Sidérés par la raideur du ton, les deux hommes se regardèrent, mais déjà Rébecca leur ouvrait la porte qu'elle venait de franchir et d'un geste autoritaire leur indiquait la galerie.
— Allez-vous-en, vous dis-je ! Je vous appellerai quand tout sera fini !...
— Mais... qui êtes-vous ? réussit à articuler Jolival.
— On me nomme Rébecca, daigna répondre l'inconnue. Mon père est le médecin Juda ben Nathan, du quartier de Kassim Pacha... et le seigneur Turhan Bey m'a fait chercher il y a une heure pour aider une amie dont l'accouchement se passe mal.
Renseigné, Jolival se dirigea docilement vers la porte, mais Jason regardait cette femme arrogante, que sa coiffure faisait plus grande que lui, avec méfiance.
— Il vous a fait chercher, dites-vous ? Je n'en crois rien, car il y a là son médecin personnel.
— Je sais ! Djelal Osman Bey est un bon médecin, mais il a, sur les accouchements, les idées d'un vrai croyant de l'Islam : la femme doit livrer son combat et il faut en attendre l'issue avant d'intervenir. Mais il y a des cas où il ne faut pas trop attendre. Alors, s'il vous plaît, ne me faites pas perdre encore plus de temps avec des explications oiseuses.
— Venez, intervint Jolival entraînant l'Américain rétif. Laissons-la ! Turhan Bey sait ce qu'il fait...
Depuis l'aube précédente, ni lui ni Jason n'avaient aperçu le maître d'Hümayunâbâd. Il était apparu subitement au milieu du tohu-bohu suscité par les appels au secours de Jolival et quand Jason, réveillé à son tour par les cris affolés des servantes, était venu voir ce qui se passait, les deux hommes s'étaient trouvés face à face.
Malgré les appréhensions de Jolival et les vapeurs du cognac, la rencontre s'était passée dans le plus grand calme. Très maître de lui, Jason Beaufort avait remercié chaleureusement l'homme qui l'avait sauvé. Il s'était arrangé, aussi, pour présenter, avec une délicatesse inattendue chez un homme de cette trempe, des excuses pleines de tact pour n'avoir pas toujours traité avec les égards nécessaires un homme dont il ignorait totalement la véritable identité et qui s'était présenté à lui sous l'apparence romantique d'un esclave en fuite. Et « Turhan Bey », faisant assaut de courtoisie, avait assuré son ancien employeur qu'il ne lui gardait nullement rancune d'un traitement dont il était seul responsable. Après quoi, il avait prié l'Américain de considérer sa demeure comme la sienne propre et d'user à sa guise de ses biens comme de son influence.
Impassible, il avait écouté les paroles émues que Jason trouvait pour le remercier d'avoir recueilli la princesse Sant'Anna et d'avoir, en quelque sorte, réparé envers elle les graves torts dont lui, Jason Beaufort, s'était inconsciemment rendu coupable, se contentant de répondre que c'était là chose toute naturelle. Puis il s'était retiré sur un salut courtois et depuis on ne l'avait pas revu.
A Jolival qui s'était présenté à la porte du pavillon qu'il habitait, on avait répondu que « le seigneur Turhan Bey était à ses entrepôts ».
Cependant, les deux hommes, chassés par Rébecca, erraient dans la longue galerie couverte. A travers le jardin dépouillé par l'hiver, elle rejoignait un kiosque peint de mille couleurs, qui faisait naître dans toute cette grisaille une fleur énorme et insolite. Tous deux se sentaient gauches, empêtrés dans leur personnage, et ne trouvaient même plus rien à se dire, soulagés secrètement, malgré tout, d'avoir échappé au boudoir enfumé où les cris résonnaient trop bien. Le silence du jardin vide leur parut délicieux et chacun d'eux essaya de le préserver un moment...
Mais il était écrit que cet instant de rémission serait fugitif et bref. Jason venait d'allumer un nouveau cigare quand le bruit d'une course résonna sous la galerie. Presque aussitôt, Gracchus surgit, hors d'haleine, rouge d'avoir couru et sa tignasse couleur de carotte raide d'émotion. De toute évidence, il apportait une nouvelle qui n'avait rien d'agréable.
— Le brick ! s'écria-t-il du plus loin qu'il aperçut les deux hommes. Il n'est plus à son poste d'amarrage !
Jason changea de couleur et, comme le garçon, parvenu au bout de ses forces, s'abattait presque sur sa poitrine, il le prit aux épaules pour l'obliger à se redresser.
— Que dis-tu ? On l'aurait volé ?
Gracchus fit signe que non, ouvrit la bouche comme un poisson tiré hors de l'eau, cherchant à reprendre son souffle, déglutit péniblement puis, finalement, réussit à articuler :
— Les sauvages... l'ont mis... en quarantaine ! Il est maintenant... ancré en plein... milieu du Bosphore, près de la tour de la Fille[14]...
— En quarantaine ? s'exclama Jolival. Mais pour quelle raison ?
L'ex-commissionnaire de la rue Montorgueil haussa les épaules avec rage :
— Paraîtrait qu'un des hommes qui le gardaient vient d'y mourir du choléra et de façon tout à fait subite. On a aussitôt brûlé le corps sur le quai, mais les autorités du port ont exigé que le navire soit conduit en quarantaine. Quand nous sommes arrivés, avec Mr O'Flaherty, il venait tout juste de quitter son mouillage, conduit par l'un des pilotes du seigneur Turhan qui a été forcé de s'exécuter. Ah ! pour une catastrophe, c'est une catastrophe ! Qu'est-ce qu'on va faire, monsieur Jason ?
Le matin précédent, Gracchus-Hannibal Pioche, qui avait retrouvé son héros favori avec une joie telle que la déception de leur dernière rencontre avait fondu comme beurre au soleil (il avait d'ailleurs reçu de Jolival toutes les explications désirables à ce sujet) avait été envoyé par Jason à la recherche de Craig O'Flaherty pour lui demander de constituer un équipage.
En effet, contrairement à ce que l'on aurait pu penser, l'ancien second de la Sorcière n'avait pas quitté Constantinople. Son âme irlandaise s'était éveillée à la poésie colorée de la triple cité... et à l'intérêt que pouvait présenter certaine contrebande de vodka russe et de vins de Crimée pour un homme possédant un tant soit peu le sens des affaires...
Livré à lui-même après qu'Achmet Reis eut ramené le brick et une partie de ses passagers dans la capitale ottomane, O'Flaherty s'était un moment demandé ce qu'il allait faire. Il lui était possible, bien sûr, de s'engager sur l'un ou l'autre des vaisseaux anglais qui, telle la frégate Jason, relâchait assez régulièrement dans la Corne d'Or, et de regagner l'Europe. Mais son âme irlandaise, toujours elle, se hérissait à la seule idée de respirer sur un pont anglais, même avec la perspective de retrouver la mère patrie.
Et puis, en dehors du fait qu'il avait gardé de bonnes relations avec l'ambassade de France, où il retrouvait assez régulièrement Jolival, quelque chose de plus fort que lui le rattachait au navire américain. Il l'aimait un peu comme s'il eût été son enfant et, ayant appris que la Sultane Haseki l'avait racheté pour le rendre à Marianne, il avait copié son attitude sur celle de la jeune femme, attendant comme elle le retour de Beaufort... avec tout de même un peu plus de philosophie, mais avec une foi entière.
Les premiers temps de son attente avaient été difficiles, car il ne savait que faire, partageant son temps et son peu d'argent entre les divers cabarets de la ville et le théâtre d'ombres chinoises de la place du Sérasquier, qui charmait son cœur naïf. Il en avait été ainsi jusqu'au jour où son goût des boissons fortes l'avait amené dans certaine taverne de Galata où se réunissaient les plus fermes soutiens de Bacchus sur la rive européenne.
Il y avait rencontré un Géorgien des environs de Batoum, un certain Mamoulian, qui essayait d'oublier, dans les fumées des vins italiens ou grecs, une guerre qui le ruinait lentement. En effet, tant que les hostilités dureraient entre la Porte et le gouvernement du tsar Alexandre Ier, son fructueux commerce d'importation de vodka resterait en sommeil, car il ne trouvait plus aucun marin digne de ce nom pour accepter le risque de conduire son bateau dans les eaux russes.
Une sympathie, née spontanément après quelques bouteilles partagées, avait uni les deux hommes et l'on s'était mis d'accord pour une association momentanée. La guerre, en effet, tirait sur sa fin et, d'autre part, O'Flaherty ne voulait pas s'engager pour un temps déterminé pour ne pas excéder la durée du séjour du brick à Constantinople.
Laissant donc à Jolival son adresse au cabaret de San Giorgio où il avait fini par prendre ses habitudes, l'Irlandais s'était lancé joyeusement dans deux voyages couronnés de succès qui lui avaient permis de remplir agréablement son escarcelle et de trouver le temps beaucoup moins long...
Fort heureusement, il venait de rentrer du second et se trouvait tout justement à Galata quand Gracchus, porteur de la nouvelle du retour de Jason et de ses premiers ordres, était venu frapper à sa porte. Tout heureux, Craig O'Flaherty avait commencé par célébrer l'événement avec une glorieuse rasade d'un vieux whisky parvenu Dieu sait comment entre ses mains, puis, traînant Gracchus après lui, il s'était hâté de franchir la Corne d'Or et de courir au quai du Phanar où l'attendait la déconvenue que l'on sait.
Tout le jour, le Parisien et l'Irlandais avaient couru pour savoir où le brick serait ancré, tant et si bien que le coucher du soleil les avait surpris du mauvais côté de la Corne d'Or et les avait contraints à passer la nuit dans une taverne grecque, en grand danger d'être ramassés par les cavas.
Ils s'y étaient lamentés tout leur saoul autour d'un vin résiné qui leur avait donné un violent mal de tête et, dès le coup de canon de l'aube, ils s'étaient jetés dans une pérame pour gagner l'autre rive et venir rendre compte de leur mission.
Sans répondre à la question angoissée de Gracchus, Jason se contenta de demander :
— Où as-tu laissé Mr O'Flaherty ?
— Chez le concierge... je veux dire le capidji[15]. Comme il ne connaît pas Turhan Bey, il n'a pas osé pénétrer dans le palais. Et il attend vos ordres là-bas.
— J'y vais moi-même. Je le ramènerai. Nous avons une décision à prendre. Et cet enfant qui n'arrive pas...
— Mon Dieu, c'est vrai, s'exclama Gracchus. Avec tout ça j'oubliais le bébé. Est-ce qu'il n'est pas encore là ?
— Eh non ! lit Jolival. Il... ou elle – car après tout rien n'assure que ce sera un garçon – se fait beaucoup attendre...
— Est-ce que... ce n'est pas dangereux, une aussi longue attente ?
Jolival haussa les épaules.
— Je ne sais pas. Dieu veuille que non !...
Il ne le voulait pas. Car, à la minute précise où le vicomte prononçait ces mots chargés d'inquiétude, Rébecca dont les longues mains, habiles et souples, avaient plongé dans le corps même de sa patiente pour retourner l'enfant qui se présentait mal, délivrait enfin Marianne.
La malheureuse avait tant souffert que l'opération ne lui avait arraché qu'un cri faible, suivi d'une bienheureuse perte de conscience. Elle n'entendit pas le premier vagissement, singulièrement vigoureux, du bébé dont Rébecca, à petites tapes sèches, claquait les fesses. Et pas davantage l'exclamation ravie de dona Lavinia :
— C'est un garçon ! Doux Jésus ! Nous avons un fils...
— Et un garçon magnifique, renchérit la Juive. Je gagerais qu'il pèse près de neuf livres. Il sera un homme superbe. Allez prévenir ces deux idiots qui fumaient comme une cheminée dans la pièce voisine. Vous les trouverez sans doute dans la galerie...
Mais la fidèle gouvernante des Sant'Anna ne l'écoutait plus. Elle était déjà hors de la chambre, ramassant ses jupons amidonnés pour courir plus vite et se précipitant directement vers le pavillon du prince. Tout en courant, elle riait, pleurait et marmottait tout à la fois, possédée par une trop grande joie qu'elle voulait partager bien vite.
— Un fils ! balbutiait-elle. Il a un fils... C'en est fini du malheur. Dieu a eu enfin pitié de lui...
Cependant, tandis que Rébecca procédait à la première toilette du nouveau-né, Marianne reprenait connaissance entre les mains de Djelal Osman Bey. Le médecin, enfin sorti de son immobilité fataliste, s'était précipité pour faire émerger la jeune femme d'une syncope qu'il jugeait dangereuse. La vie d'une femme capable de mettre au monde un fils tel que celui qui était né, devenait singulièrement précieuse.
En ouvrant les paupières, le regard vague de Marianne capta un visage brun prolongé d'une barbiche noire qu'elle identifia aussitôt.
— Docteur !... souffla-t-elle. Est-ce que... ce sera encore long ?
— Souffrez-vous donc encore ?
— N... on ! Non... c'est vrai, je n'ai plus mal !
— C'est tout naturel puisque tout est fini.
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