Mais, tandis que l'eunuque noir se perdait dans une foule de considérations destinées à lui expliquer cet état de fait sans trop froisser son orgueil de « princesse franque », Marianne songeait qu'au fond cela lui était parfaitement égal et que, même, elle préférait infiniment qu'il en fût ainsi. Elle n'avait jamais souhaité les charges d'une mission diplomatique officielle, l'Empereur ayant insisté lui-même sur le côté discret de son intervention et elle souhaitait encore moins piétiner les plates-bandes du malheureux Latour-Maubourg dont elle avait déjà eu tout le temps de mesurer les difficultés.
Le caïque toucha le quai ; les rames se relevèrent.
Marianne fut invitée à quitter son tendelet et à prendre place dans une sorte de boîte en forme d'œuf aplati sur le dessus, garnie de rideaux de brocart et sentant fortement le bois de santal.
Enlevée sur les épaules de six esclaves noirs, la chaise franchit les portes sévèrement gardées par des janissaires armés jusqu'aux dents et plongea dans l'épaisseur humide et parfumée des jardins. Les roses y foisonnaient et aussi les jasmins. L'odeur âpre de la mer disparut, chassée par celle de milliers de fleurs, tandis que le bruit du ressac s'éteignait sous la chanson des fontaines et des chemins d'eau qui cascadaient sur des degrés de porphyre ou de marbre rose.
Marianne se laissait bercer au pas rythmé de ses porteurs et agrandissait ses yeux pour mieux voir. Bientôt, au bout d'une allée, apparut une construction légère, sommée d'une coupole translucide qui brillait dans la nuit comme une énorme lanterne multicolore. C'était un kiosque, l'un de ces petits palais fragiles et précieux comme les sultans aimaient à en émailler leurs jardins. Chacun y apportait la marque de son goût ou de ses souvenirs. Celui-là, élevé au plus haut des jardins, se détachait sur l'horizon sombre de la rive d'Asie et semblait hésiter au bord du Bosphore, comme s'il craignait, en se penchant ainsi, de se laisser attirer par son mirage. Un petit jardin secret l'entourait, planté de hauts cyprès et de tapis de jacinthes bleu tendre que l'art du Bostandji Bachi, le jardinier en chef, puissant seigneur dont la dictature s'étendait sur tous les jardins de l'empire, entretenait en toutes saisons parce qu'elles étaient les fleurs préférées de la Sultane Mère.
Cette retraite charmante, détachée de la masse un peu rébarbative du Sérail, avait un air de fête intime, avec les lanternes roses qui l'éclairaient. Des buissons embaumés, qui avaient l'air couverts de neige, se pressaient contre ses minces colonnes, tandis que, découpées en ombres chinoises sur les verres bleus, verts et mauves de ses fenêtres, passaient et repassaient les silhouettes enturbannées des eunuques de garde.
Quand les esclaves posèrent la litière, un gigantesque personnage surgit de la colonnade et s'inclina devant la nouvelle venue. Celle-ci vit sourire, sous une haute coiffure neigeuse où scintillait un bouquet de rubis sanglants, une ronde figure, si noire et si brillante qu'elle paraissait cirée. Un superbe caftan brodé d'argent et ourlé de zibeline noire enveloppait jusqu'aux pieds une silhouette replète, drapant avec majesté un ventre qui faisait honneur aux cuisines du palais.
D'une voix douce, et dans un français irréprochable, l'imposant personnage s'annonça comme étant le Kizlar Agha, chef des eunuques noirs, et se mit au service de la visiteuse. Puis, s'inclinant de nouveau, il l'informa qu'il allait avoir le grand honneur d'introduire « la noble dame venue de la terre franque auprès de Sa Hautesse la Sultane Validé, Mère très vénérée du Tout-Puissant Padischah »...
— Je vous suis, se contenta de répondre Marianne.
D'un léger coup de pied, elle rejeta en arrière la longue traîne de sa robe de satin vert qui, toute scintillante de perles de cristal, s'étala derrière elle comme un ruisseau changeant. Instinctivement, elle releva la tête, soudain consciente de représenter à cette minute le plus grand empire du monde, puis, serrant avec un peu de nervosité entre ses doigts gantés les minces branches d'un éventail assorti à sa robe qui lui servait surtout à se donner une contenance, elle posa le pied sur les grands tapis de soie bleue qui coulaient jusqu'à la terre des jardins.
Mais, soudain, elle s'arrêta, retenant son souffle pour mieux écouter. Le son d'une guitare venait jusqu'à elle, léger et mélancolique, le son d'une guitare qui jouait :
Nous n'irons plus aux bois, Les lauriers sont coupés ; La belle que voilà Ira les ramasser...
Elle sentit des larmes lui monter aux yeux, tandis que, dans sa gorge, quelque chose se serrait, quelque chose qui était peut-être de la pitié. Dans ce palais d'Orient, la chanson naïve qu'au pays de France les enfants chantaient en dansant une ronde avait l'accent douloureux d'une plainte ou d'un regret. Et, brusquement, elle se demanda ce qu'était au juste la femme qui vivait là, gardée par un apparat millénaire. Qu'allait-elle trouver derrière ces murs transparents ? Une grosse femme gavée de sucreries, gémissante et geignarde ? Une petite vieille desséchée par la claustration (étant à peu près du même âge que sa cousine Joséphine, la Sultane devait approcher la cinquantaine : un âge canonique pour une Marianne de dix-neuf ans) ou une vieille petite fille attardée, capricieuse et superficielle ? Personne n'avait pu lui faire un portrait, même approximatif, de la créole au fabuleux destin, car aucun de ceux qui lui en avaient parlé ne l'avait approchée. Une femme aurait pu en dire davantage, mais aucune Européenne, à sa connaissance, n'avait franchi le seuil du Sérail depuis la mort de Fanny Sébastiani. Et, tout à coup, Marianne eut peur de ce qu'elle allait rencontrer et dont cependant elle attendait tellement.
La chanson déroulait toujours ses notes fragiles. Le Kizlar Agha, conscient de n'être plus suivi, s'était arrêté lui aussi et se retournait :
— Notre Maîtresse, dit-il aimablement, aime à écouter les chansons de son pays... mais elle n'aime pas attendre !
Le charme s'évanouit. Ainsi rappelée à l'ordre, Marianne eut un sourire contrit.
— Excusez-moi ! C'était tellement inattendu... et si joli !
— Le chant de la terre natale est toujours joli aux oreilles de celui qui s'en est éloigné. Ne vous excusez pas.
On se remit en marche. Le son de la guitare se fit plus fort et aussi le parfum des fleurs qui enveloppa Marianne dès qu'elle eut franchi la porte de cèdre ciselé où s'enchâssaient une multitude de minuscules miroirs. Puis, tout à coup, l'énorme silhouette du Kizlar Agha qui bouchait son horizon s'effaça et elle se trouva au seuil d'un univers bleu...
Elle eut l'impression de pénétrer au cœur d'une énorme turquoise. Tout était bleu autour d'elle, depuis les immenses tapis qui recouvraient le sol, jusqu'aux faïences fleuries qui habillaient les murs, en passant par la fontaine qui chantait au milieu de la pièce, les innombrables coussins brodés d'or ou d'argent qui la jonchaient et par les vêtements des femmes qui y étaient accroupies et qui la regardaient.
Bleus aussi, d'un bleu intense et lumineux, les yeux de la femme, assise à la mode orientale, une guitare aux genoux, parmi les coussins d'un large siège d'or surélevé de deux marches, qui tenait à la fois du divan, du trône et du balcon, grâce à une balustrade orfévrée élevée autour. Et Marianne se dit qu'elle n'avait jamais vu de femme aussi belle.
Les années semblaient n'avoir fait qu'effleurer celle qui avait été Aimée Dubucq de Rivery, petite créole de la Martinique, élevée au couvent des Dames de la Visitation de Nantes et qui, alors qu'elle revenait vers son île natale, avait été enlevée en plein golfe de Gascogne par les pirates de Baba Mohammed ben Osman, le vieux maître d'Alger. Sa grâce et son charme étaient intacts.
Vêtue d'une longue robe azurée ouverte sur la poitrine, elle était tellement couverte de perles qu'elle avait l'air d'un coquillage. La vie cloîtrée du harem avait préservé la transparence nacrée de son teint et ses longs cheveux de soie argentée, tressés de perles, encadraient un visage juvénile où le sourire creusait encore des fossettes. Une petite calotte ronde la coiffait. Serti sur cette minuscule coiffure, qu'elle portait avec désinvolture, légèrement de côté, un diamant rose, énorme, taillé en cœur, ruisselait de tous les feux de l'aurore.
L'entrée de Marianne fit naître le silence. Le babil d'oiseau des femmes s'éteignit tandis que, sous la main de leur maîtresse, vivement posée sur les cordes, mouraient les vibrations de la guitare. Plus impressionnée qu'elle ne voulait l'admettre et consciente d'être le point de mire d'une bonne douzaine de paires d'yeux, Marianne, dès le seuil franchi, plongea dans une profonde révérence, se releva, avança protocolairement de trois pas pour exécuter la seconde, fit encore trois pas et s'abîma dans la troisième qui l'amena juste devant les marches du trône, tandis que la voix mesurée du Kizlar Agha déclinait, en turc, ses noms et titres divers. Il y en avait assez long, mais il n'eut pas le temps d'aller jusqu'au bout : Nakhshidil s'était mise à rire.
— C'est très impressionnant, dit-elle, et je savais déjà que vous êtes une très grande dame, ma chère. Mais, si vous le permettez, pour moi, vous êtes ma cousine et c'est à ce titre que j'ai plaisir à vous voir. Venez donc vous asseoir près de moi.
Reposant la guitare, elle se déplaçait au milieu des coussins et tendait à sa visiteuse une petite main étincelante de diamants pour l'attirer auprès d'elle.
— Madame, commença Marianne surprise de cet accueil si simple et si spontané, Votre Majesté est trop bonne et je n'ose...
Le rire léger reprit de plus belle.
— Vous n'osez pas m'obéir ? Venez là, vous dis-je, afin que je vous voie mieux. Mes yeux ne sont plus ce qu'ils étaient, hélas, et comme je ne veux pas porter ces horreurs que l'on nomme des lunettes, il faut que vous approchiez tout près si je veux distinguer chaque trait de votre visage. Là !... voilà qui est mieux, ajouta-t-elle, comme Marianne se décidait à s'asseoir timidement contre la balustrade d'or. Je vois votre figure clairement. Quand vous êtes apparue, tout à l'heure, dans cette robe, j'ai cru qu'une vague de mon cher océan s'était souvenue de moi et venait me rendre visite. Maintenant, je le retrouve dans vos yeux. On m'avait dit que vous étiez très belle, ma chère, mais, en vérité, pour vous, il faudrait trouver un autre mot !
Son sourire, plein de gaieté et de chaleur, rendait peu à peu à Marianne son aisance. A son tour, elle sourit, gardant cependant encore un reste de timidité.
— C'est Votre Majesté qui l'est... infiniment ! Et je la supplie de me pardonner l'émotion où elle me voit : il est si rare de rencontrer une souveraine de légende ! Et plus encore de constater combien la réalité peut dépasser l'imagination.
— Eh bien ! La politesse orientale n'a vraiment pas de secrets pour vous, princesse. Mais nous avons à parler. Commençons par nous assurer la solitude.
Quelques paroles brèves firent lever les femmes qui, massées au pied du trône, dévoraient des yeux la visiteuse. Aucune ne dit un mot. Elles saluèrent en silence et se hâtèrent de sortir dans l'envol de leurs voiles bleus, mais leurs mines traduisaient clairement une vive déception.
Le Kizlar Agha, solennel à son habitude, ferma la marche, appuyé à son bâton d'argent, semblable au berger de quelque nuageux troupeau. En même temps, par une autre porte, entraient des esclaves noires, vêtues de robes argentées, portant sur des plateaux d'or incrustés de diamants le traditionnel café et la non moins traditionnelle confiture de roses qu'elles offrirent aux deux femmes.
Malgré elle, Marianne ne put s'empêcher d'ouvrir de grands yeux en recevant une tasse des mains d'une femme presque prosternée. Habituée au luxe des châteaux anglais, au faste de la cour impériale française et aux raffinements d'un Talleyrand, elle n'avait jamais rien imaginé de comparable à ce qu'on lui offrait : non seulement les plateaux, mais toutes les pièces de ce fabuleux service étaient d'or massif et incrustées d'une telle multitude de brillants que le métal disparaissait presque : la seule petite cuiller qu'elle tournait dans sa tasse représentait une fortune.
En silence, les deux femmes portèrent leur tasse à leurs lèvres mais, par-dessus les bords scintillants, les yeux verts et les yeux bleus se rejoignaient, observateurs, cherchant discrètement à jauger l'adversaire. Car, sous le charme spontané de l'accueil, Marianne sentait, chez son hôtesse, une expectative. Le rite du café leur donnait, à l'une comme à l'autre, un précieux instant de répit avant l'engagement dont nul ne pouvait prévoir ce qu'il allait être...
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