— Je sais cela aussi bien que toi. J'avais réussi l'autre soir à recruter un semblant d'équipage pour quitter Constantinople. Ce soir, j'ai mieux : Craig O'Flaherty m'attend à Galata avec quelques hommes qu'il a pu trouver dans les cabarets de la ville. Ce n'est pas la crème, mais ce sont des marins et des Européens qui sont las de l'Orient. Enfin, si tu veux me confier le jeune Gracchus, je l'emmènerai : il désire s'embarquer avec moi...
— Gracchus ?...
Une peine amère envahit le cœur de Marianne. Ainsi Gracchus, lui aussi, voulait la quitter ? Depuis qu'elle avait pris racine dans la terre de France, le gamin de la rue Montorgueil, le petit-fils de la blanchisseuse de la route de la Révolte, était devenu pour elle beaucoup plus qu'un serviteur : c'était un ami fidèle, solide, sur lequel on pouvait compter. Il lui vouait un dévouement à toute épreuve. Mais Jason avait très vite attiré à lui une partie de ce cœur. Gracchus l'aimait presque autant qu'il aimait Marianne et il l'admirait profondément. Le voyage sur la Sorcière avait achevé d'ouvrir devant le jeune cocher la voie de ses rêves : la mer avec ses grâces et ses ruses, sa splendeur et ses périls. C'était une véritable vocation et Marianne, se souvenant de l'enthousiasme du garçon durant le combat contre les frégates anglaises sous Corfou, pensa qu'elle n'avait pas le droit de le contrarier.
— Prends-le ! décida-t-elle soudain. Je te le donne car je sais qu'il sera beaucoup plus heureux avec toi. Mais, Jason, pourquoi partir si tôt ? Pourquoi ne pas attendre un peu... quelques jours simplement afin que je puisse...
— Non, Marianne ! C'est impossible. Je ne peux pas attendre ! De toute façon, il me faudra partir clandestinement, prendre des risques, livrer bataille, peut-être, car les Anglais ne me laisseront pas quitter le port sans me donner la chasse. Ces risques-là, je ne veux pas te les faire courir. Quand tu seras remise, tu pourras t'embarquer tranquillement sur un bateau grec avec Jolival, revenir sans danger vers l'Europe. Là, tu possèdes assez d'amis parmi les gens de mer pour trouver un navire qui acceptera, malgré le Blocus et les croisières anglaises, de te faire franchir l'Atlantique.
— Je n'ai pas peur du danger. Aucun risque ne m'effraie si je le partage avec toi.
— Toi seule peut-être ! Mais, Marianne... as-tu oublié que tu n'es plus seule ? As-tu oublié l'enfant ? Veux-tu donc, à peine âgé de quelques heures, lui faire essuyer les dangers de la mer, le feu des canons, les risques d'un naufrage ? C'est la guerre, Marianne...
Elle retomba en arrière, échappant aux mains tendres qui la retenaient. Elle avait pâli tout à coup et, dans sa poitrine, quelque chose se serrait, lui faisait mal ! L'enfant ! Fallait-il qu'on le lui rappelât ? Et quel besoin avait Jason de se préoccuper de ce petit bâtard ? Imaginait-il donc qu'elle allait l'emporter avec elle dans cette autre vie qu'elle voulait claire, nette et propre ? Qu'elle élèverait le fils de Damiani avec ceux qu'elle espérait tant lui donner, à lui ? Pour gagner du temps, et parce qu'elle se sentait perdre pied, elle lança, farouche :
— Ce n'est pas la guerre ! Même dans ce pays du bout du monde, on sait qu'aucune déclaration d'hostilité n'est intervenue entre l'Angleterre et les Etats-Unis...
— Nous sommes d'accord. La guerre n'est pas déclarée, mais les incidents se multiplient et ce n'est plus qu'une question de semaines ! Sir Stratford Canning le sait bien qui n'aurait pas hésité à mettre l'embargo sur mon brick si le pavillon de Turhan Bey ne l'avait protégé. Préfères-tu que la déclaration me surprenne ici et que j'aille pourrir dans une geôle anglaise tandis que mes amis, mes frères, se battront ?
— Je veux que tu sois libre, heureux... mais je veux te garder.
C'était un cri de désespoir et, d'un élan, Marianne s'était jetée contre la poitrine de Jason, y enfouissait sa tête, serrant autour des solides épaules ses bras minces, si minces encore sous la peau presque transparente...
Désolé de ce chagrin qu'il lui fallait causer encore, il la serra contre lui, la berçant comme une enfant et caressant tendrement les frisons légers de sa nuque.
— Tu ne me garderas pas de cette manière, mon cœur. Je suis un homme, un marin et ma vie doit être conforme à ma nature. D'ailleurs... m'aimerais-tu vraiment si j'acceptais de demeurer caché dans tes jupes à l'heure du danger ? M'aimerais-tu lâche, déshonoré ?
— Je t'aimerais n'importe comment...
— Ce n'est pas vrai ! Tu te mens à toi-même, Marianne. Si je t'écoutais, ma douce, un jour viendrait où tu me reprocherais ma couardise. Tu me la jetterais au visage avec fureur, avec mépris... et tu aurais raison. Dieu m'est témoin que je donnerais tout au monde pour pouvoir demeurer à tes côtés. Mais je dois, maintenant, choisir l'Amérique.
— L'Amérique, fit-elle avec amertume ! Un pays sans limites... un peuple immense... A-t-il tellement besoin de toi, d'un seul parmi une telle foule d'enfants ?
— Elle a besoin de tous ! L'Amérique n'a conquis sa liberté que parce que tous ceux qui la voulaient se sont unis pour former un peuple ! Je suis de ce peuple libre... un grain dans le sable de la mer, mais ce grain, emporté par le vent de la désertion, se perdrait à jamais.
Maintenant, Marianne pleurait, à petits sanglots brefs et durs, s'accrochant de toutes ses forces à cette forme virile, à ce mur solide, à ce refuge qu'elle allait perdre une fois encore et pour combien de temps ? Car elle avait perdu, elle le savait bien. Elle l'avait toujours su. Dès les premiers mots qu'il avait prononcés, elle avait compris qu'elle allait livrer un combat sans espoir, qu'elle ne pourrait pas le retenir...
Les lèvres dans ses cheveux, il murmura comme s'il avait deviné sa pensée :
— Prends courage, ma douce ! Bientôt nous serons de nouveau ensemble. Même si les hasards de la guerre ne me permettent pas de t'accueillir quand tu mettras pied à terre sur le port de Charleston, tout sera prêt pour te recevoir... pour vous recevoir, le bébé et toi ! Il y aura une maison, des serviteurs, une vieille amie qui prendra soin de vous...
Le rappel à l'enfant avait crispé Marianne et, une fois de plus, elle refusa d'en parler, préférant s'en tenir à son angoisse personnelle.
— Je sais... mais tu ne seras pas là ! gémit-elle. Que vais-je devenir sans toi ?
Sans brutalité, mais fermement, il détacha les bras qui le retenaient, se releva :
— Je vais te le dire, fit-il.
Rapidement et avant même que Marianne, surprise par ce brusque départ, eût pu faire un geste pour le retenir, il quittait la pièce en laissant la porte ouverte derrière lui. Elle l'entendit traverser le boudoir en courant, appeler :
— Jolival ! Jolival ! Venez !...
L'instant d'après, il revenait, le vicomte sur les talons. Mais Marianne étouffa un cri en constatant qu'avec d'infinies précautions il portait dans ses bras un petit paquet blanc et mousseux au-dessus duquel s'agitaient deux minuscules choses roses...
Tout le sang de Marianne reflua vers son cœur et, comprenant que Jason lui apportait cet enfant dont l'approche lui faisait horreur, elle jeta autour d'elle des regards éperdus, cherchant puérilement un trou où se cacher, un refuge contre ce danger neigeux qui approchait dans les bras de celui qu'elle aimait.
Arrivé au pied du lit, il rejeta machinalement la mèche noire qui lui tombait sur un œil et offrit à la jeune femme terrifiée un large sourire triomphant :
— Voilà ce que tu vas devenir, ma douce ! Une adorable petite maman !... Ton fils te tiendra compagnie et t'empêchera de trop penser à la guerre ! Ce petit bougre saura te faire passer le temps plus vite que tu ne l'imagines.
Il contournait le lit maintenant, il approchait...
Dans un instant, il poserait l'enfant sur les couvertures... Ses yeux bleus brillaient, pleins de malice et, une seconde, Marianne le détesta. Comment osait-il ?...
— Emporte cet enfant ! gronda-t-elle entre ses dents serrées. J'ai déjà dit que je ne voulais pas le voir.
Il y eut un silence soudain, un silence énorme, si écrasant tout à coup que Marianne en fut effrayée. Sans oser seulement lever les yeux sur Jason par crainte de ce qu'elle pourrait lire sur son visage, elle répéta, beaucoup plus doucement :
— Essaie de comprendre ce qu'il représente pour moi... C'est... c'est plus fort que moi.
Elle s'attendait à un coup de colère, un éclat peut-être, mais la voix de Jason demeura paisible et ne varia pas d'un ton.
— Je ne sais pas ce qu'il représente pour toi... et je n'ai pas à le savoir. Non, non, n'essaie pas d'expliquer ! Jolival l'a fait surabondamment et je n'ignore plus rien des origines de cet enfant. Mais maintenant, je vais te dire ce qu'il représente pour moi : un beau petit bonhomme, bien bâti et vigoureux que tu as lentement construit et mis au monde avec tant de souffrance que la pire des fautes, si faute il y avait eu, s'en trouverait effacée, sanctifiée. Et surtout, il est ton enfant... à toi toute seule. D'ailleurs, il te ressemble.
— C'est vrai, appuya timidement Jolival. Il ressemble au portrait de votre père...
— Allons, regarde-le au moins ! insista Jason. Aie au moins le courage de le regarder, ne fût-ce qu'un instant. Ou alors, tu n'es pas une femme...
Sous-entendu : « Tu n'es pas la femme que je croyais. »
L'intention n'échappa nullement à Marianne. Elle connaissait trop l'intransigeant code d'honneur personnel de Jason pour ne pas flairer le danger. Si elle lui refusait ce qu'il réclamait et considérait visiblement comme un geste tout naturel, un mouvement d'âme normal, elle courrait le risque de voir se réduire, à la manière d'une peau de chagrin, la place qu'elle occupait encore dans son esprit... Une place qu'elle avait de bonnes raisons de croire moins importante et moins impérieuse que jadis. Il y avait trop longtemps que la vie lui faisait jouer, en face de Jason, un rôle peu flatteur.
Aussi capitula-t-elle sans condition.
— C'est bien, soupira-t-elle. Montre-le-moi puisque tu y tiens tellement !
— C'est vrai, j'y tiens ! approuva-t-il gravement.
Marianne pensait qu'il allait le lui présenter couché dans ses bras pour qu'elle pût lui jeter un coup d'œil, mais, se penchant vivement, il vint déposer son léger fardeau sur l'un des oreillers, tout contre l'épaule de sa mère.
Celle-ci frémit à ce contact inattendu, mais retint l'exclamation irritée qui lui venait ; Jason la tenait sous son regard, guettant sa réaction. Alors, tout doucement, elle se redressa dans son lit, se tourna sur le côté. Mais si elle reçut un choc en posant les yeux pour la toute première fois sur son fils, ce ne fut pas celui qu'elle attendait.
Non seulement, il n'y avait rien dans ce bébé qui rappelât son affreux géniteur, mais il était véritablement beau comme un chérubin et, malgré elle, le cœur de la jeune femme manqua un battement...
Dans l'assemblage absurde et compliqué de ses vêtements brodés, le petit prince dormait avec beaucoup de sérieux et d'abandon, ses petits doigts, semblables à de minuscules étoiles de mer, sagement étalés sur son lange de laine douce. Sous son bonnet garni de Valenciennes moussaient de fins cheveux noirs, légers comme un brouillard et qui bouclaient au-dessus d'une petite figure ronde dont le teint duveteux évoquait celui d'une pêche de vigne. Il devait faire quelque rêve agréable, car les coins de sa petite bouche frémissaient légèrement comme s'il s'essayait déjà au sourire...
Marianne, fascinée, le dévorait des yeux. La ressemblance avec le marquis d'Asselnat était indéniable. Elle tenait surtout à la forme de la bouche, au dessin du minuscule menton, déjà volontaire, et au grand front bien modelé qui annonçait l'intelligence.
En contemplant ce tout petit personnage dont elle avait eu tellement peur, Marianne eut la sensation que quelque chose s'agitait en elle, quelque chose qui avait des ailes et qui cherchait à se libérer. C'était comme si une autre naissance s'était préparée à son insu, dans le secret, née d'une conspiration entre son cœur et son esprit, une force inattendue qui se levait et qui ne lui demandait pas si cela lui convenait.
Avec une espèce d'appréhension, elle avança un doigt précautionneux et, tout doucement, avec la légèreté d'un papillon, elle toucha l'une des petites mains. C'était un geste timide qui n'osait pas s'avouer une caresse... Mais brusquement la menotte s'anima, écarquilla ses petits doigts et les referma sur celui de sa mère qu'elle retint prisonnier avec une fermeté inattendue chez un nouveau-né.
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