On avait dépassé la maison de quelques dizaines de mètres quand Adalbert coupa son moteur devant une grille encastrée entre deux piliers supportant des vestiges de sculpture. Au-delà, au milieu d’un jardin relativement vaste ombragé de grands arbres, il y avait un pavillon aux allures d’ancien rendez-vous de chasse. C’était un bâtiment sans étage, ouvrant de plain-pied par de hautes fenêtres sur un degré de trois marches. La nuit ne permettait pas de distinguer les détails mais, pour les yeux aigus des deux observateurs, l’ensemble donnait une impression, sinon d’abandon, du moins de manque d’entretien. De l’herbe poussait entre les marches et le jardin devait contenir plus d’herbes folles que de plantes civilisées. Même si un rosier aux fleurs claires grimpait à l’assaut des balustres du toit en terrasse, même si l’odeur délicieuse d’un immense tilleul embaumait la nuit.

— J’ai idée que c’est ici, souffla Adalbert. Ne me demande pas pourquoi mais cette maison pourrait être de celles qui ont abrité une famille susceptible de posséder un joyau ancien…

— Je serais volontiers de ton avis si elle était inhabitée. Mais il y a quelqu’un puisqu’il y a une pièce éclairée.

Effectivement, l’une des portes-fenêtres, entrouverte, laissait glisser un pinceau de lumière jaune sur les trois marches d’accès.

— La demoiselle est peut-être rentrée ?… J’ai envie d’aller voir !

— Tu auras bonne mine si tu te trouves en face d’un type hargneux fumant sa dernière pipe de la journée en faisant des mots croisés…

Mais le vieux démon de l’aventure était en train de reprendre possession d’Aldo. S’extrayant de la voiture, il alla examiner le mur d’enceinte, pas très élevé d’ailleurs et dont l’escalade ne lui causerait guère de problèmes. Après avoir d’un coup d’œil choisi ses prises, dont la plus intéressante était le lierre du sommet, il s’élança et, en cinq secondes, se retrouva assis sur le faîte au milieu du feuillage dru. Le temps d’une respiration et il avait disparu. Un léger bruit signala son atterrissage à Adalbert qui, ronchonnant contre les pères de famille qui se prennent pour Arsène Lupin, s’était extirpé à son tour pour s’approcher de la grille. Il vit Aldo marchant aussi souplement qu’un chat traverser un espace herbu délimité par deux pots en fonte pleins de géraniums et, se redressant, s’inscrire enfin dans le ruban éclairé et là se figer visiblement surpris de ce qu’il voyait.

Cessant de lutter entre la curiosité et l’ennui que lui causait une escalade en smoking et souliers vernis, Adalbert s’attaqua bravement au mur et en peu d’instants il eut rejoint son ami. Ce qu’il vit lui arracha un « oh ! » silencieux : c’était un spectacle de désolation absolue.

Assise sur un tabouret de piano le dos tourné à l’instrument, une jeune fille pleurait sans bruit au milieu d’un salon ravagé. Un salon qui dans son état primitif devait être joli avec ses murs tendus de damas d’un rouge passé, son trumeau de cheminée représentant une tête de berger telle qu’on les concevait jadis à Trianon, son lustre et ses girandoles à cristaux ternis par une légère couche de poussière mais qu’un ouragan semblait avoir visités. À l’exception des deux déjà cités, aucun meuble n’était debout ; les tiroirs retournés gisaient à terre, les coussins des deux bergères, des trois fauteuils et du canapé Louis XVI éventrés lâchaient leur laine parmi de multiples objets, portraits et tableaux décrochés des murs. Et la jeune fille, les mains nouées entre les genoux, posait sur ce spectacle un regard vert désolé dont les larmes coulaient sans interruption sans qu’elle fît rien pour les essuyer. Le tailleur qu’elle portait, assorti à une petite cloche de feutre, au sac, aux gants et aux souliers s’accordait avec la valise : elle revenait de voyage et les joies du retour s’étalaient sous leurs yeux.

— On tombe pile ! chuchota Adalbert. C’est sûre-nient celle que nous cherchons et on dirait qu’Attila est passé par là !

— On va s’en assurer et voir ce qu’on peut faire.

Après s’être épousseté machinalement, Aldo frappa à la vitre de la porte-fenêtre et s’avança vers la victime des vandales :

— Veuillez me pardonner ! Vous êtes bien mademoiselle Autié ?

Il avait parlé doucement, cependant elle sursauta, tournant vers les deux hommes un visage – absolument ravissant ! – et des yeux brillants de colère :

— Qui êtes-vous ?… Que faites-vous chez moi ? Vous venez achever votre ouvrage ?

En parlant, elle arrachait d’un geste rageur son chapeau révélant des cheveux de la même couleur de miel clair que sa peau. Debout elle paraissait grande, avec de longues jambes et un corps à la fois fin et nerveux. Sa beauté était telle qu’elle suffoqua ses visiteurs pendant trois ou quatre secondes. Adalbert se reprit le premier :

— Grand Dieu, non ! Nous sommes des gens de goût et pas portés sur le vandalisme. Simplement… nous pensions vous aider !

— À quoi faire ? Le ménage ? Et d’abord, comment êtes-vous entrés ?

— Le mur, fit Aldo en désignant le vernis noir griffé de ses chaussures. J’avoue que notre position n’est guère orthodoxe et que vous avez toutes raisons de vous méfier mais je vous donne ma parole de gentilhomme que nous sommes animés des meilleures intentions…

— Gentilhomme ? D’aventures je suppose ?

— J’en ai couru quelques-unes mais je ne crois pas avoir droit à ce titre. Je me nomme Aldo Morosini, Vénitien, expert en joyaux et prince par-dessus le marché. Quant à mon camarade…

Il n’eut pas le temps d’en dire davantage. La demoiselle se baissant rapidement, ramassait une statuette de bronze qui traînait au pied du piano dans l’intention évidente de s’en faire une arme…

— Expert en joyaux, hein ? Et vous osez me le dire en face… Sortez !

— Je ne vois pas pourquoi je m’en cacherais. Mais je tenais à vous faire comprendre…

— Rien ! Sortez ! Sortez immédiatement ou j’appelle la police, ajouta-t-elle en relevant de sa main libre un téléphone qu’elle posa au jugé sur l’instrument.

— Ça, fit calmement Adalbert, c’est une fameuse bonne idée parce que, justement, elle vous cherche la police ! N’oubliez pas de demander le commissaire Lemercier ! Vous verrez, c’est un homme exquis !

Un peu désarçonnée, Caroline Autié baissa sa garde :

— Ah oui ? Si vous êtes ce que je pense, vous ne devez pas l’apprécier beaucoup en effet ! Bien entendu vous êtes dans les bijoux vous aussi ?

Adalbert lui offrit un sourire angélique :

— De temps à autre mais ce n’est pas habituel. Je donne dans plus imposant. Pyramides, mastabas et sarcophages, par exemple. En un mot, mademoiselle, je suis égyptologue…

— Vraiment ? Et qu’est-ce qu’un égyptologue fait chez moi à deux heures du matin ? Au fait, vous vous appelez comment ?

— Adalbert Vidal-Pellicorne, pour vous servir. Dois-je ajouter mes décorations et titres universitaires ?

— Non, je suis certaine que vous avez une imagination débordante…

— Mais vous guère de suite dans les idées. Puis-je vous rappeler que vous souhaitiez appeler la police ?

Agacé, Aldo s’empara de l’appareil et demanda le commissariat de Versailles à l’opératrice légèrement ensommeillée qui lui répondit. Elle n’en fit pas moins diligence et une minute plus tard, il obtenait le poste, mais pas le vieux « Dur-à-cuire » qui devait tout de même sacrifier à la ridicule habitude humaine d’aller au lit de temps en temps.

— Veuillez vous charger d’un message pour lui, s’il vous plaît. Dites-lui que Mlle Autié est de retour… De la part du prince Morosini : M-o-r-o-s-i-n-i !… C’est ça ! Bonne nuit…

Son petit coup d’audace avait quelque peu calmé la jeune furie. Son regard vert allait d’Aldo à Adalbert comme si elle cherchait à évaluer quel degré de crédibilité elle devait leur accorder. Leur allure, leur élégance – certaine en dépit des traces laissées par l’escalade du mur ! – lui avaient fait penser un instant à ces cambrioleurs mondains que Maurice Leblanc avait mis si fort à la mode car elle était elle-même grande lectrice des aventures d’Arsène Lupin ! – mais l’étrange message laissé par cet homme qui se disait prince lui brouillait les idées. D’autant plus qu’elle se sentait très lasse : la longueur du voyage d’abord puis cette horrible surprise en revenant chez elle… Sans un mot elle traversa la pièce encombrée et disparut derrière la porte de la cuisine pour se passer de l’eau fraîche sur la figure, puis s’en versa un verre avec lequel elle alla rejoindre les intrus qui, entretemps, avaient remis sur pied quelques meubles dont une bergère au coussin lacéré que lui avança Adalbert.

— Pourquoi ce commissaire devrait-il venir ici ? demanda-t-elle d’une voix lasse.

— Mais en premier lieu pour constater ce massacre, répondit Aldo. J’espère que vous avez l’intention de porter plainte ?

— Naturellement mais…

— Et vous ne savez pas encore jusqu’à quel point vous avez été dépouillée. À ceci s’ajoute la disparition de la boucle d’oreille que vous aviez confiée à Chaumet et qui a été enlevée de Trianon où il l’avait exposée avec les autres joyaux de Marie-Antoinette…

Il s’interrompit surpris par l’immensité de verte stupéfaction qu’elle levait sur lui :

— Moi ? souffla-t-elle. J’aurais confié une boucle d’oreille à… Qui avez-vous dit ?

— Chaumet, le joaillier de la place Vendôme. Avant votre départ pour Florence… C’est de Florence que vous arrivez, si je ne me trompe ?

— Oui, et de Rome. Je viens d’y passer un mois.

— Donc, avant votre départ vous lui avez envoyé la copie – fort belle d’ailleurs – d’une girandole de diamants ayant fait partie des bijoux personnels de la Reine en lui demandant d’avoir l’amabilité de l’exposer, bien quelle soit fausse, dans l’espoir qu’elle permettrait peut-être de retrouver la piste de celui qui vous a dérobé la vraie il y a deux ans !

— Mais c’est une histoire de fous ! Jamais je n’ai possédé de… comment dites-vous ? Gi… randole de diamants ?

— Oui. On appelle ainsi des pendants d’oreilles. Celle dont je parle se compose d’un diamant soutenant une « larme »… de diamant ! Attendez un instant !

Tirant d’une poche un carnet de cuir noir et un porte-mine d’or, il exécuta une rapide esquisse du bijou grandeur nature où à peu près.

— Voilà. C’est à l’échelle et aussi exact que possible.

La jeune fille prit le carnet pour mieux voir :

— Vous dites que cela se portait à l’oreille ? Ce devait être lourd.

— J’en ai connu de plus pesants. Pourquoi ?

— Parce que mon grand-père a possédé jadis un pendentif semblable à celui-là… et même absolument semblable si j’en crois un portrait qui est dans ma chambre… enfin qui y était avant ce soir, ajouta-t-elle en se levant avec agitation pour passer une autre porte que celle de la cuisine. Les deux hommes la suivirent sans hésiter et se retrouvèrent dans un couloir sur lequel donnaient sans doute les chambres. Caroline entra dans la plus proche, alluma et poussa une exclamation douloureuse. La pièce, charmante au demeurant avec ses tentures en toile de Jouy à impressions bleues et son lit Directoire peint en gris Trianon avec rechampis bleus, avait subi le même traitement que le salon : tout était par terre… à la seule exception d’un tableau ovale encadré de bois doré accroché en face du lit : le portrait d’une dame en robe de soie prune, coiffée et décolletée à la mode du Second Empire, portant autour du cou, avec une satisfaction évidente, un ruban de velours violet d’où pendait la reproduction, en couleurs, du dessin d’Aldo. Bien que le peintre ne fût pas un maître – l’un de ceux, sans doute, que se repassaient les familles bourgeoises au long du XIXe siè-cle –, le bijou était très ressemblant. Le modèle aussi peut-être ? Ce qui n’était pas à souhaiter. La dame, en effet, avait le cheveu châtain terne, l’œil aussi dur qu’une bille d’agate et, si aucun des traits n’était disgracieux, le sourire à la fois pincé et satisfait qu’elle arborait ne plaidait pas en sa faveur… Considérant le visage de la jeune fille, Aldo ne put retenir :

— Cette dame est de votre famille ?

— C’est ma grand-mère… ou plutôt la seconde épouse de mon grand-père mais je n’ai connu ni l’une ni l’autre.

— J’aime mieux ça ! Il aurait été dommage que vous lui ressembliez. Mais pourquoi gardez-vous cette toile dans votre chambre ? La dame n’est vraiment pas sympathique.

— C’est à cause du pendentif. Je l’ai toujours trouvé si beau ! J’en rêvais lorsque j’étais petite fille. Je lisais les contes de Perrault et je m’imaginais être Peau d’Ane en robe couleur de lune avec ce bijou à mon cou… Et, naturellement, j’attendais le prince charmant !

— Est-il au moins venu, celui-là ? demanda Adalbert en rétablissant un secrétaire dont les tiroirs retournés gisaient sur le tapis.