se leva :

— Un contretemps ? Je peux revenir plus tard… ou un autre jour ? fit-il suave.

Il crut que Lemercier allait lui sauter à la figure, et puis tout se calma et le commissaire retrouva sa couleur primitive :

— Non. Je vous emmène ! Ça va vous intéresser.

À une allure de tempête on descendit dans la cour où une voiture attendait déjà à deux pas du taxi qui avait amené Morosini. Ce que voyant, le policier lança à son compagnon un regard ironique :

— Vous l’avez fait attendre ? Qui vous a dit que vous en auriez besoin et que je ne vous garderais pas ?

— À tout hasard !… Une idée en passant ! fit Aldo désinvolte.

— Eh bien, renvoyez-le ! Je vous ai dit que je vous emmenais.

— Où cela ? En prison ?

— Non. À Trianon. Il y a eu un autre meurtre…

Cette fois, il s’agissait d’un des jardiniers. Il gisait près du Pavillon Français, charmant édifice élevé au bout du jardin de même nom. Face contre terre, son chapeau de paille à trois pas du corps à côté de la brouette contenant des pieds de giroflées, il portait, comme la victime de la veille, un long couteau fiché au travers d’un loup de velours noir… Ce que voyant, Morosini s’exclama :

— Encore ? Votre assassin doit tenir boutique d’articles de cotillons !

L’homme agenouillé près du corps et qui devait être le médecin légiste lui fit signe de se taire :

— Il n’est pas mort depuis une heure. Le corps est encore tiède…

Tout doucement, il tira l’arme – un vulgaire couteau de cuisine – qu’il tendit au mouchoir que présentait le commissaire. En même temps il dégagea le masque, le retourna et eut un hoquet de surprise en déchiffrant ce qui était écrit à l’envers sur la doublure.

— Bonté divine ! C’est la première fois que je vois ça.

À son tour Lemercier lut, étouffa un juron et passa l’objet à Morosini :

— Qu’en dites-vous ?

— Que ce n’est pas la bonne victime. Qu’y avait-il sur le premier masque ?

— Il est au laboratoire mais voici le texte, écrit comme celui-ci en lettres majuscules : « Les masques vont tomber et la Reine sera enfin vengée ! »

— Tiens donc ! C’est plutôt surprenant !

Le message, en effet, était identique à ceci près que l’on avait barré la seconde partie de la phrase et écrit, en dessous : « Désolé ! C’est une erreur ! »

— Une erreur ! fulmina Lemercier. Ce qui veut dire que ce type se serait trompé de personne et s’en serait aperçu trop tard ?

— On le dirait, remarqua le légiste. Sous le loup il y a une seconde blessure.

— Autrement dit, conclut Morosini, il recommencera. Comment s’appelle ce malheureux ?

Ce fut le chef jardinier accouru entre-temps qui lui répondit :

— Il s’appe… lait Hanel, Félicien Hanel, âgé de trente ans. Il ne travaillait pas ici depuis longtemps mais c’était un bon élément…