— Que voulez-vous dire ? fit Marianne vexée.

— Ceci : quel que soit le père et quelles que soient les circonstances, Beaufort considère comme une criminelle la femme qui se fait avorter. Que voulez-vous, c'est un garçon qui a des principes et, au nombre de ceux-ci, se trouvent un respect de la vie humaine et une espèce de vénération pour les enfants poussés à leur point extrême.

— Autrement dit, fit Marianne abasourdie, il était furieux, indigné que j'attende un enfant, mais il n'aurait pas admis que je m'en débarrasse ?

— C'est exactement ça. Il m'a dit : « J'avais cru, de bonne foi que cet... incident faisait partie des cauchemars qui m'ont hanté si longtemps, mais puisque c'était la réalité, je suis heureux d'apprendre que vous avez eu assez de bon sens pour l'empêcher de commettre cette sottise ! Les femmes devraient comprendre qu'un enfant est beaucoup plus leur œuvre que celle de l'homme. Quel que soit le géniteur, il tient à sa mère par des liens que certaines d'entre elles ne découvrent souvent que lorsqu'il est trop tard ! » Vous voyez que je n'ai pas eu à chercher beaucoup d'explications : il les trouvait tout seul...

— Et ma présence ici ?

— Tout aussi simple ! Kaleb vous devait la vie. Revenu à sa véritable personnalité, il était naturel que, devant les manigances de l'ambassadeur anglais, il vous offrît le refuge de sa maison où nul n'aurait l'idée de vous chercher !

— Et Jason a admis cela ?

— Sans l'ombre d'une hésitation. Il est bourré de remords à l'idée d'avoir traité comme il l'a fait un homme de cette valeur... et de cette importance. Aussi est-il fermement décidé à lui offrir des excuses dès demain matin. Soyez tranquille ! se hâta-t-il d'ajouter devant le geste d'inquiétude ébauché par Marianne. J'ai l'intention, avant d'aller au lit, de mettre le prince au courant.

— A cette heure-ci ? Il doit dormir...

— Non. C'est un homme qui ne dort guère et qui vit beaucoup la nuit. Il lit, il écrit, il s'occupe de ses collections et de ses affaires qui sont très vastes. Vous ignorez tout de lui, Marianne, mais je peux vous dire, moi, que c'est un personnage des plus intéressants...

Quelle mouche piquait Jolival ? Allait-il maintenant se lancer dans le panégyrique du prince ? Et comment pouvait-il se laisser si facilement détourner du sujet, brûlant cependant, qui tourmentait Marianne ?

— Jolival, fit-elle avec un peu d'agacement, je vous en prie, revenons à Jason. Qu'a-t-il dit encore ? Que pense-t-il ? Que veut-il faire ?

Décidément brouillé avec les convenances, Arcadius bâilla démesurément, se leva et s'étira comme un chat maigre.

— Ce qu'il a dit ? Ma foi, je ne m'en souviens plus ! Mais ce qu'il pense, je peux vous le dire : il vous aime plus que jamais et il est plus encombré de remords qu'un jardin abandonné depuis vingt ans n'est envahi de mauvaises herbes. Quant à ce qu'il veut faire... ma foi, il vous le dira lui-même demain matin, car, naturellement, à peine aura-t-il posé le pied par terre qu'il se précipitera à votre porte. Toutefois... ne l'attendez tout de même pas trop tôt.

Marianne était trop heureuse pour en vouloir à son vieil ami d'un persiflage qu'elle attribuait pour une bonne partie à l'excellence des crus charentais.

— Je vois ce que c'est, fit-elle en riant. Votre beuverie de ce soir risque de lui laisser des souvenirs douloureux...

— Oh ! Il a la tête solide. Il est jeune, lui. Mais enfin trop, c'est trop ! Pour vous éviter de vous torturer la cervelle durant tout le reste de la nuit, je crois tout de même pouvoir ajouter que Beaufort compte vous demander humblement de le rejoindre en Amérique dès que votre situation de santé le permettra.

— Le rejoindre ? Mais pourquoi ne pas partir ensemble ? Pourquoi ne m'attendrait-il pas ?

Elle s'agitait maintenant et Jolival, se penchant, posa doucement les deux mains sur ses épaules pour l'obliger à se recoucher.

— Ne recommencez pas à faire la folle, Marianne ! La situation est grave à Washington, car les relations se tendent entre le président Madison et Londres. Beaufort m'a dit qu'à Athènes il avait rencontré l'un de ses amis, cousin de ce capitaine Bainbridge qui, forcé par le Dey d'Alger de porter sur son navire un tribut au Sultan, fut le seul Américain, avant Beaufort, à s'être jamais risqué jusqu'ici. Cet homme regagnait les Etats-Unis au plus vite, car Bainbridge, qui a été nommé commandant en chef de la flotte américaine, rassemble tous les meilleurs navires et les meilleurs marins. La guerre qui se prépare sera navale au moins autant que terrestre. Son ami voulait emmener Beaufort, mais celui-ci tenait à venir jusqu'ici pour vous retrouver...

— Et surtout pour retrouver son navire, ajouta mélancoliquement Marianne. Si la marine américaine a besoin de ses capitaines, elle a encore beaucoup plus besoin de ses bateaux. Le brick est une belle unité, rapide et bien armée... et puis il colle à Jason presque autant qu'une seconde peau. Vous êtes bon, Jolival, d'essayer de me dorer la pilule, mais je me demande si le prince n'avait pas raison ce fameux jour où il est parti en claquant les portes : sans l'appât de la Sorcière, qui sait si nous aurions jamais revu Jason Beaufort... Malgré ce que j'ai entendu ce soir, je ne parviens pas à m'ôter cette idée de l'esprit.

— Allons ! Cessez de vous mettre martel en tête. Beaufort n'est pas homme à déguiser ses sentiments ni sa façon de penser, vous le savez aussi bien que moi. Or, il a tout balayé de ses préjugés et de ses rancunes. Que vous importe alors une situation internationale tendue si vous retrouvez le bonheur ?

— Le bonheur ? murmura Marianne. Oubliez-vous qu'une guerre signifie que Jason devra se battre ?

— Ma chère, on ne fait guère que cela chez nous depuis plus de dix ans et cela n'empêche pas une foule de femmes d'être heureuses. Oubliez la guerre ! Reposez-vous, détendez-vous, donnez au prince l'enfant qu'il désire tellement et ensuite... si vous le désirez toujours, nous reprendrons ensemble et tranquillement le chemin de l'Italie où vous réglerez définitivement votre situation. Après quoi, il ne nous restera plus qu'à nous embarquer pour les Carolines.

La voix de Jolival, un peu épaissie par l'alcool, ronronnait, berceuse, lénifiante, mais Marianne n'y releva pas moins immédiatement la phrase suspecte :

— Si je le désire toujours ? Vous devenez fou, Arcadius ?

Il eut un sourire un peu vague, un geste évasif :

— Souvent femme varie !... se contenta-t-il de répondre sans expliquer autrement sa pensée.

Mais comment faire comprendre à cette trop jeune femme épuisée, écorchée vive, mais ramenée d'un seul coup à la vie et à l'espoir du bonheur par le retour de l'homme aimé, qu'elle ne connaissait encore rien de la maternité et de ses surprises ? Elle considérait ce qui allait venir comme une épreuve et comme une espèce de formalité tout à la fois. Mais elle ne savait pas qu'elle aurait peut-être plus de peine qu'elle ne l'imaginait à chasser de sa vie et de sa pensée l'enfant qu'elle n'avait pas désiré.

Néanmoins, ce serait du temps perdu qu'essayer de la mettre en face des réalités. Tant qu'elle ne tiendrait pas dans ses bras le petit paquet vivant qui, bientôt, se détacherait de sa chair, Marianne ignorerait tout de ses propres réactions en face de la plus grande merveille de tous les temps : la naissance d'un homme ou d'une femme.

Pour le moment, d'ailleurs, le visage de la jeune femme s'était fermé :

— Je ne varierai pas, affirma-t-elle avec un entêtement encore enfantin.

Mais son dernier mot s'acheva sur un court gémissement. La douleur revenait, sournoise, lentement envahissante... Jolival qui, avec un haussement d'épaules philosophe, se disposait à regagner son lit, s'arrêta net :

— Qu'avez-vous ?

— Je... je ne sais pas. Une douleur... oh, pas très pénible, mais c'est la seconde et je me demande...

Elle n'ajouta rien. Déjà Jolival se ruait dans le petit couloir qui reliait la chambre de Marianne à celle de dona Lavinia, poussant des clameurs à réveiller tout un cimetière.

« Il va ameuter la maison ! » pensa Marianne, mais elle savait déjà qu'elle allait avoir besoin de secours et que l'heure était venue, pour elle, d'accomplir son grand travail de femme...

6

« JE SUIS DE CE PEUPLE LIBRE... »

Les douleurs duraient depuis plus de trente heures et l'enfant n'était toujours pas apparu.

Enfermée dans sa chambre avec dona Lavinia et le médecin, Marianne subissait l'assaut de la souffrance avec une résistance qui allait s'amenuisant. Lorsque les contractions étaient devenues plus fortes, elle s'était appliquée à ne pas crier, mettant une sorte de point d'honneur à se comporter avec le stoïcisme d'une véritable grande dame. C'était tout juste si un gémissement réussissait à franchir ses dents serrées.

Mais l'épreuve durait depuis trop longtemps et Marianne, torturée presque sans répit, avait tout oublié de ses fermes résolutions. Dans le lit trempé de sueur où elle se débattait comme une bête prise au piège, elle hurlait maintenant sans retenue. Et il y avait des heures qu'elle criait ainsi, d'une voix qui, cependant, allait en s'affaiblissant. Elle ne désirait plus qu'une chose : mourir... Et le plus vite possible pour que tout cela cesse...

Ses cris trouvaient un écho dans le cœur des deux hommes qui attendaient dans le boudoir voisin de sa chambre.

Jolival, debout devant une fenêtre, se rongeait les ongles, l'œil fixe, et semblait planté là jusqu'à la consommation des siècles.

Quant à Jason Beaufort, son flegme quasi britannique avait volé en éclats aux premières plaintes de la jeune femme. Pâle et les yeux creux, il fumait avec une espèce de rage, allumant un cigare après l'autre et, parfois, il se bouchait les oreilles quand les cris lui paraissaient plus affreux. Le talon de ses bottes avait creusé un grand trou dans la laine du tapis...

Le jour se levait. Ni le marin ni le vicomte n'avaient dormi depuis la veille, mais ils n'avaient pas l'air de s'en apercevoir. Cependant, au moment précis où tonnait au loin le coup de canon annonçant l'aurore, une plainte qui s'acheva en un sanglot désespéré vint de la chambre et fit bondir Jason, comme si le canon avait atteint Marianne.

— C'est intolérable ! s'écria-t-il. Ne peut-on rien faire ? Faut-il vraiment qu'elle endure cette agonie ?

Jolival haussa les épaules.

— Il paraît que c'est naturel... Le médecin dit qu'un premier enfant se fait parfois attendre longtemps.

— Le médecin ! Vous avez confiance en cet âne solennel ? Pas moi.

— Ce doit être à cause de son turban, remarqua Jolival. Vous pensez sans doute qu'un médecin ne peut être valable qu'en habit et cravate ? Celui-là est un habile homme, autant que j'aie pu en juger en parlant avec lui. N'empêche que je commence à partager votre façon de voir. Quand j'ai ouvert la porte, tout à l'heure, il était assis dans un coin, le nez sur la poitrine, égrenant son chapelet d'ambre sans s'occuper autrement de la pauvre Marianne qui criait à fendre l'âme.

Jason fonça sur la porte comme s'il voulait l'enfoncer.

— Je vais aller lui dire ma façon de penser, cria-t-il.

— Inutile, c'est fait ! Cela ne l'émeut d'ailleurs en aucune façon. Je lui ai également demandé combien de temps ce supplice allait durer encore.

— Et qu'a-t-il répondu ?

— Inch'Allah !...

Le teint basané du marin vira au rouge brique.

— Oui ? Eh bien, nous allons voir s'il osera me répondre la même chose !...

Il allait s'élancer dans la chambre de la jeune femme quand la porte qui donnait sur une galerie extérieure s'ouvrit sous la main d'une servante, livrant passage à une apparition impressionnante : celle d'une grande femme enveloppée de mousselines noires et coiffée d'une espèce de hennin orfévré qui, dans le premier rayon du soleil, brillait comme de l'or aussi pur que celui des longs pendants d'oreilles tremblant le long de ses joues.

En pénétrant dans la pièce, que les cigares de Jason avaient transformée en tabagie, Rébecca eut un mouvement de recul et, de la main, fit le geste de dissiper l'épaisse fumée bleuâtre. Elle regarda tour à tour les deux hommes qui la considéraient comme si elle eût été la statue du Commandeur soudainement apparue pour leur demander compte de leurs fautes. Puis, allant à la fenêtre, elle l'ouvrit avec décision, laissant entrer par l'ouverture béante le froid humide du jardin.

— On ne fume pas près de la chambre d'une femme en mal d'enfant, fit-elle sévèrement. D'ailleurs, des hommes n'ont rien à faire, à pareille heure, dans un appartement féminin. Sortez !