— Fi... ni ?
Elle décomposait le mot comme pour mieux en saisir la signification, sensible surtout à l'apaisement bienheureux que connaissait son corps supplicié. Fini ! L'atroce douleur était finie. Cela voulait dire que la torture ne recommencerait pas et qu'elle, Marianne, allait enfin pouvoir dormir...
Mais le visage se pencha davantage et elle perçut l'odeur d'ambre qui se dégageait des vêtements.
— Vous avez un fils, dit le médecin plus doucement encore, mais avec une nuance de respect. Vous avez le droit d'être heureuse et fière, car l'enfant est magnifique...
Une à une ses paroles atteignaient leur but, prenaient leur sens. Lentement, les mains de la jeune femme glissèrent le long de son corps... En constatant que la monstrueuse enflure avait disparu, que son ventre était redevenu presque plat, un flot de larmes jaillit de ses yeux.
C'étaient des larmes de joie, de soulagement et de gratitude envers une Providence qui avait eu pitié d'elle. Comme le disait le médecin, c'était fini. Jamais le mot « délivrance » ne s'était chargé d'une plus profonde signification.
C'était comme si les parois d'une cage de fer dressées entre Marianne et un merveilleux paysage ensoleillé s'étaient effondrées tout à coup. Elle était libre. Libre enfin ! Et ce mot-là aussi c'était comme si elle venait de le réinventer.
Mais Rébecca qui revenait, l'enfant dans les bras, se méprit sur le sens des pleurs qui roulaient sur le visage de la jeune femme, pareils à une petite fontaine triste.
— Il ne faut pas pleurer, dit-elle doucement. Vous avez fait le bon choix car c'eût été pitié que perdre un enfant tel que celui-ci. Voyez comme il est beau...
Elle avançait déjà ses mains et leur douce charge mais, soudain, le réflexe se déclencha, brutal... Pour éviter de voir, Marianne tourna brusquement la tête, serrant les mâchoires.
— Remportez cela !... Je ne veux pas le voir !
La Juive fronça les sourcils, choquée, malgré sa grande habitude des imprévisibles réactions féminines, par la violence du ton. Même quand un enfant n'était pas désiré, la plus obstinée, la plus dure aussi se mettait à fondre d'orgueil et de bonheur quand elle avait donné le jour à un fils. Comme si elle avait mal compris, elle obligea Marianne à préciser :
— Vous ne voulez pas voir votre enfant ?
Mais maintenant la jeune femme serrait les paupières avec une obstination désespérée. On aurait dit qu'elle avait peur de ce qu'elle risquait de découvrir. Sa tête roula sur l'oreiller dans la masse humide des cheveux qui s'y étalaient comme des algues.
— Non ! Appelez dona Lavinia... C'est elle qui doit s'en occuper. Moi, je voudrais dormir... dormir. Je ne désire rien d'autre.
— Vous dormirez plus tard, coupa Rébecca sèchement. Vous n'êtes pas encore entièrement délivrée. C'est l'affaire d'une demi-heure environ.
Elle allait déposer l'enfant dans un grand berceau de bois doré que deux servantes venaient d'apporter, quand Dona Lavinia revint.
La gouvernante avait les yeux pleins de ciel. Sans paraître voir quoi que ce soit d'autre, elle marcha droit au lit, s'agenouilla au chevet comme elle l'eût fait devant un autel et, prenant la main abandonnée sur le drap, elle la porta longuement à ses lèvres qui tremblaient.
— Merci ! balbutia-t-elle. Oh ! Merci... notre princesse.
Gênée par cette gratitude qu'elle n'avait pas l'impression de mériter réellement, Marianne voulut retirer sa main sur laquelle coulaient des larmes.
— Par pitié ! Ne me remerciez pas ainsi, dona Lavinia ! Je... je n'en suis pas digne. Dites-moi seulement... que vous êtes heureuse. Cela me paiera de tout...
— Heureuse ? Oh ! Madame…
Incapable d'en dire davantage, elle se relevait, faisait face à Rébecca et, solennelle, tout à coup, elle tendit les bras :
— Donnez-moi le prince, ordonna-t-elle.
Le titre frappa Marianne. Elle réalisa tout à coup ce que cette petite chose, à laquelle dans sa rancœur elle s'était refusée jusqu'alors à donner le nom d'enfant, tant qu'elle s'abritait dans le mystère de son corps, que cette entité sans définition avait pris de nouvelles dimensions en venant au jour. C'était l'Héritier ! C'était l'espoir d'un homme qui, depuis sa naissance dramatique, payait pour la faute de quelqu'un d'autre, d'un être assez malheureux pour accueillir avec reconnaissance le fruit d'un autre... et de quel autre ! Sur ce petit paquet de linges fins et de dentelles que dona Lavinia serrait sur son cœur avec autant d'amour et de respect que s'il eût été l'Enfant-Dieu, reposaient des siècles de traditions, le poids d'un grand nom, des terres immenses, des domaines et une fabuleuse fortune...
A la voix mauvaise et lourde de rancune qui dans le fond de son cœur soufflait « c'est le fils de Damiani ! l'enfant monstrueux d'un misérable dont la vie ne fut qu'un tissu de crimes »... à cette voix répondait celle, tranquille et grave, de la gouvernante, qui affirmait : « C'est le prince ! Le dernier des Sant'Anna et rien ni personne ne pourra plus y changer quoi que ce soit ! »... Et c'était la calme certitude de l'amour et de la fidélité qui l'emportait, de même que, lorsque s'affrontent l'ombre et la lumière, c'est la lumière qui finit toujours par triompher.
Debout, dans le rayon de soleil qui se déversait dans la chambre, dona Lavinia avait pris dans un coffret un flacon d'or ancien qui brillait d'un éclat assourdi. Elle préleva sur un linge fin une infime parcelle de ce qu'il contenait et en frotta les lèvres du bébé.
— Cette farine de froment vient de vos terres, monseigneur. Elle est le pain dont vivent tous ceux qui sont vôtres, serviteurs ou paysans. Ils le font croître pour vous, mais vous devrez toute votre vie veiller à ce qu'il ne leur fasse jamais défaut.
Elle répéta les mêmes gestes et presque les mêmes paroles avec un autre flacon, tout semblable, mais qui contenait le sang même de la terre toscane : un vin sombre, rouge et épais comme le flux vital.
Quand ce fut fini, la vieille femme se tourna de nouveau vers le lit où Marianne, fascinée malgré elle, avait suivi chacune des phases de cette étrange scène, dont la simple solennité avait la ferveur d'une messe.
— Madame, demanda-t-elle avec émotion, le curé de l'église Sainte-Marie-Draperis sera ici dans un instant pour ondoyer le jeune prince. Quel nom Votre Altesse Sérénissime souhaite-t-elle donner à son fils ?
Prise de court, Marianne se sentit rougir. Pourquoi donc dona Lavinia l'obligeait-elle à jouer ce rôle de mère dont elle ne voulait pas ? La vieille femme de charge ignorait-elle donc que cette naissance faisait partie d'un accord passé entre son maître et celle en qui elle s'obstinait à voir sa maîtresse, d'un accord qui préludait à une séparation définitive ? Ou bien voulait-elle l'ignorer ? C'était cela sans doute, car elle n'essayait même pas d'approcher l'enfant de sa mère... Pourtant, il fallait répondre.
— Je ne sais pas, murmura Marianne. Il me semble que ce n'est pas à moi de choisir... Ne vous a-t-on fait aucune suggestion à ce sujet ?
— Si fait ! S'il agrée à Votre Altesse Sérénissime, le prince Corrado aurait souhaité que l'enfant portât le nom de son aïeul : Sebastiano. Mais la coutume veut qu'il porte également le nom de son grand-père maternel.
— Don Sebastiano n'était pas le père du prince Corrado, mais son grand-père, il me semble.
— En effet. Cependant il ne souhaite pas que le nom du prince Ugolino soit porté de nouveau. Voulez-vous, Madame, me dire le nom de votre père ?
C'était comme les dents d'un piège qui se refermaient sur Marianne. Dona Lavinia savait ce qu'elle faisait et, délibérément, elle tentait de rattacher, fût-ce par force, la mère de l'enfant à une famille qu'elle voulait quitter. Et jamais Marianne épuisée ne s'était sentie aussi faible, aussi lasse. Pourquoi la tourmentait-on avec cet enfant ? Pourquoi n'était-il pas possible qu'on la laissât enfin tranquille ?... Elle crut revoir, tout à coup, le portrait magnifique et hautain qui régnait sur son salon parisien : le marquis d'Asselnat de Villeneuve, dont la noblesse remontait aux Croisades, ne serait-il pas indigné dans l'au-delà guerrier où il se trouvait sans doute, que l'enfant de l'intendant Damiani reçût son prénom ? Mais, en même temps, comme si une force plus puissante que sa volonté la forçait à ce qu'elle considérait comme une démission, elle s'entendit répondre d'une voix qu'elle ne reconnut pas et qui appartenait déjà au domaine du rêve :
— Il s'appelait Pierre... Pierre-Armand...
Tout son subconscient révolté contre ce qu'elle estimait une lâcheté, elle aurait voulu lutter encore mais l'immense fatigue était la plus forte. Ses paupières pesaient comme du plomb et son esprit sombrait dans les brumes. Elle dormait déjà d'un profond sommeil alors même que Rébecca en finissait avec les soins nécessaires.
Un moment, dona Lavinia, les larmes aux yeux, considéra la mince forme, si mince et si frêle maintenant qu'elle semblait perdue dans ce trop grand lit. Se pouvait-il qu'en cette jeune créature épuisée il demeurât encore tant de résistance, tant de volonté ? Après une aussi dure épreuve, elle gardait assez de présence d'esprit pour repousser l'enfant, refuser de laisser s'émouvoir le trop puissant instinct féminin.
Avec douleur la vieille dame regarda le minuscule visage aux yeux clos niché dans le béguin de dentelles d'où dépassait une arrogante boucle noire.
— Si seulement elle acceptait de te regarder, mon petit prince... rien qu'une fois. Il ne lui serait plus possible de t'écarter d'elle. Mais viens ! Allons le voir, lui... Il t'aimera de tout l'amour qu'il ne peut pas donner. Il t'aimera... pour deux.
Laissant Rébecca, aidée d'une femme de chambre, achever l'installation de la jeune mère et le rangement de la chambre en désordre, elle enveloppa l'enfant dans une couverture de douce laine blanche et quitta la pièce sur la pointe des pieds. Mais, en traversant le boudoir, elle se heurta à Jolival qui arrivait en trombe, Jason sur les talons.
— L'enfant ! s'écria le vicomte. Il est là ? Nous venons d'apprendre sa naissance à l'instant... Oh ! Seigneur... C'est lui que vous portez ?
Le bon Jolival était au comble de la surexcitation La joie, une joie qu'il n'aurait jamais cru aussi forte, avait remplacé trop vite l'angoisse des heures précédentes. Il avait envie de rire, de chanter, de courir, de boire, de faire cent folies. Son affection pour Marianne lui faisait rejeter dans l'oubli, comme le faisait le prince lui-même, les circonstances de la conception du bébé pour ne plus voir que l'enfant de Marianne, le fils de sa fille adoptive. Et il découvrait d'un seul coup la joie merveilleuse d'être grand-père.
D'un doigt précautionneux, dona Lavinia écarta la couverture pour montrer la petite figure rouge qui dormait si paisiblement, ses poings minuscules bien serrés sur cette vie toute neuve qu'on venait de lui donner. Et Jolival sentit ses yeux se mouiller.
— Mon Dieu ! Comme il lui ressemble ! Ou plutôt, comme il ressemble à son grand-père !
Il avait trop contemplé le portrait du marquis d'Asselnat pour n'avoir pas saisi, aussitôt, la ressemblance frappante, même chez un enfant qui n'avait pas deux heures d'existence. Par une véritable faveur du ciel, le bébé n'avait rien, très certainement, qui rappelât son véritable père. L'empreinte maternelle était trop grande pour laisser place à la moindre trace étrangère et Jolival pensait qu'il était bon que ce petit fût un Asselnat beaucoup plus qu'un Sant'Anna. Il pensait aussi que cette ressemblance ne chagrinerait pas beaucoup le prince Corrado.
— C'est un enfant superbe ! s'exclama Jason avec un sourire tellement chaleureux qu'il entrouvrit pour lui le cœur rétif de la gouvernante. Le plus beau, sur ma foi, que j'aie jamais vu ! Qu'a dit sa mère ?
— Elle n'a pas pu ne pas le trouver beau, n'est-ce pas ? renchérit Arcadius sur un ton qui suppliait plus qu'il n'interrogeait.
Dona Lavinia serra l'enfant plus étroitement contre sa poitrine et regarda l'Américain avec des yeux désolés où revenaient les larmes.
— Hélas, Monsieur, elle n'a pas voulu seulement le regarder, ce pauvre petit ange. Elle m'a ordonné de l'emporter avec autant d'horreur que si c'eût été un monstre...
Il y eut un silence. Les deux hommes se regardèrent mais ce fut Jolival qui, sous le regard dur du corsaire, détourna la tête.
— Je craignais qu'il en fût ainsi, fit-il d'une voix enrouée. Depuis qu'elle se sait enceinte, Marianne a toujours farouchement refusé sa maternité.
Pour sa part, Jason ne fit aucun commentaire. Les sourcils froncés, un pli au coin de la bouche, il réfléchissait. Mais comme dona Lavinia, recouvrant le bébé, s'apprêtait à poursuivre son chemin, il l'arrêta.
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