5
LA GRANDE COLÈRE D'ARCADIUS
La pluie ! Elle avait commencé tout de suite après un Noël un peu trop doux et, depuis, elle ne cessait plus, petit crachin rageur et insistant où se dissolvait tout le paysage. De l'autre côté du Bosphore, sur la rive d'Asie, le village de pêcheurs de Kandilli n'offrait plus guère qu'une masse diffuse d'où émergeait l'obligatoire minaret, gros comme un porte-plume. Dans toute cette brume liquide, les couleurs vives des barques, celles des maisons peintes en rose, en vert, en jaune, en bleu ou en mauve, se fondaient dans une espèce de grisaille d'où les quenouilles noires des cyprès n'arrivaient même plus à se détacher. Le Bosphore était sinistre... Sous le cri angoissé des oiseaux de mer, le grand fleuve marin charriait la tristesse à longueur de journée...
Ces journées, Marianne les passait presque toutes dans le « tandour » dont les fenêtres aux grilles dorées surplombaient l'eau grise. C'était une pièce de taille réduite et de forme ronde, toute garnie de divans dont les pieds convergeaient vers le centre. Et ce centre était formé d'un gros poêle de faïence carré, recouvert d'une pièce de laine brodée de mille couleurs dont les occupants des divans soulevaient les pans afin de les étendre sur leurs jambes et de s'assurer ainsi une meilleure défense contre le froid humide.
Le palais d'Hümayunâbâd, construit au siècle précédent par Ibrahim Pacha, et devenu la demeure de Turhan Bey, par la grâce de Mahmoud II, comportait plusieurs de ces pièces confortables mais si Marianne avait élu celle-ci c'est que ses fenêtres en encorbellement donnaient directement sur le Bosphore et lui permettaient de suivre les allées et venues des navires qui l'empruntaient journellement.
C'était une vue beaucoup plus vivifiante que celle des jardins sous la pluie, magnifiques cependant, mais que leurs grands murs de défense rendaient presque aussi lugubres que la forteresse de Rumeli Hissar dont les murailles crénelées et les trois donjons circulaires, étagés au bord de l'eau pour garder le détroit sous le feu de leurs canons, étaient si massifs et si hauts qu'ils demeuraient visibles même quand les brouillards glacés de la mer Noire toute proche enveloppaient cette jonction de deux mondes...
Sauf peut-être pour une brève promenade au jardin, quand une courte rémission de la pluie le permettait, la jeune femme restait là des heures malgré les objurgations de Jolival qui l'implorait de prendre un peu d'exercice et celles du médecin persan que le prince avait attaché à sa personne en remplacement du Dr Meryon. Sa grossesse approchait de son terme. Elle se sentait lourde, fatiguée, n'osant même plus regarder dans un miroir une silhouette dont la déformation était désormais impossible à dissimuler et un visage réduit où les grands yeux verts semblaient avoir tout dévoré.
Mais la vue de la mer était devenue pour Marianne aussi indispensable qu'une drogue et elle ne parvenait plus à s'en arracher qu'au prix d'une peine infinie. Les nuits qui l'obligeaient à quitter son divan étaient interminables, malgré les calmants doux que le médecin, inquiet de sa nervosité croissante, lui administrait.
Les mains abandonnées sur une broderie qu'elle n'achèverait sans doute jamais ou sur un livre qu'elle ne lisait pas, elle demeurait là depuis le coup de canon qui annonçait le lever du jour, jusqu'à celui qui le clôturait, enfermée dans cette cage vitrée qui ressemblait à la chambre de poupe d'un navire, observant les embarcations glissant sous le palais et le petit débarcadère dont les marches de marbre plongeaient dans l'eau trouble, cherchant une silhouette qui ne venait jamais...
L'année 1811 s'était achevée dans le silence, laissant la place à une nouvelle venue dont, déjà, le premier mois s'était écoulé. Et cependant, Jason n'était pas encore venu. Et chaque jour nouveau mordait un peu plus cruellement dans l'espoir de Marianne qui, maintenant, n'était plus loin de désespérer le revoir un jour. S'il n'y avait eu la Sorcière, elle eût même été certaine qu'il avait définitivement renoncé à elle, Marianne, et que son amour était mort à jamais. Le brick, toujours ancré sous la marque de Turhan Bey à l'échelle du Phanar, était l'unique espoir auquel de toutes ses forces elle se raccrochait. Il ne pouvait pas se désintéresser d'un bateau qu'il aimait, même si la femme dont ce bateau portait l'image n'était plus rien pour lui.
Affaiblie, malade, l'angoisse installée dans le cœur, Marianne s'en voulait de ce qu'elle appelait tout bas sa lâcheté. L'ancienne Marianne, celle de Selton qui pourfendait son époux au soir de ses noces pour venger son honneur, eût tourné le dos à un homme qui l'avait si gravement meurtrie. Mais depuis ce temps, deux siècles avaient coulé. Et la femme frileuse et déprimée qui se blottissait dans ses coussins comme un chat malade, -n'avait plus que la force de savourer l'unique désir qui la soutînt encore : le revoir !
Par un navire du marchand Turhan Bey qui accomplissait régulièrement le voyage de Monemvasia, afin d'approvisionner les entrepôts de son maître en vin de Malvoisie, on avait appris que, dans les premiers jours de décembre, l'Américain avait quitté la Morée pour Athènes. Mais depuis, nul ne pouvait dire ce qu'il était devenu. Il semblait s'être volatilisé comme une fumée dans le ciel de l'ancienne capitale de la sagesse.
Cent fois, Marianne s'était fait répéter par Jolival ce que les pêcheurs avaient dit à l'envoyé de Turhan Bey, chargé d'ailleurs par celui-ci de ramener Jason s'il en exprimait le désir : l'étranger avait lu la lettre qu'on lui avait remise fidèlement avec un peu d'or quand sa guérison avait été complète. Puis la glissant dans sa poche sans autre commentaire, il s'était borné à s'inquiéter d'un bateau pour gagner Athènes. Remerciant chaleureusement ses infirmiers bénévoles, il les avait forcés à accepter la moitié de l'or qu'on lui remettait et un matin, à l'aube, il s'était embarqué sur une petite sacolève qui faisait du cabotage le long des côtes et remontait jusqu'au Pirée. Lorsque le capitaine de Turhan Bey était arrivé, Jason était parti depuis une quinzaine de jours.
Qu'avait-il cherché dans Athènes ? La trace de l'homme qui l'avait trompé, détruit, volé et abandonné à la mer cruelle après lui avoir arraché tout ce à quoi il tenait le plus au monde : son amour, son bateau et ses illusions... ou bien un moyen de gagner Constantinople. A moins que, dégoûté de l'Europe et de son humanité, il n'eût cherché tout simplement un navire qui le ramènerait vers Gibraltar et l'immensité atlantique ?...
Et, malheureusement, à mesure que le temps s'étirait, Marianne penchait de plus en plus vers cette dernière hypothèse : elle ne reverrait jamais Jason en ce monde... mais peut-être Dieu lui ferait-il la grâce de prendre sa vie en échange de celle de l'enfant qui allait venir...
Chaque soir, à la même heure, c'est-à-dire quand les premières lumières s'allumaient sur la rive d'Asie, le prince Corrado venait prendre des nouvelles et se présentait à l'entrée du pavillon qui avait été attribué à la jeune femme et qui était éloigné du sien propre de toute la largeur du jardin. En effet, fidèle au curieux style turc du XVIIIe siècle, le palais de Hümayunâbâd était un étonnant assemblage de toits aigus, de racailles, de festons et d'astragales, de kiosques ornés de trèfles et d'arabesques s'avançant sur l'eau ou sur les parterres comme d'énormes cages grillées d'or, de bassins et de pavillons à usages différents, destinés aux bains ou aux rites de la vie quotidienne mais tous ornés de colonettes peintes.
Le cérémonial était toujours le même. Comme s'il voulait marquer nettement son désir d'éviter toute intimité avec sa singulière épouse, le prince arrivait en compagnie d'Arcadius qu'il était allé prendre à la bibliothèque où le vicomte passait la totalité de ses journées environné d'un épais nuage de fumée, entre les auteurs grecs et l'étude du persan. La porte du pavillon leur était ouverte par Gracchus qui, avec la dignité d'un maître d'hôtel chevronné, les conduisait jusqu'au salon où dona Lavinia surveillait discrètement la future mère, les remettait à la femme de charge et revenait à son poste du vestibule où il n'avait rien d'autre à faire que jouer au bilboquet, bâiller interminablement et garder la porte.
Le jeune cocher avait quitté l'ambassade de France la même nuit que Jolival et avec le même luxe de précautions. Renseigné par Jolival qui lui avait expliqué aussi succinctement que possible le miracle qui avait métamorphosé l'Ethiopien Kaleb en Turhan Bey, Gracchus avait fait preuve d'une étonnante maîtrise de soi en s'abstenant de poser la moindre question supplémentaire ou même de montrer le plus léger étonnement. Et si, depuis son entrée dans le palais de Bebek il s'ennuyait ferme, pour rien au monde il ne se fût éloigné de la porte qu'on l'avait chargé de garder, par crainte des machinations de Sir Stratford Canning.
Il n'avait jamais éprouvé pour les Anglais une chaude affection. En digne fils de la Révolution, Gracchus-Hannibal Pioche détestait en bloc tout ce qui pouvait rappeler les affreux « Pitt et Cobourg » de son enfance. Il avait toujours vu d'un très mauvais œil les relations de sa maîtresse avec la nièce dudit Pitt. En outre, il regardait Sir Stratford comme un suppôt de Satan, ses serviteurs comme autant de marmitons infernaux et la nouvelle que tous ces gens osaient menacer sa chère princesse l'avait pratiquement mis en transe. Aussi gardait-il l'élégant battant de cèdre peint qu'on lui avait confié avec l'attention sourcilleuse d'un janissaire préposé à la garde du Trésor. Et, chaque soir, il devait se tenir à quatre pour ne pas faire subir au prince et à Jolival une fouille en règle, tant il craignait que « Canningue » ne se fût glissé sous l'une ou l'autre de leurs apparences pour mieux surprendre sa victime.
A son tour, dona Lavinia guidait les deux hommes jusqu'au tandour puis, elle aussi, revenait reprendre son ouvrage et son poste de vigie, prête à répondre au premier appel de la jeune femme qui, souvent d'ailleurs, la priait de s'installer auprès d'elle, sa présence étant de celles que pouvait supporter même une âme écorchée vive comme celle de Marianne. Car Lavinia, cette silencieuse, savait se taire comme personne.
C'est sans un mot superflu que les deux femmes s'étaient retrouvées. Elles s'étaient embrassées comme s'embrassent une mère et une fille après une longue absence et, ensuite, dona Lavinia avait pris son service auprès de la jeune femme aussi naturellement que si elles ne s'étaient jamais quittées. Depuis, elle l'entourait des soins attentifs que demandait son état, mais sans jamais faire la moindre allusion à l'enfant attendu et, surtout, sans avoir jamais montré la satisfaction de mauvais goût qu'une autre n'eût pas manqué d'étaler. Elle savait trop ce que coûtait à la jeune princesse Sant'Anna l'héritier tant désiré...
Aussi était-elle la seule qui fût autorisée à pénétrer auprès de Marianne. Elle lui donnait son bain, l'aidait à s'habiller, la coiffait, lui portait ses repas et, la nuit, couchait dans la chambre voisine dont la porte demeurait ouverte, prête à répondre au moindre appel.
Au fond de son marasme mental, Marianne était sensible à cette sollicitude silencieuse. Elle se laissait soigner comme une enfant mais, à mesure que son heure approchait, elle réclamait Lavinia de plus en plus souvent à ses côtés, comme si elle éprouvait le besoin de s'assurer qu'au moment difficile elle serait là, prête à l'aider.
Quant au prince, ses visites étaient toutes copiées sur le même modèle. Il entrait, s'enquérait de la santé de la jeune femme, essayait doucement de l'arracher à sa mélancolie en lui rapportant les bruits extérieurs et les nouvelles qui avaient couru la capitale ottomane dans la journée. Parfois, il lui apportait un présent. C'était souvent un livre nouveau, quelques fleurs, un objet rare ou amusant, un bijou, mais jamais de parfum car depuis qu'elle était entrée dans son troisième trimestre, Marianne les avait pris en dégoût et Jolival lui-même, au sortir de sa studieuse tabagie, changeait entièrement de vêtements pour ne pas lui apporter l'odeur du lattaquié qu'elle avait en horreur.
Après un quart d'heure, Corrado se levait, saluait la jeune femme, lui souhaitait une bonne nuit et se retirait, laissant Jolival auprès de son amie. Sa haute silhouette nonchalante disparaissait derrière les rideaux de velours vert que soulevait dona Lavinia et Marianne n'entendait plus parler de lui jusqu'au lendemain.
— Il me fait penser au génie d'Aladin, confia Marianne à Jolival un jour où elle était d'humeur un peu moins sombre. J'ai toujours l'impression que si je frottais une lampe, il apparaîtrait devant moi sous la forme d'une fumée solidifiée.
"Les lauriers de flammes (1ère partie)" отзывы
Отзывы читателей о книге "Les lauriers de flammes (1ère partie)". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Les lauriers de flammes (1ère partie)" друзьям в соцсетях.