La dernière fois, c'était sur le pont de la Sorcière. Du haut de sa dunette, Jason surveillait le supplice infligé à Kaleb pour avoir tenté de tuer le Dr Leighton et Marianne, folle de colère, l'invectivait, ayant arraché au bourreau le fouet sanglant. Elle revoyait le corps du faux Ethiopien, sans connaissance, lié au grand mât et pesant tragiquement, de tout son poids, sur ses poignets. Elle entendait la voix dédaigneuse de Jason ordonnant :

« Que fait là cette femme ? Qu'on la ramène chez elle !... »

Ils s'étaient affrontés devant tout l'équipage. Elle avait jeté son mépris et sa fureur à la face d'un homme au masque figé, au regard presque dément, d'un homme qui était alors, elle le savait maintenant, au pouvoir d'une drogue destructrice. Mais quels souvenirs cette drogue avait-elle laissés dans sa mémoire ?

Aucun peut-être car, dans le regard que Jason fixait sur son visage, elle retrouvait l'ancienne flamme qu'elle avait bien cru n'y jamais revoir. Une onde de bonheur la parcourut : se pouvait-il que les souvenirs tragiques vécus au large de Cythère pussent s'effacer comme un songe ? Si la mémoire de Jason n'en avait pas gardé trace, avec quelle joie Marianne les balaierait de la sienne.

Jason s'approcha encore, mit un genou sur le divan voisin, se pencha, tendant sa grande main comme s'il offrait un gage de paix.

— Marianne ! dit-il doucement. On m'avait dit que tu étais ici, que je pourrais t'y retrouver, mais je ne pensais pas que ce serait si vite. Il me semble que je rêve. Comment cela est-il possible ?

Elle se souleva parmi ses coussins, tendit ses mains, ses bras, tout son être, trop heureuse pour calculer ses gestes.

— Je te dirai tout ! Mais tu es là ! Enfin ! C'est cela qui est merveilleux ! Viens t'asseoir auprès de moi... là... tout près !

Avec une vivacité dont elle n'était plus capable depuis des semaines, elle rejetait la couverture du tandour, bousculait ses coussins pour lui faire place à son côté, sans plus penser à son état. La déformation de son corps devint alors plus qu'apparente, mais elle le comprit trop tard, en voyant Jason blêmir et se relever vivement, s'écarter.

— Ainsi, fit-il amèrement, cela au moins je ne l'avais pas rêvé ? Ce n'était pas un cauchemar créé par les drogues infernales de Leighton. Tu es enceinte...

Le regard de Marianne s'éteignit. Alors Jolival, comprenant que tout allait une fois encore s'effondrer, que la jeune femme allait encore endurer le martyre, explosa :

— Ah non ! s'écria-t-il. Cela ne va pas recommencer ! Vos histoires, vos grands sentiments et votre orgueil intraitable, je commence à en être saturé, Beaufort ! A peine êtes-vous entré que, déjà, vous prenez des airs de justicier ? Vous nous tombez dessus sans prévenir et dans la situation tout de même irrégulière d'un monsieur qui vient d'essayer de voler quelque chose qui ne lui appartient plus...

— Où prenez-vous que mon navire ne m'appartienne plus ? fit Jason avec hauteur.

— Dans le code maritime ! Votre bateau, mon cher, a été capturé par les Turcs, ramené ici comme la prise qu'il était et le propriétaire en était devenu un certain Achmet Reis, justement parce que c'était lui qui l'avait pris. Sa Hautesse la Sultane Validé, qui est cousine de Marianne, a racheté votre rafiot, l'a fait remettre à neuf, parce que après un séjour aux mains de votre Leighton il en avait le plus grand besoin, et l'a offert à Marianne. Autrement dit, après avoir laissé votre maudit médecin voler Marianne et tenter de l'assassiner dans des conditions affreuses, vous venez maintenant la dépouiller complètement et, par-dessus le marché, vous montez sur vos grands chevaux parce que vous la retrouvez dans un état qui ne vous convient pas ? Ah non, mon cher ! Cela ne va pas se passer comme ça.

Jason haussa les épaules :

— Je ne comprends rien à ce que vous dites ! Leighton s'est comporté avec « moi » comme un brigand, mais je ne sache pas que vous eussiez eu à pâtir de lui...

— Ah, vous ne savez pas ? Vous ne savez pas que la nuit qui a suivi le supplice de Kaleb, alors que vous ronfliez dans votre cabine, abruti de rhum et de drogue, il a fait jeter cette malheureuse enfant dans une chaloupe, sans autre viatique qu'une chemise de nuit et une paire de rames, après l'avoir dépouillée de tout ce qu'elle possédait et avoir fait violer la pauvre Agathe par une partie de l'équipage ? Si la route de la chaloupe n'avait croisé celle d'un pêcheur de Santorin, Marianne, à cette heure serait morte depuis longtemps de soif, d'épuisement et d'insolation. On l'a sauvée de justesse. Mais vous n'y êtes pour rien que je sache ?... Alors, je vous en prie, faites-nous la grâce de mettre une sourdine à vos états d'âme et à vos délicatesses de conscience. Oui, elle est enceinte. Elle est même sur le point d'accoucher, mais ce que vous avez refusé d'entendre sur votre sacré bateau, je vous jure que vous allez l'entendre maintenant, depuis A jusqu'à Z, dussé-je prier Turhan Bey de vous faire enchaîner par ses gens !

— Arcadius ! pria Marianne inquiète de voir son ami dans un pareil état de rage, je vous en prie, calmez-vous...

— Me calmer ? Pas avant que cet âne bâté n'ait été mis en face de la vérité. Alors, écoutez-moi bien, Jason Beaufort : Vous ne sortirez d'ici que lorsque vous aurez entendu la vérité, toute la vérité sur le drame que vit Marianne depuis bientôt un an et que votre stupidité n'a fait qu'aggraver. Vous feriez aussi bien de vous asseoir parce que cela va durer un moment...

Rouge jusqu'à sa demi-calvitie, les poings serrés, dévoré par l'envie de boxer le sombre visage qui lui faisait face, Jolival dressé en face de Jason offrait l'image assez fidèle d'un petit coq de combat. Il ne se souvenait pas d'avoir jamais éprouvé pareille fureur, sauf peut-être quand il avait dix ans et qu'un jeune cousin, par pure méchanceté, avait tué sous ses yeux son chien favori. Le visage crucifié de Marianne quand Jason avait prononcé l'affreuse phrase : « Tu es enceinte ! » si lourde de mépris, lui avait rappelé cet horrible moment et déchaîné en lui des forces assoupies depuis bien longtemps. Sous l'homme du monde sceptique et raffiné, Jolival venait de retrouver un petit Arcadius ramené aux limites de la sauvagerie primitive par un acte de cruauté doublé d'une injustice. Jadis, il s'était jeté sur le grand cousin et l'avait mordu jusqu'au sang, petite bête féroce accrochée si cruellement à la main meurtrière qu'il avait fallu l'en détacher. Et, là encore, Jolival se sentait prêt à mordre.

L'instinct du marin était trop aigu pour qu'il ne comprît pas qu'il était allé trop loin et que, de cet ami fidèle jusqu'à présent, il était en train de se faire un ennemi mortel. Il capitula et, comme on venait de le lui ordonner, il s'assit, croisant l'une sur l'autre ses longues jambes bottées.

— Je vous écoute, soupira-t-il. Je crois qu'en effet il y a beaucoup de choses que j'ignore...

Gêné tout à coup, il n'osait plus regarder du côté de Marianne. La jeune femme, alors, entreprit de quitter son nid de coussins.

— Veuillez appeler dona Lavinia, Jolival ! Je voudrais me retirer...

Jason aussitôt protesta :

— Pourquoi veux-tu t'en aller ? Si j'ai eu des torts, je ne demande qu'à les reconnaître car... moi aussi j'ai souffert. Je t'en prie, reste !

Malgré l'aveu de douleur qu'il venait de faire et qui avait paru coûter énormément à son orgueil, la jeune femme hocha la tête.

— Non. Tout ce que va dire Jolival ne ferait que rappeler des souvenirs trop pénibles pour moi. Et puis, je préfère ne pas être présente. Tu seras ainsi plus libre de tes réactions. Hors de ma présence, tu verras les choses plus clairement. Je ne veux en rien t'influencer...

— Tu ne m'influenceras pas. Reste, je t'en supplie ! J'ai tant de choses à te dire, moi aussi...

— Eh bien, tu me les diras plus tard... si tu as encore envie de les dire. Dans le cas contraire... tu pourras repartir, ce soir même, entièrement libre. Et nous ne nous reverrons jamais. C'est d'ailleurs ce qui se serait produit, n'est-ce pas, si tu avais réussi à t'emparer de la Sorcière ce soir ? Tu savais, cependant, que j'étais dans cette ville. On te l'avait dit et j'avais eu assez de mal à y arriver. Cependant, tu aurais mis à la voile sans même chercher à me revoir...

— Non ! Je te jure que non. Je ne savais pas bien ce que je voulais faire, mais je ne voulais pas m'éloigner vraiment. Mais, vois-tu, lorsque j'ai vu mon bateau parqué au milieu de tous ces rafiots sans âge, je crois que j'ai un peu perdu la tête et je n'ai plus eu qu'une idée : le reprendre, l'enlever de là. Il me semblait qu'il était enlisé au milieu d'un marais... Alors, j'ai recruté quelques hommes qui me paraissaient désœuvrés sur le port et dont la mine n'était pas trop patibulaire et, avec eux, je me suis lancé dans l'aventure. Je pensais que ce ne serait pas très difficile. La garde avait l'air plutôt nonchalante... Et je me suis trompé. Mais je te jure que je n'aurais pas quitté ce pays sans t'avoir revue, sans avoir au moins appris ce que tu étais devenue... je n'aurais pas pu.

— Comment aurais-tu fait ?

— La côte est rocheuse, accidentée. Il doit être possible d'y trouver un mouillage caché... mais je te le dis, je n'ai pas raisonné plus loin. J'ai agi sous le coup d'une impulsion plus forte que moi, une impulsion semblable sans doute à celle qui m'aurait ramené pour te chercher...

Il s'était levé et, maintenant, il la regardait avec angoisse, frappé par sa voix mate, par ce ton résigné qui trahissait tant de lassitude. Il découvrait aussi combien elle paraissait faible et menacée. Dans cette femme alourdie par la maternité prochaine, il ne retrouvait guère l'indomptable et insolente créature qui s'entendait si bien à lui faire perdre la tête et à le jeter hors de lui-même, mais il découvrait en lui, malgré l'espèce d'horreur que lui inspirait son état, un sentiment nouveau, fait du besoin instinctif de la défendre, de la protéger contre cette fatalité accrochée à elle et qui pesait si lourd sur ce dos fragile, de l'arracher à ce destin absurde que le mauvais sort et sa tête chaude lui avaient forgé...

Comme aidée de Lavinia instantanément apparue elle quittait son divan avec une lenteur pénible et s'accrochait au bras de la vieille dame, il éprouva tout à coup le désir fou de la prendre dans ses bras et de l'emporter loin de ce palais dont l'orientalisme choquait son goût sévère autant que son éthique personnelle. Il ébaucha le geste, mais elle l'arrêta d'un regard qui le cloua sur place :

— Non ! fit-elle d'un ton farouche. Ce que tu éprouves, c'est de la pitié. Et je ne veux pas de ta pitié.

— Ne dis pas de sottises ! De la pitié ? Où as-tu pris cela ? Je te jure...

— Ah non ! Ne jure pas !... tout à l'heure, quand tu es entré, j'étais prête à tout oublier de ce qui s'est passé sur ton bateau. Je crois même que j'avais tout oublié... mais tu as tout réveillé. Alors je ne veux pas t'écouter davantage. C'est toi, au contraire, qui vas écouter Jolival. Ensuite, je te l'ai dit, tu seras libre de décider...

— Mais de décider quoi ?

— Si tu veux que nous demeurions... amis. Quand tu auras en main les éléments du problème, tu verras si tu peux toujours me conserver quelque estime. Quant à tes sentiments, cela relève uniquement de ton cœur...

— Reste ! pria Jason. Je suis sûr de moi.

— Tu as de la chance. Moi, je ne le suis pas. J'étais heureuse tout à l'heure, maintenant, je ne sais plus... Aussi, je préfère me retirer.

— Laissez-la partir ! ordonna Jolival. Elle est fatiguée, malade... Elle a besoin de repos et, en revanche, elle n'a aucun besoin de supporter l'épreuve que serait pour elle ce récit. Il y a des souvenirs que l'on n'éprouve guère de joie à évoquer. Et puis je serai, moi aussi, plus à l'aise pour vous faire entendre ma façon de penser. Dona Lavinia, ajouta-t-il avec beaucoup plus d'amabilité, voulez-vous mettre un comble à vos bontés en nous faisant apporter du café, beaucoup de café ? Je crois que nous en aurons besoin l'un et l'autre.

— Vous aurez tout le café que vous voulez, monsieur le vicomte et aussi quelques nourritures plus consistantes, car ce monsieur a peut-être besoin de se restaurer.

Jason ouvrait déjà la bouche, peut-être pour refuser, mais Marianne lui coupa la parole.

— Tu peux accepter le pain et le sel de cette maison, car ce sont ceux de l'ami qui, depuis des mois, a veillé sur toi... et sur moi. Avant de partir, il y a encore une chose que je veux te dire : quels que soient tes sentiments, tout à l'heure, tu retrouveras ton navire. Jolival t'en remettra les titres de propriété.