— Comment est-ce possible ? Vous m'avez dit qu'il t'appartenait et, cependant, il porte une marque étrangère.
— Il porte la marque des vaisseaux de Turhan Bey ! répondit Marianne avec lassitude. C'est-à-dire celle du maître de ce palais. Mais cette marque sert seulement à protéger la Sorcière contre les appétits de l'ambassadeur d'Angleterre. Comme l'a dit Jolival, c'est à moi que la Sultane, ma cousine, en a fait cadeau après l'avoir racheté, mais je n'ai jamais considéré cela autrement que comme un dépôt...
Avec plus de force que l'on n'aurait pu en attendre de son corps épuisé, elle entraîna dona Lavinia hors de la pièce, maîtrisant ses larmes de son mieux.
S'arracher à une présence qu'elle avait tant désirée exigeait d'elle un pénible effort, mais il était nettement au-dessus de ses forces d'entendre Jolival retracer par le menu les nuits abominables du palais Soranzo et tout ce qui s'en était suivi. Car, bien qu'elle n'eût été, dans tout cela, qu'une victime, il y avait certains détails cruels pour sa pudeur qu'elle ne pouvait toujours pas évoquer sans malaise. Et elle refusait farouchement de rougir devant l'homme qu'elle aimait. Il n'avait que trop tendance, déjà, à lui imposer ce rôle de coupable qui la révoltait.
La psychologie de l'Américain était à la fois simple et complexe. Son amour pour Marianne était, peut-être, toujours aussi vivace et cette pensée était bien le seul réconfort que la jeune femme eût retiré des quelques instants passés auprès de lui. D'autre part, Jason était prisonnier d'une éducation protestante et presque puritaine, de principes moraux rigides qui ne l'empêchaient cependant pas, en dépit d'une grande générosité naturelle et d'un caractère plutôt chevaleresque, d'être un défenseur convaincu de l'esclavage qu'il considérait comme un état tout naturel pour les
Noirs, chose que Marianne, elle, ne pouvait admettre.
Au fond, c'était de cette double tendance que procédaient les actes et les sentiments de cet homme. Une femme pouvait attendre de lui les plus grands égards et le plus profond respect, mais, au moindre faux pas, ses réactions étaient entières et brutales. La malheureuse allait rejoindre, dans son esprit, le troupeau indistinct des filles qu'il avait pu rencontrer dans tous les ports du monde et qui, à ses yeux, méritaient plutôt moins de considération que les esclaves de la « Faye-Blanche », la plantation familiale aux environs de Charleston. Qu'une créature appartenant à ce sexe suspect réussît, comme c'était le cas de Marianne, à lui inspirer une véritable passion et la belle machine humaine qui s'appelait Jason Beaufort s'en trouvait complètement déréglée...
Revenue dans sa chambre, Marianne regarda son vaste lit avec une espèce de répugnance. Malgré sa fatigue, elle n'éprouvait pas la moindre envie de dormir. Ses pensées anxieuses demeuraient là-bas, dans le tandour tiède où Jason écoutait Jolival lui conter une horrible histoire, sans peut-être y mettre beaucoup de formes, car le vicomte était visiblement décidé à ne rien épargner à son interlocuteur...
Le souvenir de la fureur qui avait secoué son vieil ami arracha un sourire intérieur à Marianne et, une fois encore, elle remercia mentalement le Ciel de lui avoir donné, dans sa vie mouvementée, ce défenseur à toute épreuve. Dieu sait comment, dans son état, elle se serait comportée en face des principes de Jason. Le souvenir de la scène qui les avait opposés, dans le roof de la Sorcière, brûlait encore ses joues.
Tournant le dos à la couche qu'une femme de chambre avait ouverte, elle alla s'asseoir sur un gigantesque coussin de satin blanc disposé devant une table basse, où s'étalaient une infinité de pots et de fioles. Dona Lavinia, qui l'avait suivie, jeta sur ses épaules une serviette de lin bleu et se mit à défaire les épingles qui retenaient la pesante chevelure de la jeune femme. Marianne la laissa faire puis, quand ses cheveux noirs, libérés, coulèrent librement sur ses épaules, elle arrêta sa suivante qui déjà s'emparait des brosses d'argent.
— Chère Lavinia, murmura-t-elle, je voudrais que vous retourniez au tandour... ou tout au moins au salon bleu. Il se peut que M. de Jolival ait besoin de vous.
La vieille dame sourit, compréhensive.
— Je crois lui avoir fait porter tout ce dont il pouvait avoir besoin, mais peut-être souhaitez-vous, Madame, que je lui fasse tenir un message de vous ?
— Oui. Je voudrais que vous lui disiez... discrètement, de venir ici avant de rentrer dans ses appartements. Même si c'est très tard, il faut qu'il vienne. Je ne me coucherai pas avant...
— Ce n'est pas raisonnable, Madame. Le médecin exige que vous vous couchiez tôt et que vous dormiez beaucoup.
— Comme c'est facile à exécuter quand le sommeil vous fuit ! Eh bien, revenez m'aider à me coucher, mais ne fermez rien et n'éteignez pas les lampes. Ensuite, vous pourrez aller dormir. Il sera inutile d'attendre l'arrivée du vicomte. Ces messieurs peuvent en avoir pour longtemps.
— Devrai-je faire préparer une chambre pour l'ami de Votre Altesse ?
Sans qu'elle en eût conscience, le ton de dona Lavinia s'était durci imperceptiblement sur les derniers mots. L'affection fidèle que, depuis toujours, elle portait à son maître, lui avait fait sentir, dans ce grand étranger trop séduisant, un danger, une menace. Et Marianne eut honte, tout à coup, de la situation que créait l'arrivée inopinée de Jason : celle d'une femme dont l'amant s'introduit chez le mari... un mari qui n'avait cessé de la couvrir de bienfaits. Elle avait beau se dire qu'elle payait, pour tout cela, un prix élevé, l'impression désagréable n'en demeurait pas moins. Il n'était décidément pas facile de vivre à l'aise dans un mauvais rôle.
Le regard qu'elle leva sur Lavinia était plein d'involontaire contrition.
— Sincèrement, je l'ignore. Il se peut qu'il reparte immédiatement, mais il se peut aussi qu'il accepte d'achever la nuit ici. De toute façon, son séjour ne pourra excéder quelques heures...
La gouvernante approuva de la tête, aida Marianne à passer une robe de nuit, l'installa dans son grand lit en étalant soigneusement les oreillers sous ses épaules. Puis elle vérifia les lampes, s'assura des mèches et du niveau d'huile, fit une révérence et sortit pour accomplir la mission dont on l'avait chargée.
Demeurée seule, Marianne resta un moment immobile, goûtant la tiédeur parfumée des draps et la lumière adoucie de la pièce. Elle s'efforça de faire le vide dans son esprit, de ne plus penser, mais c'était au-dessus de ses forces. Incessamment, son esprit retournait au tandour où il imaginait les deux hommes : Jolival tournant en rond autour du poêle dans l'espace restreint que laissaient les divans ; Jason, assis sans doute, les coudes aux genoux et les mains nouées, dans une attitude qu'elle lui avait vu cent fois quand il tendait toute son attention... Malgré les paroles dures qu'elle lui avait fait entendre, jamais Marianne ne l'avait autant aimé.
Pour tenter d'échapper à son idée fixe, elle prit, au hasard, l'un des livres qui étaient disposés à son chevet, mais, en dehors du titre, elle ne parvint pas à démêler la signification d'une seule ligne, bien qu'elle connût le texte à peu près par cœur. C'était un exemplaire en italien de la Divine Comédie, l'une des œuvres qu'elle aimait le plus au monde, mais les lettres dansaient devant ses yeux, aussi hermétiques momentanément que l'alphabet hittite. Finalement, agacée, elle jeta le livre, ferma les yeux... et s'endormit sans même s'en rendre compte.
Une soudaine douleur la réveilla. Elle n'avait pas dû dormir longtemps, car le niveau d'huile n'avait qu'à peine baissé dans sa lampe de chevet. Et, autour d'elle, tout était silence. Le palais, enveloppé d'obscurité, paraissait sommeiller, emmitouflé dans ses rideaux, ses tentures et ses coussins comme au cœur d'un moelleux cocon. Pourtant, Jolival n'était pas encore venu et, bien certainement, tout le monde ne dormait pas.
Les yeux grands ouverts, Marianne demeura immobile un moment, écoutant les battements de son cœur, épiant le cheminement de cette douleur qui, partie de ses reins, irradiait lentement tout son corps. Ce n'était pas violent et cela diminuait déjà, mais c'était comme un avertissement, le signe avant-coureur, peut-être, de l'épreuve qui se préparait. Le temps était-il venu de déposer enfin son fardeau ?
Elle hésita sur ce qu'il convenait de faire et préféra qu'une autre douleur vînt confirmer son diagnostic, peut-être un peu hâtif, pour faire demander le médecin qui, à cette heure, devait dormir à poings fermés... Elle tendait la main vers la sonnette pour appeler dona Lavinia et lui demander ce qu'elle en pensait, quand on gratta discrètement à la porte. Sans attendre la réponse, celle-ci s'ouvrit doucement pour laisser passer la tête d'Arcadius.
— Je peux entrer ?
— Bien sûr ! Je vous attendais, mon ami...
La douleur maintenant avait complètement disparu. Marianne se redressa dans son lit et s'accota à ses oreillers, revigorée par le sourire qui illuminait le visage de son ami où l'on eût cherché vainement trace de la colère de tout à l'heure. Dans l'ombre du lit, les yeux de Marianne se mirent à briller d'une joie anticipée :
— Jason ? Où est-il ?
— Je pense qu'à cette minute il doit se disposer à se coucher. Il a grand besoin de sommeil... Moi aussi, d'ailleurs, car, avec le café, dona Lavinia nous a fait porter une bouteille... d'excellent cognac ! Je me demande ce qu'elle pensera en constatant qu'il n'en reste plus...
Suffoquée, Marianne le regarda avec stupeur. Ça, c'était le comble ! Alors qu'elle les croyait engagés dans une discussion grave, presque dramatique, les deux compères avaient trouvé plus simple de s'enivrer à moitié ! Il n'y avait pas à se tromper sur la mine réjouie, le nez un peu trop rouge et les yeux un peu vagues de Jolival. Il était dans ce qu'il est convenu d'appeler un léger état d'ébriété et Marianne, soudain inquiète, se demanda s'il fallait tellement se réjouir de cette euphorie passagère.
— Cela ne me dit pas où est Jason, reprit-elle sévèrement. Néanmoins, je suis heureuse de constater que vous avez passé une excellente soirée.
— Excellente ! Nous sommes d'accord sur toute la ligne. Mais... vous me faisiez la grâce de me demander où se trouve notre ami ? Eh bien, il est dans la chambre voisine de la mienne.
— Il a accepté de passer la nuit ici ?... Chez le prince Sant'Anna ?
— Il n'avait aucune raison de refuser. Et puis, qui parle ici du prince Sant'Anna. Nous sommes chez Turhan Bey. Autrement dit, chez celui que Beaufort a connu sous le nom de Kaleb !
— Vous deviez tout lui apprendre, s'insurgea Marianne. Pourquoi n'avez-vous pas dit...
— Que ces trois personnes, comme Dieu lui-même, ne formaient qu'un seul être ? Non, ma chère enfant. Voyez-vous, continua Jolival abandonnant le ton badin qu'il avait employé jusque-là pour devenir étrangement sérieux, je ne me suis pas senti le droit de révéler un secret qui ne m'appartient pas... et qui ne vous appartient pas davantage d'ailleurs. Si le prince souhaite que Jason Beaufort sache qu'il a failli faire mourir votre époux sous le fouet et l'a traité comme un esclave, il saura bien nous le dire. Mais moi je crois qu'étant donné le genre de considération que Jason porte aux gens de couleur, il vaut mieux qu'il continue d'ignorer cette vérité-là. Puisque après la naissance de l'enfant, vous cesserez vos relations avec le prince et reprendrez votre liberté, il n'y a aucun inconvénient à ce que Beaufort s'imagine toujours qu'il est mort.
Tandis qu'il parlait, Marianne, d'abord révoltée, se calmait peu à peu et réfléchissait. La sagesse de Jolival, même quand il la tirait d'un flacon vénérable, était parfois assez déroutante, mais elle était efficace. Et bien souvent, contre vents et marées, il avait eu raison...
— Mais, dans ce cas, dit-elle, comment avez-vous expliqué le double fait que j'aie accepté de demeurer... dans cet état et que j'habite chez l'ex-Kaleb ?
Jolival, qui semblait avoir quelque peine à garder son équilibre en station debout, s'assit pudiquement sur un coin du lit et tira son mouchoir pour s'éponger le front, car il paraissait avoir vraiment très chaud. Toute sa personne fleurait une vigoureuse odeur de tabac, mais contrairement à son habitude, Marianne n'y fit même pas attention.
— Allons ! répéta-t-elle. Comment avez-vous expliqué cela ?
— De la façon la plus simple... et même sans altérer beaucoup la réalité. Vous avez gardé l'enfant conçu dans ces affreuses circonstances – je dois dire qu'il vaut beaucoup mieux pour le sieur Damiani avoir quitté ce monde, car notre héros ne rêve, à cette heure, que lui faire subir les pires tourments - Où en étais-je ?... Ah oui ! Donc vous avez conservé cet enfant parce qu'il n'était plus possible de vous en libérer sans mettre votre existence en grand danger. Cela, Beaufort n'a pu que l'approuver, d'autant que sa morale à lui est beaucoup plus rigide que la vôtre... enfin, je veux dire que la nôtre...
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