— Suivre Jason ? fit-elle amèrement. Vous avez beau jeu de me le permettre sachant bien que c'est impossible ! Nous ne savons ni où il se trouve ni même s'il vit encore...
Ces quelques mots eurent le pouvoir de faire voler en éclats l'impassibilité du prince. Brusquement il se laissa emporter par la colère :
— C'est tout ce qui vous intéresse en ce monde, n'est-ce pas ? gronda-t-il. Ce marchand d'esclaves s'est comporté envers vous comme un goujat, il vous a traitée comme la dernière des filles... Avez-vous oublié qu'il a voulu vous livrer au plus vil des hommes de son navire ? A cet esclave en fuite qu'il avait recueilli sur les quais de Chioggia et dont son ami Leighton comptait tirer un si bon prix au premier marché venu ? Et, cependant, vous êtes encore prête à lécher ses bottes, à vous traîner sur sa trace comme une chienne en folie sur la piste du mâle ! Eh bien, soyez tranquille, vous le retrouverez, vous pourrez continuer à vous détruire vous-même pour lui plaire.
— Comment le savez-vous ?
— Il vit, vous dis-je ! Les pêcheurs de Monemvasia qui l'ont recueilli, blessé et inconscient quand son cher Leighton qui n'en pouvait plus rien tirer l'eut jeté à la côte, comme on se débarrasse d'un colis encombrant, l'ont soigné et le soignent encore. Ils ont, en outre, reçu de l'or et des instructions précises : lorsque l'Américain sera guéri, il prendra connaissance d'une lettre lui apprenant que vous êtes à Constantinople... et que son navire s'y trouve aussi ! Car, après tout, ajouta-t-il avec un rire méprisant, il n'est pas certain que votre seule présence suffise à l'attirer jusqu'ici ! Il vous reste donc à l'attendre et vous retrouverez votre héros favori. Adieu, Madame !...
Il s'inclina brusquement et, avant que Marianne, foudroyée par cette sortie, eût pu seulement esquisser un geste, le prince Sant'Anna avait quitté les lieux...
Au milieu de la grande salle que l'obscurité gagnait, Marianne, pétrifiée, demeura un moment immobile, écoutant un pas irrité décroître sur les dalles du vestibule. Une bizarre sensation de solitude et d'abandon l'envahit. Cette entrevue rapide, ce premier contact qui risquait fort d'être sans second, la laissaient curieusement vidée de ses forces, mal à l'aise et avec l'impression déprimante d'être tombée, par sa propre volonté, d'une espèce de piédestal...
A découvrir la véritable personnalité de son insolite époux, les choses avaient pris une couleur et une dimension différentes qui ne lui permettaient plus le détachement et la grande liberté d'esprit qu'elle avait éprouvés jusqu'à présent pour tout ce qui le concernait. Il en allait tout autrement désormais et si la colère du prince – elle en avait pleinement conscience – était faite surtout de déception, cette déception visait peut-être moins l'enfant refusé que la femme qui le refusait.
Et Marianne, maintenant, éprouvait une telle somme de honte et de remords que la joie de savoir Jason vivant ne réussissait à apporter qu'une bien petite lumière.
Le pseudo-Kaleb, en veillant sur la vie de l'homme qui l'avait traité si cruellement, en le faisant secourir, soigner et en lui donnant les moyens de rejoindre tout ce à quoi il pouvait tenir en ce bas monde, leur donnait à tous deux, à Jason aussi bien qu'à Marianne, une leçon de générosité et de grandeur difficile à égaler.
Un peu accablée par ce mauvais rôle qu'elle avait choisi de jouer en pensant que c'était son droit, Marianne eut envie de courir après le prince, de le rattraper, mais le portail d'entrée avait résonné depuis un moment quand elle put vaincre enfin l'espèce de paralysie qui l'avait saisie. Toute poursuite serait inutile et ridicule ! Aussi choisit-elle d'aller vers le jardin dont le calme et la fraîcheur l'attiraient. Serrant son écharpe autour de ses épaules, elle franchit la baie de pierre, fit quelques pas sur le chemin de mosaïque bleue qui traçait sa route capricieuse à travers les buissons de roses et les massifs de dahlias rutilants qui éclataient partout comme de minuscules feux d'artifice.
Se rendre au jardin était, chez elle, une réaction naturelle quand elle avait besoin de réfléchir ou de retrouver son calme. Petite fille, à Selton, elle courait se tapir au fond du parc, là où l'ombre des grands arbres se faisait la plus dense, lorsqu'elle avait l'un de ces chagrins d'enfant qui font sourire les grandes personnes. Et, à Paris, bien souvent, le petit jardin clos de la rue de Lille avait reçu la visite d'une Marianne soucieuse et solitaire qui venait lui demander, sinon une aide ou une réponse, du moins un instant de détente.
Elle s'enfonça dans ce jardin étranger comme dans un bain lénifiant, mais elle découvrit bien vite que la solitude y était tout à fait relative car, en approchant d'un banc à demi caché sous un berceau de clématites, elle vit se lever une forme masculine, tout à fait occidentale cette fois et dans laquelle la jeune femme n'eut aucune peine à reconnaître son vieil ami Arcadius de Jolival. Il apparut si vite qu'elle n'eut pas le temps d'avoir peur et, quant à s'étonner, elle avait eu son compte de surprise depuis deux heures et sa faculté de réaction s'en trouvait quelque peu émoussée.
— Tiens ! se contenta-t-elle de remarquer, vous étiez là ? Comment êtes-vous venu ?
— Aussi vite que j'ai pu ! grogna Jolival. Sans nouvelles de vous depuis hier au soir nous étions, à l'ambassade, de la dernière inquiétude et quand on est venu nous dire que vous vous trouviez chez la princesse Morousi où cette noble dame avait la grâce de m'inviter à séjourner avec vous, je n'ai pas hésité un instant, vous le pensez bien : j'ai pris ma petite laine et je suis accouru. Quant à ce cher Latour-Maubourg, encore qu'il n'ait pas bien compris comment, partie pour séjourner à Scutari chez la Sultane, on vous retrouve au Phanar chez la veuve de l'hospodar de Valachie, il brûle des cierges à tous les saints de sa connaissance qui s'occupent peu ou prou de diplomatie, tant il est content de vous voir aussi bien introduite dans les milieux proches de la Cour ottomane. Il va être très déçu de vous voir revenir. En dehors du fait qu'il ne comprendra plus rien du tout...
— Me voir revenir ?
— Dame ! Si vous réintégrez ce soir l'officine de votre faiseuse d'anges, ce ne sera pas, j'imagine, pour revenir ensuite passer votre convalescence ici ?
Marianne regarda fixement son vieil ami qui d'ailleurs soutint son regard sans broncher.
— Vous avez entendu ce qui s'est dit... dans cette salle ? demanda-t-elle en désignant la baie qu'elle venait de franchir.
Jolival s'inclina.
— Sans en manquer une parole ! Et ne me demandez pas par quel miracle cela a pu se produire : je vous répondrai tout uniment que j'ai écouté. Voyez-vous, je suis comme votre cousine Adélaïde : je n'ai jamais considéré le fait d'écouter aux portes comme une tare infamante, mais bien comme une sorte d'art mineur, d'abord parce que c'est moins facile qu'on ne pense et ensuite parce que cela permet d'éviter bien des sottises, outre le fait que cela économise de longues explications, souvent difficiles, toujours oiseuses. Ainsi vous n'aurez pas à me raconter ce qui s'est passé entre vous et le prince Sant'Anna, je le sais...
— Ainsi, vous savez vous aussi qui il est ?
— Je l'ai même su avant vous, puisque c'est lui-même qui s'est présenté à l'ambassade. Je dois ajouter qu'il l'a fait sous le nom de Turhan Bey, mais, en échange de ma parole d'honneur, il a bien voulu lever pour moi son... masque blanc !
— Qu'avez-vous pensé en découvrant la vérité ? J'imagine que vous avez été, au moins, surpris d'apprendre que l'esclave Kaleb cachait le prince Sant'Anna ?
Le vicomte de Jolival tortilla la mince moustache noire et raide qui, jointe à ses grandes oreilles, lui conférait une ressemblance assez étonnante avec une souris, hocha la tête et soupira :
— Eh bien, par tellement ! Je crois même que je n'ai pas été surpris du tout. Il y avait, autour de ce Kaleb, trop de détails anormaux, trop d'étrangetés pour que ce personnage d'esclave en fuite ne cachât pas une personnalité beaucoup plus distinguée que nous ne le pensions. Je crois, d'ailleurs, vous avoir fait part de mes soupçons à son sujet. Evidemment, je n'allais pas jusqu'à imaginer qu’il ne pût faire qu'un avec le mystérieux époux que l'on vous avait donné, mais cette identité expliquait bien des choses. Tellement même qu'en me trouvant en face de lui j'ai surtout éprouvé le sentiment de satisfaction d'un homme qui voit se résoudre une énigme irritante. En revanche, ajouta-t-il avec un demi-sourire, j'aimerais bien connaître vos impressions à vous. Qu'avez-vous ressenti, Marianne, en face de ce sombre époux.
— Honnêtement, je n'en sais rien, Arcadius. De la surprise, bien sûr, mais au fond une surprise moins désagréable que je ne le craignais. Et même, je vous avoue que je n'ai pas tellement compris ces précautions, ce mystère dont il s'enveloppe...
— Je sais ! Vous le lui avez dit. Vous ne comprenez pas parce que vous êtes femme... et parce que cet homme est, malgré la couleur de sa peau, ou peut-être à cause d'elle, d'une exceptionnelle beauté. Le sang noir a renforcé, je dirais presque revirilisé, une race, sinon affaiblie, tout au moins parvenue à cet extrême degré de raffinement qui annonce la décadence. Mais croyez-moi si je vous dis qu'il n'y a pas, au monde, un seul gentilhomme et même un seul homme tout court qui ne le comprenne, ou qui ne comprenne la réaction dramatique de son père en face d'un bébé à la peau noire ! Posez, si vous en avez un jour l'occasion, la question à notre ami Beaufort...
— Jason est d'un pays où l'on réduit les Noirs à l'esclavage, où ils sont traités comme des bêtes de somme...
— Pas partout ! Ne généralisez pas. D'autant plus que les Beaufort n'ont jamais fait partie, autant que je puisse le savoir, de la catégorie des maîtres-bourreaux. J'admets cependant que son éducation puisse influencer sa réponse. Mais, adressez-vous à n'importe quel passant... ou même à moi...
— Vous, mon ami ?
— Mais oui, moi ! J'ai toujours détesté mon épouse légitime, mais s'il m'avait pris fantaisie de lui faire un enfant et qu'elle m'eût servi un moutard couleur de suie, d'autant qu'à son arrivée le prince devait être plus noir encore qu'il ne l'est actuellement, je crois bien, foi de Jolival, que j'aurais moi aussi étranglé Septimanie... et soigneusement caché un fruit aussi exotique.
— On peut avoir la peau sombre et se faire respecter. Othello était un Maure et Venise le portait au pinacle.
Cette fois Jolival se mit à rire, fourra deux doigts dans la poche de son gilet damassé, y pêcha une pincée de tabac et l'approcha de ses narines avec volupté.
— L'ennui avec vous, Marianne, c'est qu'en votre enfance vous avez trop lu Shakespeare... et trop de romans ! Othello, en admettant qu'il soit un personnage réel, était une espèce de génie de la guerre et les grands hommes peuvent se permettre bien des extravagances. Mais croyez-vous que si Napoléon était né avec la peau de bronze de votre bel époux, il serait actuellement sur le trône de France ? Non, n'est-il pas vrai ? Et, pour en revenir au prince, je crois que sa claustration volontaire, cette vie séquestrée qu'il s'imposait sont autant de preuves d'amour envers sa mère. C'est pour elle, pour sa réputation qu'il a accepté ce calvaire et qu'il s'est condamné à ne jamais aimer... J'ai le plus grand respect pour cet homme, Marianne, et aussi pour ce désir poignant de continuer sa lignée en sacrifiant ses plus légitimes aspirations et jusqu'aux besoins normaux de son cœur et de sa nature.
A mesure que le vicomte parlait, sa voix se chargeait d'une gravité, d'une profondeur qui allèrent chercher un écho jusqu'au fond du cœur de Marianne.
— Vous me donnez tort, n'est-ce pas ? J'aurais dû, selon vous, accepter de lui donner cet enfant ?
— Je n'ai ni à vous approuver ni à vous improuver, ma chère petite. Et pas davantage le droit de vous juger. Vous êtes pleinement maîtresse de vous-même, de votre destin et de votre personne car, ce droit-là, vous l'avez acquis chèrement.
Elle le regarda intensément, sans pouvoir déceler dans ce visage amical la moindre trace de reproche ou de déception, mais elle devina que, s'il l'avait moins aimée, son vieil ami l'eût peut-être jugée sévèrement.
— Je peux bien vous l'avouer à vous, Jolival : j'ai honte de moi. Cet homme ne m'a jamais fait que du bien. Il a tout risqué pour moi, pour me défendre... et cette protection s'est étendue jusqu'à Jason, dont cependant il n'avait pas tellement à se louer. Cela ne lui fait certainement aucun plaisir que le père de l'enfant soit ce misérable Damiani et cependant, cet enfant, il le désire comme la plus grande bénédiction que le Ciel puisse lui offrir. Cela aussi, j'ai peine à le comprendre.
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