— L'autre vérité, la mienne, est qu'il faut que je parte, fit-elle plus bas. Meryon vous a-t-il parlé de mon entrevue avec Latour-Maubourg ?

— Il m'en parlait justement...

— Mais il n'a pas eu le temps de tout dire parce que je suis arrivée... L'entrevue a été agréable, mais n'a rien donné. L'ambassadeur m'a fait comprendre qu'il était impossible pour moi d'aller chez Bonaparte. D'ailleurs, je le savais depuis longtemps, mais cela m'amusait de terroriser cet excellent homme...

Elle s'interrompit, regarda autour d'elle, fronça les sourcils en constatant que deux cavas[13] se rapprochaient en tendant une oreille si visible qu'elle avait l'air de traîner par terre et, prenant le bras de Marianne :

— Ne pourrions-nous aller bavarder ailleurs ? Il faut que je vous parle seule à seule...

— Voulez-vous que nous rentrions au palais Morousi ? La princesse s'est rendue dans sa maison d'Arnavut Koy et nous serons tranquilles.

— Je ne suis jamais tranquille dans une maison grecque. Il y a toujours foule derrière toutes les portes et à toutes les serrures.

— Alors, venez !... Je ne vois qu'un endroit possible.

— Lequel ?

— Celui-ci, fit Marianne, entraînant son amie vers la Sorcière. Personne ne viendra nous déranger... « Et, après tout, ajouta-t-elle intérieurement, il est normal que je visite « mon navire ». »

Elle éprouvait un vif plaisir à employer ce possessif. Pourtant, elle ne pensait pas, en arrivant au port ce matin, franchir la lisse du bateau. Dans son esprit, le vaisseau de Jason devait attendre, inviolé, le retour de son maître et c'était Jason qui, en faisant résonner le pont sous ses bottes de mer, lui donnerait une sorte de nouveau baptême. Mais peut-être n'était-ce au fond qu'un enfantillage et, après tout, la Sorcière payée grâce à la fortune des Selton, rachetée par Nakhshidil, appartenait à Marianne presque autant qu'à Jason. Et maintenant, un grand désir lui venait de se retrouver sur ce pont où elle avait vécu tant d'heures aux visages divers...

Laissant le Dr Meryon, très mécontent, arpenter le quai, les deux femmes montèrent donc à bord et, adressant un signe amical à Jolival qui bavardait sur la dunette avec Achmet, elles gagnèrent le roof où l'ancienne cabine de Marianne avait été soigneusement restaurée.

— Voilà ! soupira la jeune femme en faisant asseoir son amie auprès d'elle sur la couchette. Je crois que nous ne pouvons trouver mieux ! Ici, personne ne nous entendra. Vous pouvez parler sans crainte.

Mais Lady Hester ne répondit pas tout de suite. Elle regardait autour d'elle avec une curiosité et un intérêt qu'elle ne cherchait même pas à dissimuler.

— Est-ce que ce navire vous appartient ? fit-elle enfin... J'ai vu les armes de votre famille sur le pavillon... J'ignorais que vous fussiez armateurs...

Marianne se mit à rire.

— Ma famille est des plus réduites, chère amie, et personne n'y exerce le beau métier d'armateur, moi encore moins que quiconque. Ce navire, en fait, appartient à un ami... très cher, mais il avait été capturé par les Turcs. Sa Hautesse la Sultane Validé, qui est, vous le savez, ma cousine, l'a racheté et m'en a fait présent. Le pavillon est une grâce de plus, mais je ne me considère pas vraiment comme la propriétaire. Disons que je suis, momentanément, dépositaire de la Sorcière...

— Qui en est le capitaine ?

— Ne me le demandez pas. Je ne peux pas vous le dire, fit-elle avec une fermeté qu'elle corrigea aussitôt d'un sourire et en ajoutant : Permettez que je mette une espèce de superstition à ne pas prononcer son nom jusqu'à ce qu'il revienne...

— Et ce sera quand ?

— Je l'ignore. Peut-être demain, peut-être dans une heure... ou peut-être dans six mois. Il vient d'être gravement malade et se remet lentement, assez loin d'ici. Mais laissons cela et parlons de vous.

Décidément, Hester Stanhope n'avait plus aussi grande envie de parler car, à nouveau, elle garda le silence. Elle semblait avoir complètement oublié ces choses importantes qu'elle souhaitait dire seulement dans le plus grand secret. Depuis qu'elle avait mis, sur le pont du vaisseau, son grand pied à la courbure aristocratique, son œil gris s'était allumé et ses narines palpitantes avaient l'air de se dilater.

« Elle ressemble à un chien de chasse qui flaire le gibier... », songea Marianne. Aussi ce qui suivit ne l'étonna guère qu'à moitié.

Lady Hester prit une profonde respiration et regarda sa voisine avec sévérité :

— Voulez-vous dire que ce brick, fait pour courir les mers, va demeurer enlisé dans ce port, inutile et désert, sans hisser une seule voile en attendant l'arrivée problématique d'un skipper dont vous ignorez où il se trouve et quand il viendra ?

— En effet. C'est exactement ce que j'ai voulu dire.

— Permettez-moi de vous faire remarquer que c'est ridicule. Et dangereux. Vous feriez beaucoup mieux d'engager sur l'heure un capitaine expérimenté, de lui dire de rassembler le meilleur équipage qu'il pourra trouver et de lui donner au plus tôt l'ordre de mettre à la voile.

— Mettre à la voile ? Mais je n'en ai pas la moindre envie. Et pour aller où ?

— En Egypte. Avec moi. J'ai besoin d'un navire car il faut que je m'en aille très bientôt. Faute de mieux, je me résignais à m'embarquer sur une misérable po-lacre, mais ce brick est un don du ciel.

Cette fois, Marianne fronça les sourcils. Elle connaissait la passion des Anglais pour les bateaux, mais elle trouvait que, cette fois, Lady Stanhope exagérait.

— Inutile d'y compter, Hester. Je suis désolée de vous refuser mais, outre que mon état m'interdit de prendre la mer, je vous répète que ce bateau n'est pas vraiment à moi ; il ne partira pas sans son maître.

Elle avait employé un ton fort sec et pensait que l'Anglaise allait s'en formaliser, mais il n'en fut rien. La voix de Lady Hester ne contenait pas la plus petite trace de mécontentement en déclarant paisiblement :

— J'ai dit que je devais partir, chère amie... mais vous aussi feriez mieux de quitter Constantinople, si vous voulez éviter de graves ennuis.

Cette fois, Marianne ouvrit de grands yeux et regarda son amie comme si elle perdait la raison. Mais aucune trace de démence ne se lisait sur le beau visage impérieux. Simplement une solide détermination et une certaine inquiétude.

— Voulez-vous répéter cela ? demanda Marianne. Je ferais mieux de partir ? Et pour quelle raison, s'il vous plaît ?

— Je vais vous la dire... Le cher Charles vous a raconté, j'imagine, l'entrevue que j'ai eue avec votre ambassadeur ?

— En effet, mais je ne vois pas...

— Vous allez voir...

Passant rapidement sur les détails d'un entretien qui, se soldant par un échec, n'avait plus pour elle qu'un intérêt secondaire, Lady Stanhope en vint à ce qui avait suivi son équipée romantique dans un yali désert : autrement dit la convocation qu'elle avait reçue, dès le lendemain, d'avoir à se rendre à l'ambassade d'Angleterre où Canning souhaitait sa visite.

Un peu inquiète de ce désir trop soudain, elle s'était rendue sans tarder à l'invitation, et Canning ne l'avait pas laissée longtemps dans l'expectative :

— Lady Hester, où avez-vous passé la journée d'hier ? lui demanda-t-il à peine eut-elle franchi le seuil de son cabinet.

Mais elle n'était pas femme à se laisser malmener sans se défendre et la réponse avait valu, en arrogance, la question :

— Vos espions ne vous ont donc pas renseigné ?

Commencé de la sorte, le dialogue n'allait pas tarder à s'envenimer. L'ambassadeur fit entendre à sa turbulente ressortissante sa lassitude de la voir entretenir des relations suivies avec l'entourage du chargé d'affaires français. L'entrevue clandestine de la veille faisait, selon lui, déborder le vase et la nièce de Pitt devait à son rang et à ses apparentements de ne pas supporter les conséquences graves de ses folies... à condition, bien entendu, qu'elle renonçât à ses relations scandaleuses... « avec une maîtresse de Buonaparte qui était, en outre, une espionne notoire »...

— J'ai fait entendre au jeune Canning en retour que j'étais assez grande pour choisir moi-même mes amis et l'ai prié de se mêler de ce qui le regardait. Naturellement, il n'a pas aimé du tout cela et pas davantage que je le rappelle à plus de respect pour vous, ainsi qu'à vos liens de parenté avec la mère du Sultan. J'ai cru, alors, qu'il allait entrer en transes :

« Lady Hester, m'a-t-il dit, ou bien vous allez me donner votre parole de rompre toutes relations avec ces gens-là en général et cette femme en particulier, ou bien je vous fais expulser de la ville et rembarquer pour l'Angleterre par le premier bateau venu. Quant à votre princesse de pacotille... - je vous demande pardon, ma chère, mais je cite textuellement ! - j'obtiendrai sous peu de Sa Hautesse qu'elle soit embarquée sur un navire en direction de son pays, mais, à peine sortie du Bosphore, nous nous assurerons de sa personne et nous nous arrangerons pour qu'elle ne nous cause plus de soucis... »

Suffoquée, Marianne resta un instant sans voix. Partagée entre la colère et l'indignation, elle choisit cependant de garder son calme et réussit à offrir à sa compagne un sourire dédaigneux.

— Est-ce que Sir Stratford ne s'illusionnerait pas un peu sur son influence auprès de la Porte ? Faire chasser comme une servante la propre cousine de la Sultane ? C'est impensable !

— Moins que vous ne l'imaginez. Canning entend faire de vous une clause secrète, une sorte de préalable à l'accord qu'il va conclure prochainement avec Mahmoud... un accord pour lequel Sa Hautesse ne demandera pas l'avis de sa mère, pour une fois. Vous serez expulsée... très discrètement, embarquée sans le moindre bruit et quand Sa Hautesse, votre cousine, vous réclamera, vous serez loin... et il ne restera plus à la Validé qu'à vous oublier.

— Mais enfin, cet accord, savez-vous ce qu'il est ? demanda Marianne qui, cette fois, se sentit pâlir.

— Je ne le sais pas exactement, mais je m'en doute. Le bruit court qu'une escadre russe approcherait des Détroits et la marine turque est bien incapable de lui barrer le chemin si elle décide de forcer le Bosphore et de venir canonner Constantinople. Canning a demandé le secours d'une flotte anglaise et, à cette heure, celle de l'amiral Maxwell doit faire route vers nous. Entre la jolie princesse Sant'Anna et quelques gros vaisseaux de ligne, croyez-vous que le Sultan hésitera ?

— Je croyais l'Angleterre plus ou moins alliée à la Russie ? Ou bien n'est-elle son amie que quand il s'agit de s'en prendre à l'empereur Napoléon ?

— Il y a de cela. En outre, il n'est pas question que les deux flottes en viennent à se taper dessus. Simplement, la présence des navires anglais pourrait dissuader les Russes d'aller trop loin avec un état protégé par l'Angleterre et qui, d'ailleurs, est tout prêt à signer le traité de paix ! Vous voyez bien que votre seule chance est de partir avec moi ?

Marianne se leva et, sans répondre, elle alla vers les hublots cerclés de cuivre où tant de fois elle s'était appuyée et qui apportaient la lumière à la cabine, mais sans prêter la moindre attention au spectacle que l'on y découvrait. Le port tumultueux, la foule bigarrée, le pâle soleil, tout cela n'avait aucun intérêt pour elle. Elle avait l'étrange sensation d'être prisonnière d'une gangue glacée qui ne lui laissait éprouver qu'une espèce de dégoût, une lassitude profonde...

Ainsi, la politique des hommes la poursuivait encore et s'acharnait alors même qu'elle avait définitivement renoncé à y jouer le moindre rôle. Elle découvrait qu'il ne suffisait pas, pour qu'on la laissât tranquille, d'abandonner, de vivre paisiblement comme elle vivait depuis deux mois, en permettant de se développer en elle l'enfant qui était le gage de son avenir.

Canning, qui rêvait depuis son arrivée à Constantinople de la renvoyer captive en Angleterre pour y pourrir au fond de quelque forteresse, ne s'était pas laissé désarmer par cette existence discrète de future mère installée au foyer d'une vieille amie. Peut-être même ne voyait-il dans cette discrétion même qu'une source d'intrigues cachées, un paravent commode pour faire peser sur sa politique ottomane une menace. L'agent secret, Marianne Sant'Anna, camouflé en femme enceinte pour tisser plus activement que jamais ses sombres trames...

Et il allait jusqu'à faire de son élimination une clause secrète, un préalable à un important accord diplomatique ! C'eût été sans doute extrêmement flatteur si ce n'avait été d'un ridicule aussi intense. Mais c'était aussi fort inquiétant puisque cet ambassadeur de vingt-quatre ans n'hésitait pas, pour assouvir sa rancune, à faire table rase de la protection d'une reine...